Patrice Luchet | Au funérarium
on en était là quand
Illona s’est sentie défaillir
un bref étourdissement
qui ne freina qu’un instant
l’officier de cérémonie
récitant les mots
sans les penser tout à fait
vérifiant du coin de l’œil
que cette fille-là
elle va pas s’évanouir
tout de même
parce que
on n’a pas vraiment le temps
on a un deuxième office
ensuite
avec quelqu’un de la mairie
pour faire le discours
donc cela va allonger
encore plus l’office
alors si on prend déjà du retard
il ne sera jamais à l’heure
pour aller faire les courses
en rentrant
et franchement
il n’a pas envie d’y aller
demain matin
il préférerait régler ça ce soir
alors pas envie
pas envie du retard
pas envie que la gamine s’évanouisse
pas envie
mais voilà que ceux et celles
qui l’entourent
par petits gestes précis
prennent en charge
la situation
c’est vrai
que tout le monde a l’habitude
des évanouissements d’Illona
alors Yanis
celui qui ne fait jamais
le moindre effort
en classe
là on n’est pas en classe
on est au funérarium
c’est la cérémonie d’incinération
d’Ousmane
alors
Yanis
il fait un effort
et il est le premier
à fournir un effort
il sort son sweat
il le plie rapidement
en faisant un coussin
tandis que Lucie et Lilou
déposent le corps
inerte d’Illona
sur le coussin
fraîchement formé
Georges lui
émet
des sifflements secs
et vifs
pour que le rang de devant
et de derrière
s’espacent
afin de laisser respirer
la miss
c’est comme cela
qu’on l’appelle
la miss
une fois la miss allongée
les filles s’assoient
et ouvrent délicatement
le gilet d’Illona
pour la laisser respirer
Rebecca est envoyée
d’un regard par Georges
l’autre feignant de la classe
selon les profs
envoyée
elle est envoyée
chercher une bouteille d’eau
même une petite suffira
et puis quand elle revient avec
Lucie renverse
la bouteille
sur un kleenex
et tamponne le front
le cou
d’Illona
avec cette fraîcheur humide
pendant ce temps
Yanis qui s’est assis par terre
en tailleur
entre les traverses
a posé les jambes allongées
d’Illona
sur ses cuisses
les surélevant un tout petit peu
Illona reprend des couleurs
et revient à elle
quand malgré tout
un murmure naît
autour d’eux
un murmure qui interrompt
et interroge l’officier de service
doit-il s’arrêter
doit-il continuer
d’habitude ça pleure
ça s’évanouit
mais il n’a jamais vu cela
une telle organisation
oui une organisation d’adolescents
aux gestes minutieux
et attentionnés
qui ne s’interrogent pas
n’interrompent pas l’espace
juste l’occupent
s’organisent
et officient à leur façon
œuvrent collectivement
petites mains
au service d’une gamine
allongée évanouie
endormie
petites mains en action
qui déplacent
couvrent allongent
posent
encerclent
protègent
petites mains
il n’y croit pas
depuis son pupitre
où il officie
dans ses certitudes
Patrice Luchet : Au funérarium , éditions L’Ire des marges, mars
2022.
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