Parham Shahrjerdi | Au nom du cœur

Jean-Luc Nancy © Parham-Shahrjerdi


Personnel. Dans la mort, tout est personnel.

La mort de Jean-Luc Nancy est une autre mort. D’une autre nature. Trois ans, trois longues années pour rassembler des mots pour tenter de le garder en vie en moi. Pour te garder en vie, en moi. Beaucoup meurent, mais c’est toi que je perds.

Quand j’étais petit, je pensais qu’il suffirait de remplacer les organes pour ressusciter le mort. Le cœur s’est arrêté ? Pourquoi ne pas le remplacer ? Et rien ne mourra !

Quelques années plus tard, me voilà face à toi, avec un cœur qui bat, sans appartenance, sans « je », il bat joyeusement.

Après tout, c’est ça l’accueil, c’est ça l’hospitalité, dans les faits. Comment ouvrir sa poitrine à ce point pour accueillir l’autre de façon aussi profonde ? Il devient alors difficile de dire « je » et de former un pronom possessif. On ne sait pas vraiment à qui appartient ce « je », ni ce cœur sans « je ».

Mettre de côté tous les systèmes de défense, immunité, barrières, frontières, son moi, son inconscient, son corps. C’est à ce prix, un prix impossible, que l’on accepte le cœur. En mettant tout de côté, et en même temps, en acceptant tout.

Le « moi », « moi-même », n’a plus vraiment de sens. Je deviens étranger à moi-même, j’annule la frontière entre le familier et l’étranger pour que le cœur batte, non en moi, non en lui, mais ici, et maintenant, dans un lieu libre, libéré de tout.

Dans la poitrine encore ouverte, on introduit tel ou tel traitement, un dépresseur, un immunodépresseur, pour que le corps ne soit pas trop corps, trop immunisé, qu’il ne rejette pas trop, qu’il ne prenne pas peur, que le corps n’ait pas peur du cœur, du battement, de la vie.

Le cœur qui battait dans son lieu habituel, la poitrine du « je », voit un jour la mort, la mort du « je ». Mais le cœur n’est pas destiné à mourir. Même si meurt son « je », le cœur sait qu’il doit battre, continuer, survivre, parvenir à celui qui ne sait plus où est son « je », où est son cœur. Il a su accueillir l’autre en lui-même et y vivre. Ensemble. Singulier pluriel.

Être le cœur battant de l’autre. Cet autre qui, jusqu’au bout, vivait, survivait en toi. Cet autre qui survivait en toi.

Tu m’as tant parlé de ce cœur que même la mort ne peut plus le tuer. Il bat. Il continue de battre. Il survit.

J’écris tout cela pour atteindre le cœur de mon ami, qui bat ici tout près. Et il ne bat plus. Il bat. J’écris pour atteindre le corps. Un corps qui s’ouvre tellement qu’il finit par accueillir l’autre, entièrement, absolument, acceptant le cœur et battant avec lui.

J’écris pour entendre ton cœur, pour le faire entendre. Tu manques. Dans ce monde sans cœur, tu manques terriblement. Alors, je me propose de devenir cardiologue, à travers ces mots, ce texte, et dans ce qui nous lie à la vie, au nom de la vie passée, présente, et à venir.

Trois ans plus tard, je ne suis pas moins étranger qu’avant, au contraire, je le suis encore un peu plus. Et je comprends mieux le cœur, ton cœur, j’entends mieux son battement, et son rythme, même dans la nuit, même dans le silence, même dans la disparition, j’entends, j’entends le cœur.

25 août 2024
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