Laurent Grisel | « ...et j’ai vu que c’était un roman »


La nuit de Gigi est celle que passa Gigi, la mère de Gabrielle, dans la chambre de sa fille, une chambre de bonne située de l’autre côté de la cour, dans l’attente de sa fille disparue depuis presque une semaine, à penser à elle dans ses meubles, ses affaires, ses murs décorés – quelqu’un frappe doucement à la porte, non, ce n’est pas Gabrielle c’est sa voisine, du même âge que Gigi, elle avait vu un trait de lumière, elle s’était demandé si elle était rentrée – les deux femmes se parlent.
Les premières images de ce que sera ce roman se forment fin 2015. Dominique Dussidour note dans son journal, le 9 décembre : « Le prochain roman ne devra pas tenir compte du climat social et politique qu’il y a actuellement en France – s’il veut survivre comme roman, c’est-à-dire comme voie d’accès à ce que je ne sais pas. »
L’intervalle entre l’attente évidente du roman et les premières lignes, les premières images notées, va de décembre 2015 à janvier 2016. Le 23 juin 2016 nous recevons, Cécile Wajsbrot et moi, ce qui est alors le tout premier chapitre, maintenant le premier chapitre de la deuxième partie, cette scène qui illumine de sa lumière bleue et d’or tout le roman, l’ouverture d’un œuf à la coque, l’envolée d’un loriot.
 Elle travaille à son roman jusqu’en septembre 2018, la maladie qui couvait prend alors toutes ses forces. Dans les rares moments de répit elle réussit, au prix de durs efforts de concentration, à reprendre ce qui devait l’être.
Dominique Dussidour s’est éteinte le 17 avril 2019. Ce jour-là, nous avons lu, Cécile Wajsbrot et moi, comme entendu quelques semaines plus tôt avec Dominique, des extraits de son Sade romancier dans une librairie du boulevard Raspail, à Paris. Deux heures auparavant nous avions appris son décès.

Avant de commencer un travail d’ampleur il fallait qu’elle ait tout rangé. Avant l’écriture de ce qui serait La Nuit de Gigi, dans son deux-pièces, au dernier étage d’un de ces immeubles en briques de l’entre deux guerres, les HBM, les habitations à bon marché de la ceinture de Paris, de sa fenêtre elle voyait la tour Eiffel, elle avait complètement réinstallé sa bibliothèque, beaucoup des fictions annotées, de grands rayons de ses auteurs étudiés entièrement, Virginia Woolf, Pierre Guyotat, Yves Navarre, William Faulkner – qui vient aimablement discuter avec l’autrice dans un chapitre du Risque de l’histoire, « Engendrement des récits, couloirs obscurs », – tout Sade – et pour saisir comment elle lisait il faut regarder le dossier d’écriture de son Sade sur remue.net.
Il fallait faire le vide avant d’entrer dans l’inconnu. « Il s’agit que ce qui entoure cède la place à l’espace du roman en cours. À son texte et à ses images à lui. Pas seulement. C’est aussi son corps qu’il faut vider. De ses pensées de soi et sur soi, sur le monde, sur soi dans le monde ; sur ce qu’on fait et pourquoi et comment ; sur le romanesque et la littérature. Court-circuiter les savoirs, les identités, les affects. Couper les fils. Il est possible alors qu’on arrive à visualiser la zone située aux deux tiers supérieurs de la nuque qui vous fera redresser le crâne et présenter un front buté, à partir de quoi on commencera à écrire [1]. »
Entre les romans de la trilogie DONT ACTES, un des sommets de son art, de 1993 à 2007 quatorze années de travail, elle écrivit un récit : Les Matins bleus, autour de la mort de sa mère, les parentés, la vie passée de mère à filles ; un essai biographique : Si c’est l’enfer qu’il voit – dans l’atelier d’Edvard Munch, être dans la main, bras, corps entier qui trace, qui étale la couleur, qui fend la matière jusqu’à la toile, être l’œil qui établit l’existence dans les verticales, se connaître soi-même comme narratrice et comme femme d’images.
Avant La Nuit de Gigi il y eut aussi S.L.E., récits d’Algérie. L’Algérie, elle y travailla comme institutrice, elle y vécut accueillie par sa belle-famille. Portrait affectueux de « Ma belle-mère qui était analphabète », enthousiaste et familier de l’oncle contrôleur des chemins de fer qui rêve en vrai rouler dans les airs jusqu’à Paris.
Ces livres, de non-fiction, à chaque fois un décalage, une ressource.
Et elle écrivit les nouvelles de Flora et les sept garçons, à toute vitesse. Des histoires de jeunes femmes, de jeunes filles qui s’évadent, qui se sauvent. Léa, fille de Cronos, le dieu qui mange ses enfants, « monte dans un taxi, puis, gare de Lyon, dans un TGV... » ; elle disparaît. Cette vitesse c’est celle de l’allégresse, de l’énergie, de l’insolence, de l’urgence d’être libres. Mais si l’une de ces enfants, jeune filles, jeunes femmes qui se sauvent finalement sombrent, disparaissent, pourquoi, comment cela est-il arrivé ? que se passe-t-il pour ceux qui restent ?
Enfin, avant ce qui allait être son dernier roman, elle avait écrit son Sade. Il le fallait. La lecture des 120 journées, très tôt dans vie d’écrivaine, fut un choc : comment est-il possible d’inventer quelque chose de ce genre ? Qu’est-ce que la fiction ? Répondre à ces questions c’était explorer ses propres raisons d’écrire. Cet ultime essai biographique répondait à un de ses premiers livres, Journal de Constance : femme du duc et fille de Durcet. L’intelligence de ce qu’elle appelait « la forêt des romanesques contraintes » fut l’affaire de sa vie.
Création des images, Algérie, liberté des enfants et des filles, exploration des raisons de la fiction, rangement de la bibliothèque – Dominique Dussidour avait tout écrit et exploré et éclairci, rangé, posé, pour que le roman de Gabrielle et de Gigi soit possible. Place et vide étaient faits pour le roman à venir.

Chaque roman est une invraisemblable dépense d’énergie, une épreuve. C’est à cause des personnages. Elle les rencontre partout, souvent dans la rue, au café, et elle les accompagne. Dans son journal, le 7 juillet 2007 [2] : « Un matin au café, l’homme qui avait demandé à téléphoner et qui était ressorti de la cabine en hurlant de douleur. Bousculant tout le monde, les serveurs, les consommateurs. Courant. Pleurant. Son histoire. Cette scène. Les mots, les gestes qui ont tant de difficulté à arriver là où ils seraient accueillis, entendus, repris. La distance inimaginable que doit parcourir la parole qui s’adresse avant qu’elle parvienne à son destinataire. Trouve personne. Alors s’en va, s’écarte, s’évade. La parole qui ne parvient que des dizaines d’années plus tard. Pas à la personne à qui elle était destinée. Hors la situation qui l’avait fait naître. Recueillir les paroles perdues, égarées, comme les garçons perdus du Caire et les pas perdus dans les gares. Les écouter, raconter leur histoire. Ce qu’elles veulent dire. Leur créer des circonstances, leur installer un corps, un visage en vis-à-vis, un sourire, une banquette de café où on les écoutera, où leur errance cessera, se posera un moment. Disposer quelques miroirs ici et là, dehors un boulevard et sa circulation automobile, quelques accessoires, des consommations sur la table. Que tout semble ordinaire. Sans danger. Neutre. Normal. Et que la parole perdue arrive. Cesse de s’adresser en vain à n’importe qui. »

Gabrielle enfant, adolescente, jeune adulte qui fait de la géomancie dans un cabinet de conseil en marketing, est le personnage central de La Nuit de Gigi. Elle ne hurle pas. Dès les premières lignes nous l’attendons. Ses paroles perdues existent dans le vide créé par son absence. Elles existent dans les souvenirs, dans les appels de sa mère, de ses amis, de son grand-père, de son amie la violoncelliste voisine des chambres de bonne.
La Nuit de Gigi est de tous les romans de Dominique Dussidour le plus dense, le plus fulgurant, il se déroule en un temps limité et serré, celui de la tragédie.
Elle y alla à son allure, romanesque, physique. À la découverte. À la façon de Courbet, selon la fameuse anecdote rapportée par Cézanne à J. Gasquet : « [Courbet] posait son ton, sans savoir que c’était des fagots. Il demanda ce qu’il représentait, là. On alla voir. Et c’était des fagots. »
Que s’est-il passé ? Comment Gabrielle a-t-elle disparu ? Elle ne savait pas. Dans les toutes dernières semaines d’écriture, par un ultime rebondissement, c’est Gigi qui lui permet, en rêve, d’y accéder.
Elle avait noté dans son journal, le 3 octobre 2016 : « Je crois que le roman que j’écris est le roman que je voulais écrire ».


« ...et j’ai vu que c’était un roman » est le titre d’un article de Dominique Dussidour paru ici même le 25 février 2014 : https://remue.net/et-j-ai-vu-que-c-etait-un-roman-Dominique-Dussidour.

Dominique Dussidour
La Nuit de Gigi
La Table ronde, avril 2022
ISBN : 9791037107282
Plus d’informations ici : https://www.editionslatableronde.fr...

3 avril 2022
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[1Journal du compte à rebours, « Jeudi 12 juillet 2007, matin » : https://remue.net/Journal-du-compte-a-rebours-12.

[2Journal du compte à rebours, « Samedi 7 juillet, matin » : https://remue.net/Journal-du-compte-a-rebours-7