On ne joue plus
Il y a eu cette séance d’atelier un peu ratée, avec les Seconde. Ça se voulait le prolongement de la précédente, où j’avais bien balisé le terrain : j’avais donné un texte en référence. On l’avait commenté. Sa structure était tellement systématique qu’on pouvait, pour commencer d’écrire, se contenter de l’imiter. Puis, j’avais posé des questions à la volée, comme autant de perches à saisir. Résultat : ils ont écrit de très bons textes. Assez personnels… alors que les règles du jeu étaient si strictes ! J’énonce ce fait comme s’il s’agissait d’un paradoxe, alors que c’était évidemment mon but : j’ai toujours cru à l’écriture sous contrainte. Les règles ne sont pas posées pour entraver l’imaginaire, mais pour canaliser son trop-plein. Et pour titiller celles et ceux qui croient n’avoir pas d’idées. Alors, j’aurais pu me douter que je faisais une erreur, à la séance d’après, en leur proposant une « liberté » presque totale. Car cette soi-disant liberté était un mensonge : mes consignes n’étaient pas libres, mais floues. Quand on ne comprend pas les règles du jeu, on ne joue plus : on est perdus.
Puis il y a eu cette séance magique, le lendemain, avec les Première. Ça se voulait le prolongement de la précédente, où ils avaient écrit des poèmes vraiment chouettes. Ils avaient eu de bonnes intuitions, voire des fulgurances. Je me demandais s’ils sauraient identifier ces qualités, puis mettre à la poubelle les passages plus faibles pour retravailler en conséquence. Eh bien, oui : ils sont entrés dans le détail de la matière, ils ont changé un mot pour un autre, ils ont supprimé le bla-bla — pour aboutir à ces versions resserrées et minutieuses que je publie sur le blog de la résidence. Mais avant de peaufiner ces poèmes au scalpel, on a les a lus à voix haute. J’ai dit : « Je ne force personne. » Celles et ceux qui étaient volontaires ont commencé ; d’autres ont confié leur texte à la voix d’un autre. Un poème m’avait touché spécialement, et j’espérais qu’on pourrait le partager à la classe, mais son auteur était timide. J’ai répété : « Je ne vous force pas… Si plus personne ne veut lire, on peut s’arrêter là. » Il ne restait plus que lui. Je l’ai regardé. Alors il m’a dit : « Je veux bien que vous lisiez. » J’étais content ; j’ai lu de mon mieux. Je crois qu’il était content aussi. Je me demande toujours jusqu’où je dois aller : je sais que certaines personnes ont besoin qu’on les pousse un peu, voire : qu’on les bouscule. Pour sortir de leur coquille. Ou bien : pour se sentir attendues, désirées. Mais je sais aussi que d’autres ne supportent pas d’être chamboulées, tirées de la réserve où elles se cachent. Mon intervention serait alors, pour certains, un coup de pouce salutaire ; pour d’autres, une violence. À nouveau, cet équilibre difficile : ne pas attenter à cette liberté la plus intime (respecter leur silence, leur pudeur, leur désir d’expression), mais exercer une contrainte suffisante pour permettre à de belles choses d’advenir, c’est-à-dire : à leur liberté de s’exprimer (par les mots qu’ils choisissent d’écrire et de lire).
Les vacances scolaires débutent par cet assassinat atroce, dégueulasse, à Conflans-Sainte-Honorine. Je pense aux profs géniaux avec qui je travaille ces dernières années, depuis que j’ai commencé les ateliers d’écriture, et puis à mes amis (c’est fou le nombre de profs que je compte parmi mes amis). Je me souviens, bêtement, de la seule fois où j’ai mis les pieds à Conflans-Sainte-Honorine : j’ai passé l’oral de mon bac de français dans le lycée de cette ville, allez savoir pourquoi. Je pense donc à ce détail idiot, à défaut de former des pensées intelligentes, qui seraient adaptées à la situation qui me dépasse. Je ne sais pas quoi dire. Ce ne serait pas à la hauteur. Beaucoup d’autres gens ont des choses à dire. Certains parlent bien, d’autres non. On parle de liberté. Le fameux mot de liberté. Je me sens tout petit, avec mes histoires d’écriture sous contrainte. Avec l’usage que je fais, moi, du mot liberté, dans le domaine qui est le mien.
Au début des vacances, on sait déjà que la rentrée ne sera pas une rentrée normale : il faudra parler aux élèves, et les faire parler. Je dis à Frédéric, le prof avec qui je travaille, que je serai disponible pour participer à cet élan, si nécessaire — mais je me doute bien que mes séances d’atelier n’auront pas lieu telles que je les ai prévues. On inventera autre chose. On change tout, encore. Lorsque j’encourage les autres à écrire, j’aime bien dire : « Les règles du jeu sont faites pour qu’on les change, si ça nous arrange. » Mais là, ça ne nous arrange pas du tout. Et surtout : on ne joue plus. C’est trop grave.
Et puis voilà : le confinement est annoncé officiellement. Alors, à nouveau, on bouleverse tous les plans qu’on avait établis dans nos têtes. La rentrée, à peine préparée, doit être préparée à nouveau, mais différemment. Je me demande : « Aurai-je le droit d’animer mes ateliers ? » Moi, dans tout ce grand bazar, je suis minuscule. Je me fais encore plus petit, pour ne pas embêter les profs, ni l’administration du lycée : ils doivent être sous l’eau. Mais Frédéric m’écrit : il me donne rendez-vous au lycée, le lendemain de la rentrée. Il aura tout arrangé pour que je puisse me déplacer. Pour que je fasse mon travail.
Les règles changent tout le temps. Les cartes sont rebattues à chaque fois : ce que je fais, moi, sera-t-il considéré comme du travail ? Et ce travail sera-t-il interdit, ou obligatoire ? Entre ces deux options contraires, existe-t-il une gradation ? Par exemple, pourrait-on avoir le choix de travailler ? Choisir en fonction de nos peurs, de nos désirs, de nos contraintes, de nos besoins personnels ? Il paraît que j’aurai un justificatif de déplacement professionnel. Est-ce à dire que je pourrai jouir, moi, de cette liberté de déplacement qu’on refuse à d’autres ? Ou que je devrai me faufiler dans les interstices (de plus en plus étroits) des contraintes du jeu ? Ah non ! On ne peut pas dire que cette situation soit un jeu. Lorsque les règles nous échappent, ça ne s’appelle plus jouer. On subit, on se débrouille, on se console, mais on ne joue plus.
Aujourd’hui, je peux juste dire ceci : en novembre, j’espère continuer de travailler avec eux — les élèves et les profs.