Myrto Gondicas | Ce qui se passe quand on traduit
Traduire du grec : de l’ancien au moderne, pour un français
Introduction (1/5)
Introduction (1/5)
Les peuplades de l’Orénoque n’existent plus ; il n’est resté de leur dialecte qu’une douzaine de mots prononcés dans la cime des arbres par des perroquets redevenue libres ; la grive d’Agrippine gazouillait des mots grecs sur les balustrades des palais latins. Tel sera tôt ou tard le sort de nos jargons modernes : quelque sansonnet de New Place sifflera sur un pommier des vers de Shakespeare, inintelligibles au passant ; quelque corbeau envolé de la cage du dernier curé franco-gaulois, du haut de la tour en ruines d’une cathédrale abandonnée, dira à des peuples étrangers nos successeurs : Agréez les accents d’une voix qui vous fut connue ; vous mettrez fin à tous ces discours.
Chateaubriand, Mémoires d’Outre-tombe, VII, 10
Mélancolie de ces phrases, d’autant plus efficaces qu’elles télescopent passé et futur, faisant voir dans toute Iangue vivante une future langue morte. Vision large, à l’échelle du destin des peuples & des civilisations.
En rencontrant par hasard cette citation il y a quelques semaines, j’ai senti qu’elle faisait écho à une expérience non pas collective, mais individuelle, en rapport avec ce qui nous occupe (« traduire les anciens ») : en gros, comment une langue vivante, perdue de bonne heure, a pu être jusqu‘à un point retrouvée grâce au détour par une langue dite morte ; dans les deux cas, il s’agit du grec, qu’on dit par convention « moderne » ou « ancien ». Or ce parcours et cette récupération n’ont été possibles que par l’intermédiaire d’une troisième langue — le français d’aujourd‘hui. Je vais donc être amenée à parler à partir de mon histoire personnelle, même si elle est sans rapport direct avec les auteurs anciens du fonds de la Bibliothèque de Saint-Omer ; si je me risque à le faire, c’est que je crois pouvoir éclairer de cette façon ce qui se passe quand on traduit, et plus largement quand on évolue entre des langues, tout en nous invitant à réfléchir sur ce qui peut différencier des autres une langue dite ancienne ou, moins gentiment, morte.
Myrto Gondicas
(à suivre)
20 octobre 2025