Jérémy Liron | M - comme Marie-Claire Mitout, miroir et mémoire
« Le voyage est une espèce de porte par où l’on sort de la réalité comme pour pénétrer dans une réalité inexplorée qui semble un rêve. »
Maupassant« Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme, elles ont été seulement vécues. »
Annie Ernaux
J’ai quelque temps transporté un peu partout où j’allais, sur un petit carré de papier plié au fond de ma poche, une phrase de Mallarmé à laquelle j’accordais vaguement le rôle d’un talisman. Je me la répétais en marchant, la méditais comme on fait jouer dans ses doigts un galet, un ticket de métro, un bibelot de poche : « La nature a lieu, on n’y ajoutera pas ». Il y avait là une forme de sagesse obscure aussi définitive que celle des memento mori. Et toute nuance, tout développement passait après elle pour superfétatoire, anecdotique : « que des cités, les voies ferrées et plusieurs inventions formant notre matériel. » C’en était dit de notre orgueil, de nos remuements : ouvrages cosmétiques, détails inconséquents, exogènes.
Et en effet on pourrait en rester là ; au mystère nu de l’évidence. Quand bien même ce lieu serait difficilement localisable. S’en laisser envelopper. Se taire.
L’accepter.
Comme une éponge ou une huître, accrochée à son rocher, filtrant son milieu, sans passions.
Le reste n’est que danser autour, broder depuis : « Tout l’acte disponible, à jamais et seulement, reste de saisir les rapports, entre temps, rares ou multipliés ; d’après quelque état intérieur et que l’on veuille à son gré étendre, simplifier le monde. »
En cette phrase presque désabusée, je lisais en vérité formulé avec aplomb une préoccupation, un scrupule que j’avais et qui me taraudait. Comme tout un chacun je vivais des choses, multipliais continuellement les expériences, me laissais tantôt intriguer par une bizarrerie, tantôt charmer par le tableau d’un ciel de fin de journée, bercer par un geste, une musique ou un visage. Je sortais, voyais des amis, des expositions, lisais des livres. Je faisais des rencontres, éprouvais des sentiments. Chaque vie, de la naissance à la mort, est comme une traversée particulière et continue, une liste ininterrompue de faits entremêlés qui nous font tout autant traversant que traversés. C’était vivre, et y avait-il à y ajouter ? A quoi bon en faire le commentaire ?
Qu’avais-je besoin de photographier, de dessiner, de ruminer tout ça, d’en extrapoler des tableaux, de tenir journal, griffonnant continuellement remarques et observations, réflexions dans mes carnets ? Quel sens cela avait de rogner sur les nuits, de m’extraire des conversations légères, de musarder sous l’éclairage bistre des bibliothèques et me désespérant de la brièveté de l’existence comparé aux continents serrés sur les linéaires ?
Pourquoi dire après vivre ? Pourquoi faire écho ? Considérant des amis tout à leurs sorties du lendemain, au plaisir d’un verre en terrasse, le souci que j’avais de faire retour sur chaque chose pouvait passer pour une malédiction, une pathologie. Quel travers m’inclinait à surmodeler l’instant vécu, son vestige (comme en Papouasie ou au Vanuatu on surmodelait jadis les crânes pour leur redonner un visage ou comme le potier Dibutade modèle en argile la stèle mémorielle de celui qui est mort à la guerre et dont sa fille avait relevé, à la flamme d’une chandelle, la silhouette) ? Pourquoi doubler l’expérience primitive, pour travailler à toutes sortes d’ouvrages dérivés qui, faisant mine d’y retourner, ne faisaient en vérité que s’éloigner et trahir, broder inconséquemment ? Quel sens, quelle justification donner à ce petit théâtre intérieur, à ces jeux d’échos ? De quoi et à qui me faisais-je témoin ?
Pourquoi ne me suffisait-il pas d’être affecté tout naïvement ? Pourquoi ne se suffit-on pas de l’instant, de sa fugacité, de vivre dans le flux des choses, d’en jouir simplement ?
Pourquoi demande Pascal Quignard, sectionner, détacher, cueillir ? Pourquoi, comme l’écrit Horace, cueillir le jour ? « Ne vaudrait-il pas mieux vivre le moment qui passe, plutôt que l’arracher à l’intérieur des heures qui se suivent ? »
De quelles impérieuses pulsions est-on le sujet pour répondre en miroir à la prodigalité du monde et pour s’engager, à l’exemple de la nature, dans la production délirante de formes ?
Sans doute me souvenais-je vaguement que le bonheur de l’enfance tenait au fait que chaque geste alors était vécu dans un présent perpétuel sans scrupules ou presque (cette petite pierre qui, glissée dans une sandale, gênait la marche et empêchait d’aller librement). Et je mesurais comme cet état m’était désormais un paradis perdu, le lieu d’une nostalgie. Un temps je n’avais songé qu’à traverser le jour de jeu en jeu, en quittant un pour l’autre, sans rien sceller. Et les tours, les châteaux que j’érigeais ne se dressaient fièrement que pour retourner l’instant d’après au chaos, à la ruine, être joyeusement piétinés. Chaque brique de Lego, chaque Kapla retournait à la boite d’où il était sorti le matin.
En comparaison, il y avait dans mes ouvrages d’adulte, dans la façon de construire mon trésor, quelque chose d’un divertissement pascalien brouillant l’image édénique de l’infans, ce temps innocent d’avant le langage. À qui possède un marteau dit-on, chaque problème s’envisage sous la forme d’un clou. Ainsi nommais-je, comme dans la genèse, ces animaux qui n’avaient, après tout, que faire d’être nommés. Ainsi tirais-je le portrait de choses qui avaient peu à faire d’être portraiturées, faisant des exercices de style, me torturant pour inventer une façon nouvelle de faire.
Oui, désormais j’étais soucieux, inquiet, préoccupé, songeur. Occupé au-delà de mes matérielles occupations. Et la franchise simple, sans doute passablement fantasmée des premiers temps, avait fait place à la ruminatio, la lecture à voix basse, « support à la méditation et instrument de mémorisation ». Le présent n’occupait plus qu’une place congrue dans le système complexe des temps où l’entremêlement du passé et du futur, du conditionnel, bref des temps et des modes, tenait de la foire d’empoigne. Il ne s’agissait plus de vivre au jour le jour, mais d’avoir vécu, de ce que j’aurais pu vivre aussi et de ce que je pourrais vivre ou vivrais possiblement, de ce que j’eus voulu vivre un temps. De ce dont je me souvenais avoir rêvé, de ce que j’avais peut-être imaginé vivre et finalement de ce « roman colossal » en quoi le monde, disait Novalis, consistait.
Et puis il s’agissait de faire, continuellement. De démultiplier. D’exercer mes petites mains.
Et même, ce présent me semblait parfois être un prétexte à écrire ou peindre. Le sujet d’une exploitation étrange, perverse, qui consiste à vivre des choses pour pouvoir s’en rendre compte plus tard ou en faire la matière d’une œuvre, comme l’écrira Annie Ernaux : « Souvent j’ai fait l’amour pour déclencher l’écriture d’un livre. »
N’était-ce pas vivre par procuration ?
Sait-on toujours dire si l’on prend en photographie un paysage pour lui-même ou si l’on va à la rencontre de paysage pour exercer et nourrir notre pulsion photographique ?
Si nous ne sommes pas des sortes de Don Quichotte rendant la vie plus excitante, plus aventureuse en lui superposant l’imaginaire de romans de chevalerie ?
Si l’âme ou l’esprit comme l’avance Bergson sont toujours ancrés dans le passé, tandis que le corps est le lieu du présent, le développement de la conscience va de pair avec la sensation de chuter dans son propre passé, le présent donnant chaque jour davantage l’impression d’être insaisissable, fuyant. Il est cette brève irruption dès l’instant reléguée au passé. Pareil à ces paysages qui défilent à la fenêtre du train et qui dans un mouvement d’éclipse s’agrègent pour se dissoudre ou se déchirer.
Entrer dans la conscience du temps, c’est quitter en pensée son lieu naturel pour la considérer désormais du dehors comme on médite depuis des collines sur l’enchevêtrement industrieux de la ville avec ses artères, ses bretelles périphériques, son réseau, la colonie des voitures et des piétons qui le traverse et l’anime.
On ne se défait sans doute pas de l’enfance comme on remise un beau jour un vêtement désormais trop étroit. C’est quelque chose qui se fait par à-coups, voltefaces, alternances de curiosité et de regrets, appétit, tourments du deuil, déchirements. Souvent elle demeure comme ces membres fantômes qui dit-on font souffrir encore des années après ceux qui en ont été amputés. Comme un visage évanoui. Un continent perdu.
Et par un mouvement paradoxal, ce présent qui nous était naturel et invisible nous apparaît sitôt qu’on s’en éloigne, qu’il disparaît et nous manque. Il devient le foyer d’un désir avivé par le souvenir vague, l’intuition qu’on en a, et l’incapacité dans laquelle on est de s’y glisser comme si de rien. « La conscience, écrit Bergson, éclaire donc de sa lueur, à tout moment, cette partie immédiate du passé, qui, penchée sur l’avenir, travaille à le réaliser et à se l’adjoindre » et « le passé tend à reconquérir son influence perdue en s’actualisant. »
Étrange manège.
Il en est de même de ces instants que continuellement on quitte ou auxquels on est arraché. Ils nous apparaissent dans un mouvement de bascule ; ne se réalisent qu’en s’éloignant, se masquant les uns les autres. C’est aussi frustrant que de lire au livre de quelqu’un qui va plus vite que vous et ne vous laisse jamais arriver au bas de la page avant de la tourner.
J’y resongeais en quittant la dernière exposition de Marie-Claire Mitout. Exposition en réalité indissociable des précédentes et que je devrais plutôt désigner comme une version, un moment de cette grande exposition composée de la somme de toutes, à l’image de ces œuvres en réalité consubstantielles d’un grand tout qui se déploie depuis les prémices de son programme, c’est-à-dire depuis trente ans, et s’épaissit de chaque gouache qui vient s’ajouter aux précédentes. Je sortais d’avoir feuilleté ce grand livre d’images auquel on aime retourner comme on le fait parfois lové dans des couvertures un soir d’hiver entrouvrant l’album photo de l’été passé. Dans les yeux la rémanence de ses couleurs vives.
Oui il y a le sentiment que tout fuit, se dissout ou s’évapore dans la coulée du temps. Que tout nous échappe en somme parce que l’on n’en a pas mesuré réellement la valeur, pesé l’importance, fût-ce un détail en apparence insignifiant. Parce que la mémoire est incapable d’exhaustivité, de fidélité. Parce que l’on ne l’a pas objectivée. Posée devant soi, fixée dans ses contours.
Est-ce, comme l’écrit Annie Ernaux, que vivre sans rien retenir donne le sentiment que « les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme », qu’elles ont été « seulement vécues » ? Et que s’attache à cette sensation, quelque chose comme la marque désespérante de la vanité de l’existence ?
Ou est-ce qu’une vie, à tout prendre, ne nous suffit pas ? Qu’il nous est nécessaire, vital même de la doubler, de la multiplier par des jeux de miroirs à défaut de croire vraiment à la métempsychose ? Nos remuements travaillant à une sorte d’émulsion ?
D’où vient que vivre, une fois encore, ne nous suffise pas ?
Même achevé, l’homme est le fruit, écrit David Hume, de la conjugaison de la faiblesse et du besoin. L’instinct nous pousse à thésauriser, capitaliser, veiller à l’équilibre des dépenses et des recettes. Nous savons ce qu’il peut nous en coûter d’un déficit d’alimentation, de sommeil, d’un insuffisant renouvellement des générations. Nous avons la vague prémonition de seuils critiques, de possibles disettes et pénuries. Et sans doute ces intuitions ont leur part dans la peur inconsciente que nous avons de la perte, de la mort, de la fin. Et certains d’entre nous, plus intensément que d’autres possiblement, incorporent l’ombre de cette catastrophe, la revivent à leur échelle individuelle pour que cet élan néguentropique vital les pousse à prendre en charge cette économie des traces que nourrissent les artefacts.
Il nous faut alors juguler l’hémorragie. Contenir l’affaissement ou l’éboulement. Colmater les brèches, sauver ce qui peut l’être, veiller au grain, mettre de côté. Épargner.
Et faire des images tient à ces rituels magiques qui exhortent les obscures divinités qu’on imagine logées profondément dans les plis du monde et qui président à nos destins, pour que ces choses auxquelles on tient, émotions particulières, épiphanies, événements soient épargnées au moins d’une certaine manière par la lessive du temps. Pour que l’on puisse s’en nourrir encore. Pour que l’on puisse assouvir ce désir déraisonnable et quelque peu illusoire de remonter le cours du temps. Y revenir. S’assurer de loin en loin de leur réalité objective.
Pour que l’on puisse faire durer ce qui au naturel ne dure pas, passe continuellement, est déjà passé et qui pourtant, on le sent en soi, insiste sous forme de trace, de hantise, de désir contrarié, dans la mémoire. Pour s’assurer de, pour vérifier, pour en avoir le cœur net, pour en mesurer les implications, l’onde, les répercussions possibles, en sonder la nature profonde.
Parce qu’il est impensable, intolérable que nous soyons sans prise, jouets impuissants d’un mouvement indifférent qui n’a de cesse d’épuiser ce qui s’exalte, de mettre à terre ce qui s’érige et d’attaquer les montagnes mêmes pour les rabattre.
Que ne nous soit pas laissé le temps de comprendre, ni l’occasion d’une vue panoptique.
« Il s’est passé quelque chose qui nous a laissé malheureux, perplexe, interloqué », écrit Pierre Bergounioux. C’est cela possiblement qui fait écrire : « on y revient, en pensée, avec l’espoir de conjurer l’ombre où sont pris des moments, des êtres, des pensées », de les disputer au silence et à l’obscurité : une entreprise d’éclaircissement.
Rilke dans son essai sur Rodin a écrit de très belles choses à ce sujet, imaginant sur un mode mythologique les premiers objets créés de main d’homme. Très tôt écrit-il, on a formé des choses sur le modèle des choses naturelles, outils, récipients… « Et cela dut être une expérience curieuse de voir que ce qu’on a fait soi-même était reconnu avec les mêmes droits et la même réalité que ce qui existait. (…) Et, à peine était-ce fini et mis à l’écart, que c’était déjà une chose parmi les choses. » Cela vous regardait alors. Et, hasarde-t-il, de cette expérience si étrange et si forte on comprend que l’on ait entrepris ensuite de faire des choses « qu’en fonction de la durée ». Des choses promises à tenir dans le temps, le laissant sinuer sur leurs flancs, impassibles et fières.
Certains diraient qu’au contraire les images comme les récits participent du travail du deuil, marquent son acceptation, le rachètent. Qu’elles sont comme ces sarcophages qui, comme leur nom l’indiquent, se substituent au corps qu’ils consomment. Des façons de contrer le manque par une forme de jeu à somme nulle au cours duquel l’évocation de la chose perdue finit par la remplacer et en détourner le chagrin. Un tour de passe-passe.
Et nous sommes les idolâtres alors de ces nouvelles divinités dont on appelle les charmes. Des iconophiles invétérés nous soignant de nos pertes, du temps qui passe et emporte tout à grand renfort d’images. Nous y lisons comme en miroir, projeté sous nos yeux, le tissu de nos vies, les perles du collier qu’elles fabriquent quand on les considère ainsi. Et cela nous console du reste.
Chaque gouache de Marie-Claire Mitout agirait ainsi comme une ruse à l’égard des puissances obscures du temps, de son bras balayeur. Miniatures, elles sont des trésors mis à l’abri des moissons. Des sortes de reliques appelant le recueillement. Des lucioles perpétuant dans la nuit une lueur d’espoir, le souvenir de grands feux.
Et ce que l’artiste fait pour elle-même sauve aussi ce que l’on n’a pas su soi épargner ou reconnaître. On se souvient de ce qu’écrivait Walter Benjamin : « Irrécupérable est, en effet, toute image du passé qui menace de disparaître avec chaque instant présent qui, en elle, ne s’est pas reconnu visé. » C’est proprement vertigineux.
Alors, par un mouvement rétrospectif, elle tente de redessiner l’instant passé, son âme, sa teneur, sa physionomie ou le souvenir qu’elle s’en est fait. Ce ne sera jamais ça, on le sait, la réalité est proprement insaisissable, excessive, pluridimensionnelle. Du moins, les scènes délicates qu’elle fera rentrer dans ce modeste format de 21 par 29,7cm en donneront l’impression, comme les souvenirs nous donnent l’impression qu’on a un instant vécu les choses par-dessus notre épaule. Philippe Agostini en faisait la remarque dans un texte consacré à l’artiste : si ce qui nous est donné à voir est véridique, c’est à travers des filtres et par une mise à distance, une sélection, sur un mode narratif qui tendent à sublimer le réel.
Avec Fénéon on dirait que « le but de la peinture est de transposer le quotidien en un rêve logique. Figer dans la matière permanente une anecdote. » Et, dans un grand développement décoratif, sacrifie celle-ci à l’arabesque, « la nomenclature à la synthèse, le fugace au permanent, et confère à la nature, que lassait un peu sa réalité précaire, une authentique réalité. »
Bergounioux encore rappelle que « jusqu’à l’époque la plus récente, seuls les gens installés dans l’honneur social et l’opulence, les lieux imposants, palais, villes, intérieurs luxueux, auront trouvé un reflet dans le registre second, facultatif, admirable, légitimant des images. Le reste n’a existé qu’une fois et, par suite, n’a pas survécu. » Rares sont les chroniques des vies ordinaires, des gestes quotidiens et cela fausse en proportion le récit général.
Bien sûr, l’artiste appartient à cette classe sociale bourgeoise, relativement aisée pour épargner sur le travail alimentaire un temps de loisirs, de lectures, de voyages, pour quelques méditations abstraites. Et le plus humble échappe au récit des Plus belles heures qui, comme le titre l’indique, s’affirme comme une sélection subjective de moments particuliers. Mais qui jusqu’ici s’était préoccupé de revenir sur une sensation fugitive, un état d’âme, l’émotion qui vous porte à visiter une exposition, sur les moments où vous écoutez un podcast ou mesurez, une tasse de café chaud dans les mains, le temps qui passe ?
La photographie, se dit-on, aurait pu à moindre coût, par la vélocité de la technique, contribuer au reportage du quotidien. A cette « vie seconde dont toute chose est susceptible et qui trouve, dans l’art, son accomplissement. » Et les exemples ne manquent pas, qui témoignent pour l’histoire ou de manière plus intimes, de vies croisées en chemin, de « choses vues », pour reprendre le titre qu’Hugo donna à son journal. La vidéo plus encore, enregistrant le mouvement, les voix aurait approché la chorégraphie spéciale du vécu.
Mais pour cela il aurait fallu que l’artiste vive et enregistre simultanément. Qu’elle capte, comme le faisait Andy Warhol, véritable angoissé du temps qui passe, le réel brut, objectivement, continuellement, en temps réel.
Or c’est tout autre chose qu’elle cherche. Non pas une sorte d’objectivité mécanique et d’exhaustivité, mais le filtrage subjectif de la remémoration et sa version compactée ou synthétique. Une impression, un sentiment. Comme l’écrivait Mallarmé, il s’agit non de peindre la chose, mais l’effet qu’elle produit. D’en composer le poème, en somme.
Marie-Claire Mitout se souvient alors des temps antérieurs à la révolution de la Renaissance et de la construction perspective d’un espace cohérent et unitaire. Et se souvient du mélange des registres qui jusque chez Duccio par exemple utilisait l’échelle pour traduire l’importance hiérarchique des figures. Elle a dans l’œil les livres d’heures, des miniatures, les fresques de Giotto et celles de Masaccio dans lesquels les personnages apparaissent plusieurs fois dans la même image.
Sa peinture ne fixe pas un instant figé comme découpé par le cadre photographique. Elle mêle, comme le faisait encore Charlotte Salomon, ce qui passe sous les yeux et ce qui passe dans la tête, en imagination. Et c’est tout un travail d’agencement, d’associations, d’organisation du récit qui détermine ses images, mêlant sensations, impressions, souvenirs.
Et en écrivant, ceci me revient : le système scénique des Ménines de Vélasquez, le peintre qui se représente au travail, possiblement en train de réaliser la tableau que nous avons sous les yeux et qui nous regarde et nous inclue, la galerie de portraits qu’il dispose devant nous, les toiles au mur qui se perdent dans l’ombre et le reflets lointain, discret du couple royal, ce personnage de profil à l’arrière-plan et en contre-jour au seuil d’une porte et qui clôt le piège sur ses incohérences. Cette malice-là, je la retrouve partout dans Les plus belles heures. Ces apostrophes discrètes, connivences sous entendues, ces emboîtements, cette unité dans le travail de montage ou de collage même.
Mais dois-je faire la liste de toutes les œuvres qui se trouvent convoquées, d’Hiroshige à Bonnard en passant par Séraphine de Senlis, Giotto et même Proust ou le théâtre de Sophocle, puisqu’il est partout question de lien, de pont, de correspondances, de dialogue ?
Ce n’est qu’artificiellement bien sûr que l’on sépare les temps. Chacun en vérité se répond et boucle sur l’autre. En chacun de nous à chaque instant les temps se mêlent. L’expérience s’informe par l’expérience antérieure autant que par les perspectives qu’immédiatement elle envisage. Notre perception même relève d’un travail imaginaire et le monde dans lequel nous allons est une lecture subjective. La nature en son lieu purement physique est inabordable. Et nous sommes des êtres métaphysiques, comme peut-être à différent degré tout être l’est, bricolant à partir de perceptions, de souvenirs, d’hypothèses un monde cohérent qui nous est habitable.
De ces intrications, l’œuvre de Marie-Claire Mitout fait son visage. Elle nous le donne à lire dans ses élans, ses drames, ses moments ordinaires, comme dans les mantras (« Self-Control ») qui la ponctuent et qu’elle fait ricocher sur ses grands murs peints pour mieux qu’ils lui reviennent. « Si passionnante qu’elle soit, avais-je lu dans un récit de voyage de Gilles Tiberghien, une vie n’est rien si elle n’est aussi un récit, pour chacun d’entre nous d’abord, pour les autres ensuite. »
C’est cela qui m’intriguait d’abord. Ce besoin de dédoubler le monde par les représentations que l’on s’en fait. Ce travail digestif de la conscience. Cette insistance que nous avons à rendre notre séjour lisible, à lui donner la forme d’un récit. « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier », écrivait Stig Dagerman. Est-ce que seulement nous pourrions réellement, comme l’artiste l’inscrit dans une de ses gouaches « passer notre vie, tout notre temps à regarder les choses, rien qu’à les regarder » ? Nous restons d’ataviques homo faber. Des signes épars nous plongeraient dans la plus grande perplexité, dans un vertige sans fond si nous ne les reliions pas à la manière des constellations pour les articuler entre eux. Nous avons besoin de cohérence et de déterminations, d’articuler ce qu’il nous arrive à la faveur d’une grammaire. Quand bien même nous savons qu’il est autant de mondes que de filtrages spécifiques. Que chacun se fraye un chemin à sa main dans le vertige du réel. Nous sommes comme cette araignée primitive dont certains mythes font le récit qui, surgie du vide et suspendue dans celui-ci au bout de son fil, tissa le socle du monde en joignant des points et en croisant ses fils dans une triangulation digne de Cassini.
Et je retombe sur ce texte savoureux d’Alexandre Vialatte et sur le pouvoir du récit :
« L’Eurotas est le type même du fleuve pédagogique.
On ne l’a jamais trouvé que dans les versions grecques. Il y sert à des hommes ventrus et casaniers à prêcher le sport à leurs élèves par le moyen d’un texte fameux où, un étranger s’étonnant de l’appétit des Lacédémoniens, ceux-ci répondent avec orgueil qu’avant le repas ils traversent chaque jour l’Eurotas à la nage.
Toute notre jeunesse fut éblouie et découragée par l’Eurotas. Jusqu’au moment où nous apprîmes d’un voyageur digne de foi que l’Eurotas est un ruisseau fangeux dont l’été fait craqueler la vase entre deux haies de roseaux desséchés.
On voit par-là l’importance de l’histoire et combien les choses ont moins de prix que la façon dont on les raconte.
Ce n’est pas le général qui gagne les batailles sur son petit cheval anglo-arabe, c’est l’historien dans son fauteuil de repos. »
Soit. La réalité est un feuilletage multidimensionnel invraisemblable où tout s’entremêle et se diffracte. Et le sens profond de l’existence, s’il y en a un, nous échappe. Il est vrai encore que nous ne retenons rien de ce qui inéluctablement se succède et passe. Que les souvenirs même sont des reconstructions ductiles qui se reconfigurent perpétuellement depuis le présent qui les convoque. Que le monde lui-même, quoi qu’on veille à en faire un substrat stable, est une modalité imaginaire subjective.
Cela n’empêche. « L’homme est un roseau pensant » disait Pascal. Et c’est de corps mais aussi par la pensée que nous sommes au monde. Ainsi est notre condition. Sitôt que nous entreprenons de nous en rendre compte, nos vies prennent la forme de récits tout semblables à ceux que le sommeil engendre dans les rêves. Des épopées, des légendes. Le texte a racine commune avec le tissage. Nous sommes des brodeurs, des brodeuses. Tirant des fils, nouant, faisant des filets de phrases. « Le monde entier est un théâtre, Et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs. Et notre vie durant nous jouons plusieurs rôles » disait Shakespeare. Et encore : « Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves, et notre petite vie est entourée de sommeil. »
Et oui, quittant les œuvres de Marie-Claire Mitout, il me semblait retrouver une de ces versions du monde qui nous attend chaque matin au réveil. Un instant encore, sa figure amicale m’accompagnait. Et la phrase de Proust, comme le sourire du chat de Cheshire flottant au-dessus d’Alice, se susurrait à mon oreille : « Le monde n’a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu’un artiste original est survenu. » De femmes passaient dans la rue et elles semblaient sorties des gouaches de Marie-Claire Mitout. Les voitures aussi, et l’eau et le ciel… Le monde se racontant dans un jeu de miroirs. Le monde chaque fois recréé et qui nous est intimement lié.