Le liquide à droite, le solide à gauche

Me croirez-vous si je vous dis que je suis allée déjeuner au restaurant cette semaine ?
C’était après notre rituel atelier d’écriture avec les élèves de TR2, à l’invitation de Marie Fereyrolles, la fabuleuse enseignante de français-histoire géo qui m’accueille au lycée dans le cadre de cette résidence. La veille, elle m’avait laissé le choix entre deux menus :

Potage Conti et croustilles
Enroulé de merlan à la Duxelles, crumble de potiron, purée Parmentier
Dessert pâtissier

ou
Feuilleté soleil
Fricassée de volaille au Maroilles, pommes caramélisées, riz pilaf, légumes
Tarte au chocolat pralin

Deux menus entièrement préparés par les élèves cuistots et pâtissiers, et servis par les apprentis serveurs dans une salle du bâtiment qu’on appelle ici « le château », lieu normalement dédié à la réception du public – pour que les élèves puissent réellement se trouver en « simulation professionnelle » – et qui pour l’heure n’est accessible, en nombre limité, qu’au personnel du lycée.
Marie souhaite profiter de ce déjeuner pour me présenter Maxime, un professeur nouvellement arrivé dans l’établissement, avec lequel nous allons lancer un autre projet d’écriture.
Lorsque nous nous présentons à midi à l’entrée du château, nous sommes accueillis par un élève de seconde bac pro, surveillé du coin de l’œil par son professeur.
– Bonjours messieurs-dames, avance timidement l’élève en tenue de service, cravate fuschia tranchant sur le noir du costume.
– Ah non non non, coupe immédiatement le professeur. Qui est-ce qu’on salue en premier ?
– Ah oui… pardon (le serveur prend une courte inspiration) : Bonjour mesdames-messieurs.
– Ah non non non, ce n’est toujours pas ça.
– …
– Regarde bien.
– …
Voyant l’élève désemparé, le professeur compte sur ses doigts : alors, nous avons face à nous deux femmes et un homme, n’est-ce pas ? Donc, qu’est-ce qu’on doit dire, dans ce cas ?
– Bonjour mesdames… et bonjour monsieur, reprend l’élève d’une voix qui tremble un peu.
– Voilà ! Très bien, à présent, une petite formule de bienvenue.
– …
– Choisis ce que tu veux, par exemple « Ravi de vous accueillir au château des Coudraies » ou « Bienvenue au château des Coudraies », un petit mot d’accueil simple et courtois.
– Bienvenue au château des Coudraies, répète docilement l’élève. Veuillez me suivre, je vais vous accompagner à votre table, poursuit-il tout en jetant des regards inquiets vers son professeur, qui marque par un hochement de tête son assentiment : c’est bon, nous pouvons franchir le seuil qui nous sépare de la salle de restaurant.

Seules deux tables sont dressées, pour respecter les restrictions sanitaires, mais… oh, quelle joie déjà ! Une belle nappe blanche, des serviettes soigneusement pliées, des verres à pied, et ce jeune homme qui nous devance et tire une chaise en guise d’invitation à s’asseoir – « juste une, ça suffit, pas besoin de les tirer toutes ! » commente le prof en le coupant dans son élan qui voulait bien faire.
Nous remercions chaleureusement, emplis de gratitude, ce jeune homme qui sort son calepin pour nous proposer un cocktail. Un cocktail ? On a droit à un cocktail ? Mais oui, et même du vin… Rhooo, mais depuis combien de temps personne ne nous a proposé un cocktail ! Nous nous extasions, nous sommes aux anges, un large sourire s’étend sur nos trois visages, nous savourons notre chance de pouvoir jouer, le temps d’un déjeuner, à « on va au restaurant ».

Outre le plat délicieux que l’on va nous servir, outre la puissance du cocktail à laquelle nous ne sommes plus habitués, ce déjeuner nous semble également savoureux parce qu’il nous donne à voir l’envers du décor : nous observons à quel point le service est un art de la précision, extrêmement codifié et rigoureux.
Le professeur garde l’œil sur chaque détail : l’emplacement des objets sur la table – nous apprenons à l’occasion la fameuse formule « Liquide à droite, solide à gauche », qui permet de toujours savoir où poser les choses : salade d’accompagnement à gauche, tasse de café à droite, etc. –, le mode d’empilement des assiettes sur chaque main, au moment de servir ou de desservir – « Tu es droitier ? Alors tu prends les assiettes sales sur la main gauche et tu gardes la main droite libre pour quelque chose de plus important » –, la présence permanente d’eau, de pain et de vin sur la table – « S’il y a de l’eau, du pain et du vin, t’es tranquille même s’il y a un problème en cuisine, les clients peuvent attendre ! »

Lorsqu’on nous annonce le dessert – une forêt noire – nous sommes déjà repus de mets et de mots. La part de gâteau est colossale, aucun de nous trois n’en viendra à bout. Heureusement, aucun cours ne nous attend après le déjeuner, juste une réunion…

29 janvier 2021
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