Mathieu Simonet | "La géographie des émotions" est-elle un leurre ?

Je ne suis pas un spécialiste de la « géographie des émotions ».

Lorsque j’en ai entendu parler pour la première fois il y a un an, j’ai compris qu’il s’agissait d’associer une émotion à un lieu (par exemple la nostalgie à un lieu de mémoire ou la peur à un parking).

Dans le premier exemple, le sentiment de nostalgie s’explique par la « mémoire collective » associée à un lieu. Cette mémoire collective est partagée par un groupe plus ou moins conséquent selon la puissance symbolique du lieu et la date à laquelle ce souvenir est associé (un évènement récent sera a priori plus ancré dans les mémoires qu’un fait ayant eu lieu trente ans plus tôt).

Dans le deuxième exemple, le sentiment de peur nait non seulement de l’imaginaire collectif (on se souvient tous d’une scène de film illustrant une agression dans un parking) mais aussi d’éléments objectifs (par exemple la position souterraine qui caractérise la plupart des parkings).

J’avais également compris qu’il était possible d’influer sur la « géographie des émotions ». Par exemple, un travail sur l’ambiance lumineuse, sonore et olfactive d’un parking est de nature à réduire le sentiment de peur qui y est associé.

A ce stade, je ressentais une certaine frustration. Il me semblait en effet que la « géographie des émotions » se heurtait à deux écueils : ouvrir des portes ouvertes (tout le monde sait qu’on associe la peur à un parking…) et se révéler peu significatif (si une personne associe une rue à la joie parce qu’elle s’y trouvait lorsqu’elle a appris qu’elle était enceinte, cette « géographie des émotions » ne dépasse par son expérience individuelle. Le lieu est là par hasard ; ce n’est pas lui qui est porteur d’émotions).

Je me demandais donc si ce concept n’était pas un leurre, si sa force ne se résumait pas à son intitulé. Avec un peu de recul, fallait-il considérer qu’il s’agissait d’un concept plus romanesque que scientifique ?

Assez vite, j’ai voulu interroger Damien Masson, maître de conférences en urbanisme à l’Université de Cergy : non seulement, il dispense des cours de géographie à des étudiants, mais en outre, c’est lui qui a soufflé l’idée qu’un écrivain s’empare de cette notion de « géographie des émotions ». J’ai donc cherché à joindre Damien, d’abord par mail, puis par téléphone ; je me souviens que nous n’arrivions pas à nous joindre. On se laissait des messages sur nos répondeurs respectifs. On essayait de fixer un rendez-vous. Un lieu, un jour. Mais nos emplois du temps se télescopaient. Finalement, après plusieurs tentatives, Damien m’a proposé un rendez-vous dans son bureau. Je me souviens que j’avais tâché mon pantalon un peu plus tôt ; j’avais l’impression d’être un cancre. Lorsque je suis arrivé dans le couloir, il était en discussion avec une de ses collègues. Il m’a demandé d’attendre un peu, puis j’ai pu entrer.

Damien était plus élégant, plus petit et plus jeune que moi (les médecins, les policiers, les enseignants, toutes les professions qui me dominaient dans la première partie de ma vie, sont peu à peu devenus des « petits jeunes », comme des miroirs qui me prouvent que j’ai vieilli).

J’étais assis en face de Damien et tout de suite j’ai senti une complicité à son contact. Comme si nous étions deux nouveaux dans une salle de classe et qu’on allait devenir copains. Il m’a expliqué que lui non plus ne croyait pas vraiment au concept de « géographie des émotions » ; il croyait davantage aux « ambiances », aux « marches exploratoires » (qui permettent de saisir avec plus de finesse des niveaux de compréhension de la géographie).

Moi qui pensais obtenir un allié pour défendre scientifiquement le concept de « géographie des émotions » (entendu comme une émotion qui pourrait être associée, presque par magie, à un lieu), je découvrais que Damien était paradoxalement un « opposant » : il me proposait d’entrer en dissidence, de regarder ailleurs, de déplacer le concept de « géographie des émotions » dans une autre direction (qui me semblait un peu floue, poétique et balbutiante). Damien me prêtait quelques livres, notamment un, rédigé par un auteur dont j’ai oublié le nom, qui dessine des cartes de la ville décalées (la carte des bancs par exemple) : visualiser une ville par un filtre permettait de la comprendre autrement. Je me lève. Je repartais bredouille, heureux, avec presque un nouvel ami. Et des livres sous le bras.

Quelques jours plus tard, Damien assistait à mon premier cours, le « Bal du silence ». Il se fondait avec les étudiants qui ne savaient pas qui il était. Puis, il se levait et donnait une micro-conférence sur la « géographie des émotions ». Avec des slides, des cartes, des concepts. Il parlait très vite car je lui avais proposé d’intervenir en quinze minutes, ce qui n’était largement pas suffisant (comme souvent, j’avais prévu un planning trop chargé pour ce cours de deux heures). Il parlait, en position assise je crois, avec ces « slides » qui me paniquent toujours un peu (parce que je ne sais pas les afficher - comme je ne sais pas faire des dizaines d’autres gestes ancrés dans le quotidien ; et parce que je n’aime pas que les regards se perdent sur un mur, lâchent l’interlocuteur). Je vois toujours les slides, les PowerPoint, les écrans comme des parasites qui grignotent la relation. Damien est un vrai professeur, ce que je ne suis pas. Les étudiants qui pensaient assister à un atelier d’écriture se trouvaient devant un cours presque scientifique et critique. Je les voyais pour certains prendre des notes, pour d’autres s’ennuyer. L’arrivée de Damien était un ingrédient qui déplaçait mes certitudes. J’aimais cet état de désorganisation, réorganisée par lui. De tout ce qu’il a présenté (j’écris ce texte plus de six mois plus tard ; j’utilise ma mémoire), j’ai le souvenir de deux cartes (qui ont marqué la plupart des étudiants) : une carte du monde qui présente avec des couleurs les pays selon leur degré d’émotions (carte pour laquelle Damien était critique) ; et une carte de New-York avant et après le 11 septembre, qui illustre les déplacements d’une femme voilée (carte qui témoigne avec force d’une expérience d’effacement de l’espace public).

Après ce cours, j’ai expliqué aux étudiants qu’ils venaient d’assister à un cours de géographie mais que je voulais qu’ils s’en emparent comme d’un cours d’écriture : je souhaitais qu’ils écrivent ce qu’ils avaient ressenti pendant cette intervention de Damien. Qu’avaient-ils retenu ou à quoi avaient il pensé ? Je serais tout aussi intéressé par lire leur réappropriation de la carte du monde des émotions ou de celle de la femme voilée de New-York, que de découvrir qu’ils avaient passé leur temps à observer une tâche sur le mur. Tous les ressentis me semblaient à égalité pour explorer ce croisement entre géographie et écriture. Les étudiants me regardaient, perplexes ; ils n’étaient pas sûr de comprendre la consigne.

Extraits

« La géographie est un peu comme une langue étrangère pour moi. Un flux sonore dont je ne capte que des bribes éparses qui m’embrouillent plus qu’elles ne m’éclairent (…) Déjà que je ne suis pas certaine d’être au clair avec la droite et la gauche, imaginez le niveau d’abstraction que peuvent atteindre pour moi des notions telles que le Nord et le Sud (…)  » (Camille Fayolle)

« Comment devient-on géographe ? Faut-il un esprit très scientifique ? doit-on aimer l’abstraction, les cartes, les dimensions ? Les courbes de niveau ? (…) Après tout, chacun a son mot à dire sur l’espace, chacun est un peu expert ou se croit l’être (…)  » (VBC)

« J’entends le bruit des stylos et les doigts qui prennent des notes sur les ordinateurs. Le frottement des vêtements sur les sièges. Les respirations. » (Nathalie B. Roger)

« Ce que j’ai principalement retenu du cours de Damien est le schéma de vie de la femme voilée. (…) » (Marie Claret)

« Montrer ce qui n’est pas révélé. Cette assertion peut se définir comme (…) le trait d’union entre deux professions a priori aussi éloignées que celles de géographe et d’écrivain.  » (V.B.)

« (…) Par peur, il m’est arrivé de modifier mon quotidien. Par peur, il m’est arrivée de moduler ma vie. Après les attentats de 2015 à Paris, j’ai arrêté de prendre les transports. J’ai arrêté d’aller aux terrasses des cafés. J’ai arrêté d’écouter de la musique dans la rue, afin d’être plus vigilante aux bruits autour de moi. J’ai arrêté d’aller au cinéma. J’ai arrêté d’assister à des concerts. Je me suis éloignée du monde, éloignée de la foule. Je me suis éloignée de mes amis, prétextant des devoirs, un travail, un manque de temps. Par peur, j’ai fait des insomnies. Par peur, j’ai agi de manière agressive envers de simples passants qui me demandaient l’heure (…).  » (Marie Claret)

« Nous sommes dimanche soir et je repense à mon dernier cours de la semaine, un cours d’atelier d’écriture. Pendant ce cours, on a parlé de géographie des émotions, et à un moment l’intervenant à parler d’un nudge. Savez-vous ce qu’est un nudge ? Moi, je ne savais pas. Quand on nous l’a expliqué en cours, on nous a parlé de la place des mousses au chocolat qu’on échangerait avec celle des yaourts. Alors je me suis dit "un nudge, c’est une sorte de recette en fait". Parfait. Je m’étais mise en tête de cuisiner ce "nudge", alors j’ai d’abord cherché sur internet "nudge au chocolat", mais je me suis directement ravisée. Il faut taper les bonnes choses si on veut obtenir le bon résultat, alors j’efface et je recommence : "nudge au yaourt". Le premier lien internet m’emmène vers un site nommé "lescoursespourlaplanete.com" et, du peu que google me laisse lire depuis sa page de recherche, ça parle de yaourt végétal : peu m’importe, moi je voulais une recette. Le deuxième lien parle lui de marketing. Une certaine Christine Halary nous explique comment "agir directement sur le comportement de nos clients", dingue. Elle a presque le même nom que moi ! Je clique dessus, bien entendu, et là c’est un grand article, qui parle de psychologie, de neuroscience, du design de la ligne E, bref. Je lis en diagonale et ça ne parle aucunement de cuisine, et c’est là que je réalise mon erreur. Le nudge, c’est pas vraiment une sorte de gâteau. Dommage. Tant mieux, quelque part, je me demandais bien quel rapport il y avait avec la "géographie des émotions". J’avais malgré tout toujours faim, alors je me suis fait des pâtes. Et comme ça prenait une dizaine de minutes à cuire, j’ai allumé la télévision. Par réflexe, elle m’affiche TF1. Ils diffusaient une interview de l’ancienne madame météo Catherine Laborde, qui venait parler de son nouveau bouquin "Trembler", et de sa maladie de parkinson. Merde, Catherine Laborde a parkinson, je savais pas. Je me rappelle de son dernier bulletin météorologique "Vous allez m’oubliez ? Moi pas. Je vous aime", c’était triste et émouvant. J’avais pas compris pourquoi elle quittait TF1 à l’époque. J’adorais Catherine Laborde, et je suppose que je l’adore encore d’ailleurs. Elle avait cet air maternel et gentil, elle souriait tout le temps. C’est bête, elle ne parlait que de températures et d’anticyclones, mais elle était captivante, et j’aimais bien regarder sa météo (ou devrais-je dire la météo qu’elle présentait). Peut-être que je la regardais plus par habitude qu’autre chose, ou peut-être que j’aimais juste comment elle montrait Lyon, Caen et Paris sur sa carte. Elle rendait vivantes les masses d’air, faisait la pluie et le beau temps, et derrière elle bougeait les nuages. La France si plate et si uniforme prenait vie au bout de ses doigts. Vous me direz qu’elle était juste devant un fond vert, qu’elle n’était que présentatrice et qu’elle ne faisait pas la météo, et je vous dirais que je m’en fiche. Catherine était une magicienne des cartes, voilà tout. Et alors que mon minuteur me demandait de m’occuper des pâtes, je me disais que si il y avait bien une géographie des émotions, cela devait être celle de Catherine Laborde.  » (CLD)

« Damien nous a appris que peu de géographes s’intéressaient à ce sujet » (Anna Camilla)

« Je suis assez peu convaincue sur une possibilité de « quantifier » - en quelque sorte – une chose aussi subjective/changeante/imprévisible que l’émotion. Je trouve ça presque cynique de vouloir l’analyser, comme si l’humeur et les sentiments ne dépendaient plus d’une personnalité particulière mais d’un ensemble de causes données en fonction de l’environnement dans lequel elle évolue.  » (Maeva Gay)

« ils quantifient la peur ils dessinent la souffrance ils colorient la haine
ils tracent la honte ils mesurent la violence ils frontiérisent les droits
ils calculent ils chiffrent ils cartographient l’ « Homme »
 » (Mathieu N.)

« Si l’émotion façonne le lieu et que le lieu façonne l’émotion, que va-t-on finir par ressentir ? » (Thomm)

« Le brouillard. Si je dois résumer l’intervention de Damien dans l’atelier d’écriture créative du vendredi 12 octobre 2018, se sera malheureusement une atmosphère ouatée, ou seuls des sons assourdis me parviennent, filtrés par une tenace rhinopharyngite, ou laryngite, ou n’importe quelle saloperie de maladie en ite (…) Je tousse, je crache, et je sors de la salle à deux reprises (…) » (VB)

« Il forme un beau duo avec Mathieu. Ils ont la même manière de nous regarder, je trouve.  » (Anonyme)

« Une carte du monde représente une proposition de « taux émotionnel » des différents pays. Le pays dont les habitants, interviewés, ont paru ressentir peu d’émotions sera coloré en vert clair ; celui dont les habitants ont paru en ressentir beaucoup, en violet foncé. Le contraste est fort entre ces deux couleurs qui s’opposent. Le cartographe a associé le violet foncé à l’intensité et le vert clair à l’absence.  » (Clarisse)

« Le vote avec les pieds. Cela veut dire que plus les gens aiment un lieu, plus ils le piétinent. Pauvre sol. Imaginons un sol sensible à l’impact des pas. Les pas lui font mal. Ou un sol qui éprouverait des émotions en fonction de comment les gens marchent. S’ils le font avec douceur ou sans aucune délicatesse, en trottinant en direction de la bouche du métro (…) Est-ce qu’on écrase des bactéries quand on marche, ou elles sont trop petites ? Est-ce que les bactéries éprouvent des émotions ? Non, bien sûr que non. Je vais quand-même vérifier. Envie irrépressible de poser la question à Google. Est-ce un toc ? Je tape donc « émotions » et « bactéries ». Je change pour « bacteria », c’est mieux en anglais. Je vois qu’on ne parle que de cette histoire de bactéries intestinales qui peuvent changer notre humeur. Une découverte assez récente. Si on a de bonnes bactéries dans les tripes, on est plus optimistes. Sinon, dépressifs. Quelle est l’état de la flore intestinale des habitants de Cergy ? » (Anonyme)

« Ton corps est-il comparable à une voiture ?  » (Philippe Mertz)

« La géographie des émotions, c’est utiliser le corps comme médiateur  » (Léon Maelys)

« J’ai vu ses lacets.
Encore faits.
Ça a surgi.
Comme ça.
Mon corps plié sur une chaise et ma pensée aux lacets.
Je ne sais pas si c’est le débit de la parole de l’intervenant qui coulait trop vite ou bien moi au ralenti, obsédée par cette pensée
 » (Nathalie B. Roger)

« Damien, quand je l’ai vu la première fois dans le couloir, j’ai cru qu’il venait par curiosité, comme moi. Je me disais que je ne serais pas le seul intrus ». (Anonyme)

« Dans cette disposition en U, on est tous le singe de quelqu’un d’autre, à scruter le TIC qui frétille sous le masque figé, l’erreur ou plutôt la seule vérité. » (Thomm)

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Le dossier consacré aux impressions liées à ces premier cours a été coordonné par Thomm qui a écrit ce conte :https://remue.net/l-ogre-paillasse-au-pays-des-poucets

L’ensemble des textes des élèves se trouve ici : https://remue.net/textes-des-etudiants-du-master-l-ogre-paillasse-au-pays-des-poucets

Photographie en noir et blanc de Damien et Mathieu prise lors de la journée d’étude d’éco-poétique du 21 mars 2019, organisée par les départements de littérature, de géographie et de linguistique de l’Université de Cergy : L’OEIL DU KROP

13 mai 2019
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