August Wilhelm Schlegel | La doctrine de l’art (extrait)



Publié dans la « Collection d’esthétique » (c’est le 70ème volume), et traduit par Marc Géraud et Marc Jimenez, ce livre d’August Schlegel, La doctrine de l’art, est en réalité une série de conférences sur l’art données au tout début du XIXème siècle sont au cœur de la pensée romantique allemande.

Comme le dit Jean-Luc Nancy dans la préface qu’il consacre au volume publié par les éditions Klincksieck :

Cette ambivalence [1] était constitutive d’un mouvement dont le moteur était donné avec la conscience ou le sentiment d’avoir à créer un monde là où un monde ancien ne subsistait plus, et par conséquent d’avoir – pour ramasser l’ambivalence en une formule – à inventer des règles. Car le propre des règles se tient dans leur caractère fixé, repérable et disponible. La règle à l’état d’invention n’est pas encore une règle, et en un sens ne tend même pas à le devenir.



Merci à Marc Jimenez et à Jean-Marc Loubet d’avoir permis la publication de cet extrait (les pages 93 à 97) sur remue.net.




Aperçu et classification des beaux arts

Les arts mènent leur existence dans le domaine des phénomènes ; ils représentent de façon sensible. Mais il existe toutefois deux formes d’intuition sensible, l’espace et le temps. On peut donc concevoir deux types d’arts, ceux qui représentent simultanément et ceux qui représentent successivement.
Le sens qui nous ouvre l’espace est la vision. Car bien que le toucher permette de percevoir la forme des objets et nous donne l’idée du mouvement, il n’y parvient que grâce à un contact immédiat ; selon ce sens, tout repose sur nous et il ne nous donnerait jamais une représentation d’un espace vide et libre alors que la vision, en revanche, semble nous entraîner au loin.
C’est seulement lorsque ce dernier sens a posé les objets corporels hors de nous et face à nous que le toucher lui aussi peut être appliqué à ses intuitions ; il peut pour ainsi dire tâter par l’intermédiaire de l’œil les formes lointaines perçues, ce qui, comme nous le verrons, entre en ligne de compte dans le jugement de leur beauté.
Mais on peut mettre en évidence une relation encore plus originelle entre les deux sens. En effet, l’oeil ne voit d’abord rien que des couleurs, de la lumière et de l’ombre, et il ne peut que les apercevoir comme sur un tableau peint plat ; car là où elles se détachent l’une de l’autre, il aperçoit une limite et obtient donc le contour d’une figure. Mais ce n’est qu’instruit par les expériences du toucher qu’il peut savoir comment l’éclairage se gradue et alterne en fonction des modifications de la surface, comment par exemple une sphère s’ombre, comment les couleurs s’atténuent avec l’éloignement : il apprend à juger les positions des corps l’un par rapport à l’autre, et leurs formes, même pour les faces qui ne sont pas tournées vers nous, et il croit voir tout cela immédiatement. Il peut donc y avoir un art double pour le sens de la vue : celui qui présente les formes par elles-mêmes et celui qui le fait par le truchement des couleurs et de l’éclairage, la plastique et la peinture.
De même que l’espace est la forme de l’intuition extérieure, le temps est celle du sens intérieur, dont tout ce que nous rapportons à notre état devient l’objet : ce qui remplit à proprement parler le temps, c’est la sensation. Nous nous représentons l’espace infiniment étendu dans toutes les dimensions, le temps uniquement dans une : il ressemble à une ligne infinie, et sa progression peut être illustrée au mieux par l’image d’un point en mouvement. Le temps n’est, de ce fait, susceptible d’aucune extension à proprement parler, mais seulement d’intension : c’est-à-dire que la sensation qui l’emplit peut être très diverse dans ses degrés. De tous nos sens, l’ouïe est celui qui est à proprement parler intérieur : nous croyons percevoir les impressions concernant l’odorat, le goût et le toucher là où le contact a lieu, pour l’odorat et le goût dans les organes eux-mêmes, pour le toucher aux endroits affectés du corps : en ce qui concerne les sons en revanche, bien que nous les représentions extérieurs à nous et que nous concevions notre ouïe comme opérant à distance, nous les accueillons quand même en nous. De même, les autres sens nous révèlent des conformations persistantes des corps (y compris la vue), mais l’ouïe nous livre des événements passagers, tout bruit est le résultat d’un mouvement, il naît du heurt de plusieurs corps l’un contre l’autre et de l’air ainsi ébranlé. Le sens de l’ouïe est donc pour ainsi dire la traduction du successif du monde extérieur dans la forme de notre sens intérieur, le temps, ce qui montre à l’évidence qu’il ne peut y avoir que pour l’ouïe des arts dont la présentation consiste dans un jeu de successions. Mais pour que cela réussisse tout à fait et nous affecte par la représentation intérieure du temps empli, les successions doivent être nettement séparées, car pendant une impression prolongée de façon uniforme, nous n’avons pas de mesure pour le temps, nous ne le mesurons que par ses divisions, comme l’espace que nous mesurons par les limites, les contours des figures ; et deuxièmement, les impressions doivent constamment se suivre afin que la série ne soit pas toujours interrompue et que nous conservions l’image du temps empli. De nouveau, cette possibilité n’existe pour aucun des autres sens (considérés pour soi seuls : nous verrons plus tard le cas de la vue en relation avec l’ouïe) ; mais même pour l’ouïe, elle n’existe pas dans le cas d’un simple bruit ou d’un simple son. Car puisque la différence des sons ne consiste pas en certaines oppositions et proportions de l’un par rapport à l’autre, un son émis constamment, malgré les changements qui y sont apportés, pourrait se résoudre par degrés insensibles, et ne pourrait donc pas représenter un jeu dans la série des successions ; ou bien le même bruit est répété avec des intervalles, nous obtenons ainsi sans doute une mesure du temps, mais celui-ci ne sera pas parfaitement empli. Le simple bruit doit donc se transformer en son musical à proprement parler : le bruit est un mixte indémêlable de sons, les sons musicaux en revanche sont quelque chose de pur et d’égal ; il y en a une sphère déterminée, au sein de laquelle ils se polarisent pour ainsi dire, si bien que leurs rapports, opposition ou parenté, sont perçus précisément et restent toujours les mêmes. Puisque les sons musicaux doivent persister chacun dans son genre, ou que leur rencontre fait naître un rapport nouveau mais également perceptible, il est possible qu’il y en ait une série constante dans laquelle toutefois les successions sont distinguées avec précision. En outre, ils peuvent persister inchangés dans leur genre et dans leur degré et donc, aussi longtemps que cela se produit, ils remplissent également le temps, de sorte que l’alternance aussi bien que l’unité dans la suite temporelle des sons musicaux se manifestent clairement à nos sens. Oui, il est déjà inscrit dans la nature du son musical de ne jamais nous apparaître comme un choc momentané immédiatement détaché, même s’il est très passager, car nous éprouvons toujours en lui quelque chose qui demeure, quelque chose de suspendu. Tout ce qui précède explique la grande puissance de l’art des sons ou de la musique, du fait que celle-ci est pour nous métaphoriquement un temps condensé et, si elle le veut, empli au plus haut degré, et du fait qu’elle lie avec la règle de sa progression la plus grande variation dans ce qui se passe en elle. De même que les arts plastiques donnent les intuitions les plus claires, la musique donne les plus intérieures ; celles-là sont le plus apparentées à la connaissance, celles-ci à la sensation, ce mot étant pris au sens large, où il ne signifie pas une émotion, un affect, mais la qualité entière de notre existence, le réel dans ce qui emplit pour nous le temps.

Nous présenterons ultérieurement encore des considérations plus précises sur la nature des sons musicaux et la structure merveilleuse des corps sonores (qui comptent avant tout la gorge humaine, d’où est partie l’invention de la musique) grâce à laquelle ils produisent des ébranlements qui semblent différents non seulement en fonction de leurs degrés de rapidité, comme on l’avait admis dans les anciennes théories, mais aussi de tout leur genre.
Nous avons vu précédemment qu’il ne peut y avoir des arts successifs que pour l’ouïe, et ainsi il y a encore en dehors de la musique un art qui n’agit sans doute pas simplement pour l’ouïe, mais par l’ouïe, la poésie. L’instrument de la poésie est le langage verbal, une collection de signes audibles pour nos représentations. La relation entre l’audible et notre sens intérieur, démontrée plus haut, fait comprendre pourquoi les hommes ont choisi des signes audibles pour communiquer leurs représentations, pourquoi le langage verbal devait nécessairement apparaître. Car s’il était possible de parler par les yeux, non pas, comme on comprend habituellement cette expression, au sens de la mimique, mais s’il était possible de faire apparaître avec eux dans l’espace des signes visibles, ceux-ci n’auraient quand même pas l’intériorité des signes audibles, ils n’annonceraient pas d’une manière aussi déterminée que ce sont nos représentations que nous communiquons ; car, justement, la traduction dans le registre audible de tout ce qui doit être désigné montre que cela est passé à travers notre sens intérieur, a déterminé notre existence. C’est pourquoi la voix d’un homme, en particulier quand il veut exprimer des affects, nous semble provenir de son intériorité la plus profonde, elle nous place en lui et nous affecte avec la plus grande puissance. Un langage visible, comme celui que nous venons de décrire, serait approprié pour des êtres simplement connaissants, un langage audible est seul adapté à un être qui en même temps éprouve.
La langue consiste en des signes audibles, mais pour des objets dont les représentations doivent être éveillées en soi par l’imagination qu’ils ont suscitée : elle est par conséquent une combinaison du sens interne et externe, et elle embrasse tout le domaine de l’esprit humain. C’est pourquoi la poésie doit nécessairement être le plus illimité de tous les arts, et les autres doivent se refléter plus ou moins en lui. Cependant, elle entretient une relation proche par sa forme avec un autre art, c’est-à-dire avec la musique. La poésie présente successivement, elle veut donc emplir le temps. C’est aussi ce que fait le discours habituel, mais ce n’est pas ce qu’il vise ; c’est chez lui quelque chose de non intentionnel et de contingent. Nous parlons en disant des choses l’une après l’autre parce nous ne pouvons évidemment pas les dire d’un coup. Le discours revêt ce caractère de progression rapide d’autant plus qu’il est une simple affaire de l’entendement ; nous voudrions pour ainsi dire supprimer la succession, et tous les sons singuliers perdraient alors le côté musical qui consiste justement dans ce balancement et cette modulation de la voix. Plus le discours tend vers la prose, plus ce qui est de l’ordre du chant accentué le déserte, et il se réduit à une articulation aride. Or la poésie aspire précisément à l’opposé, pour annoncer ainsi qu’elle est un discours qui a sa fin en soi-même, qu’elle ne veut servir aucune cause extérieure et donc interférer avec une suite temporelle définie par ailleurs, et qu’il lui faut se constituer elle-même sa suite temporelle. C’est seulement à cette condition que l’auditeur échappe, ravi, à la réalité et plonge dans une temporalité imaginaire, au point de percevoir dans le discours lui-même une classification rigoureuse des sons successifs, un rythme ; et de là provient ce fait merveilleux que le langage, précisément dans son apparition la plus libre, utilisé comme simple jeu, se défait sciemment du caractère arbitraire, par ailleurs dominant en lui, et se soumet à une loi apparemment étrangère à son contenu. Cette loi est la mesure temporelle, la cadence, le rythme, que la poésie dans son origine a en commun avec la musique, à laquelle elle est si inséparablement unie qu’elle ne peut être exposée que musicalement, qu’être chantée. Ce qui, lors de la séparation de ces arts au cours de leur développement ultérieur, persiste sous la forme de la poésie, est la mesure syllabique, dont nous avons déduit plus haut la nécessité.
Nous voyons en même temps provisoirement pourquoi, dans les produits de l’art oratoire, quand le discours doit être beau mais en même temps correspondre à une transaction, la mesure syllabique ne peut être autorisée. Elle transformerait la chose en un simple jeu, et abolirait le sérieux qui est pourtant ici condition du beau. Ce que l’orateur, ou le présentateur historique, expose doit trouver place en tant que vrai dans la série temporelle objective, et ne doit donc pas être introduit par la mesure syllabique dans une série temporelle imaginative.

Image Philippe De Jonckheere, Threee or four shades of blue, rayogramme sur Cibachrome, 20x25 cms, Puiseux-en-Bray, 2001.

7 mars 2009
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[1le rapport au système