Camille Loivier | Pensez aux enfants qui montent les escaliers
Les enfants montent les escaliers en courant. Ils ne pensent pas au but, au nombre d’étages. Ils montent comme ils descendent. En jouant.
Les adultes économisent leur force et grimpent lento.
Un escalier que grimpe une jeune fille pressée, une jeune fille du Ballet. Elle se nomme Dandan [1]. Elle a cette détermination ambitieuse, cette folie de l’obéissance à une discipline de fer dans l’espoir de briller même une seule heure sur les planches. Son visage le reflète dans son silence, son expression mesurée, tendue. On lit à livre ouvert dans ce visage. Elle monte l’escalier. Elle va délivrer quelqu’un, sauver quelqu’un. Comme elle l’a descendu, alors qu’il pleuvait des cordes, une mousson de printemps telle une avalanche. Comme elle est descendue le cœur battant, qu’imposent les marches qui montent mais pas celles qui descendent, excepté quand on va parler à quelqu’un.
À quelqu’un qui attend sous la pluie, réfugié sous des bâches en plastique, des parapluies. Qui semble l’attendre, oui, elle. Il est là pour elle, ce soir. De lui, de cet homme, dépend son avenir. Elle va vers lui les lèvres frémissantes-dansantes. Elle va dénoncer.
Elle a descendu les marches en courant, espérant ne rencontrer personne comme elle les avait montées la veille en courant espérant ne rencontrer personne. Elle avait monté lentement en écoutant, se demandant si elle n’entendait pas quelqu’un dans l’escalier. Caché là, dans ce lieu de passage, ce lieu commun, ouvert. Des jeunes filles étaient descendues, d’abord. Puis il est descendu. Et cette personne, elle l’a rencontrée, plutôt débusquée, elle l’a repoussée sur le toit. Craignant pour sa vie. Ensuite, toute la nuit elle a espéré qu’il tombe de lui-même, tel un fruit blet. « Dandan » il l’a appelée. Il a su son nom et il a reconnu son visage, et elle a su, comme elle le pressentait, que ce vagabond, cet ours, ce vieillard puant était son père. Miséreux, recouvert de loques noires, sale, affamé.
Je n’ai pas de père. Elle a dit.
Dandan : c’est elle l’héroïne de ce film. Comment peut-elle exister au sein du communisme-maoïsme triomphant ? Et le héros ? Qui est-il ? S’il est absent, le piano peut tenir lieu de remplaçant.
Dandan est un des centres de ce film. Elle est une pionnière, elle est danseuse classique et se prépare pour un ballet révolutionnaire : pur produit d’une dialectique hegelienne. Par cette position, elle ne peut se situer qu’entre les dents du tigre prêtes à se refermer pour la briser, l’obligeant à tenir la mâchoire écartée le plus longtemps possible.
Son père a été envoyé au laogai quand elle avait trois ans. Elle est donc du mauvais côté. Ses parents sont des mauvais éléments, des intellectuels, et elle doit grandir avec. Son rachat, elle le doit à la danse classique. Elle n’aura donc pas de père.
Depuis l’incarcération de ce dernier, la mère est devenue idiote et obéissante. Elle ne l’est pas de naissance, elle l’est devenue au moment où on lui a arraché son mari. Mais elle n’a pas encore tout oublié et contrairement à sa fille qui n’a plus de père, elle a encore un mari qu’elle aime. (Pas de chance en ces temps troublés).
Dandan est l’enfant unique de ce couple disgracié, elle est née dedans, dans la machine-machoîre, prête à la broyer, et elle veut vivre jusqu’au bout de ce rêve qui l’occupe à cet emplacement-là. Danser selon une tradition occidentale. Danser un ballet révolutionnaire. Avec des pointes roses, un pantalon kaki et une veste militaire, avec une arme.
La danse nécessite une discipline de fer, une abnégation totale, une foi. Tout cela, le parti le souhaite aussi. On danse pour la cause révolutionnaire, l’utopie d’une société radieuse, égalitaire, et tout au fond de soi, on danse pour briguer la place de première étoile. Le reste alors importe peu. Une jeune fille se moque éperdument de la politique. L’enthousiasme qui gonfle sa poitrine, nourri de propagande vide, a trouvé à s’ancrer dans le corps même, dans la réalité la plus concrète qui soit.
Dandan n’aura pas cette première place tant convoitée, de première danseuse, dans le ballet, même si elle est la meilleure. Son s. de père a choisi ce moment précis où elle allait décrocher la position d’étoile au centre du corps de ballet, pour s’évader. Le pire moment.
Elle ira jusqu’à le dénoncer. Elle n’hésite pas un seul instant, elle est déterminée, autoritaire, irréprochable comme un chien de garde. Elle conduira sa mère au silence, la fera taire, elle aussi, cette irresponsable. Les adultes, à cette époque-là, la révolution culturelle, sont tous bons à jeter, à être rééduqués, ils n’ont rien compris. Quelle aubaine pour la jeunesse de ne plus avoir tort !
Ce soir-là, il pleut des cordes, elle a vu son père en rentrant chez elle, maintenant elle se précipite dans les escaliers pour les dénoncer tous les deux, son père et sa mère, qui veulent se retrouver, se serrer dans les bras, même quelques secondes dans une gare. La folie pure. Les mots sortent de ses lèvres fines de petite fille déterminée, orgueilleuse, alors que la mâchoire se referme des deux côtés, par le bas comme par le haut. Elle croit qu’il suffit de dénoncer pour se sauver. Pour effacer un père et une mère, définitivement marcher dessus, sur ses pointes, afin de danser devant les camarades-dirigeants venus l’admirer.
L’épouse de Mao, la troisième, Jiang Qing. Une actrice. La première, il ne s’en souvient plus, c’était un mariage arrangé. La deuxième l’a quitté avant qu’il ne soit plus qu’une machine politique. La troisième est en total accord avec lui. Ils jouent l’un et l’autre parfaitement leur rôle. C’est elle qui orchestre la vie culturelle, elle qui a commandé ce merveilleux ballet : « Détachement féminin rouge ». Il sera joué deux fois à Paris en 2010 et en 2013. Et la seconde fois, au théâtre du Châtelet, le personnel habillé en garde rouge et un buste de Mao monumental selon les uns, « en carton pâte » pour les autres [2].
Dandan aurait, elle aussi, aimé jouer au théâtre du Châtelet.
Le corps de ballet a été envoyé à la campagne pour mieux comprendre la vie et les gestes paysans, puis dans une caserne pour apprendre le corps militaire. La base de son apprentissage vient pourtant de l’école russe, des Soviétiques. C’est certain. Mais seul compte pour elle l’art. Quelle que soit son origine. Quelle que soit sa destination. Elle veut vivre, juste pour elle-même, un pur devenir.
Si l’on parle des autres héros du film, avant le piano, il y a la porte. La porte qui ensuite restera toujours ouverte. Parfois on ne frappe pas. On fait juste bouger la serrure, jouer le pêne. Il tremble. C’est un signe. La porte s’ouvre.
Ce jour-là, quand il est revenu, le bien-aimé, et que son épouse, la mère de Dandan, était sortie, la porte était fermée. Parfois un autre homme entrera par cette porte, à sa place, car il aura promis de l’aider.
La porte tremble. Se ferme. S’ouvre. Discrète. Ensuite, quand la mère de Dandan aura tout oublié, elle ne la fermera plus jamais.
Le piano et la danse classique. Une éducation typiquement bourgeoise. Petite-bourgeoise. Tout ce qui touche à l’Occident doit être anéanti. Les doigts des pianistes écrasés, les touches de l’instrument arrachés. Ils ne joueront plus. Quand on leur restituera leur instrument, vingt ans plus tard, il restera obstinément fermé. Muet. Une langue ne se recolle pas. Les doigts ont perdu la souplesse, la vélocité. Cela ne se rattrape pas. Le pianiste devenu vieux, après avoir tourné autour un long moment, finit par s’asseoir devant la télévision. Comme chaque soir.
Le motto « c’est fini. N’en parlons plus. Il faut oublier », la mère de Dandan l’applique à la lettre. Elle oublie si bien qu’elle oublie tout.
Des hommes sont envoyés au laogai. Des femmes perdent la tête, courent toute la nuit sur un stade sans s’arrêter.
Le nom du père de Dandan « Yan-shi » 焉識, à lui seul, permet de comprendre le film, son mélodrame et sa non résolution. « Shi » signifie savoir, connaissance. « Yan » quant à lui est un mot vide, une particule enclitique ou une particule finale euphonique. Il peut vouloir dire "Comment ? Où ? Quoi ? …" Il est l’interrogation même de l’ignorance, de l’oubli, de l’inconnu. Qui est-il ? Que sait-on de lui ? Rien. Il est l’anonyme. Dès lors, comment son épouse pourrait-elle le reconnaître, l’embrasser comme celui qui serait son époux ? Elle l’attendra indéfiniment car il porte le nom de Personne, de Nemo. Il ne peut pas non plus rentrer à la maison. Le titre original « guilai » 歸來 comporte ce mot « gui » rentrer, retourner, qui est homophone du mot voulant dire « revenant », « fantôme ». Un revenant qui revient chaque année mais ne rentre jamais. Pour que l’on n’oublie pas son départ irréversible.
Dandan s’exerce avec passion, sans arrêt, exerce son corps à la perfection, à la beauté sans faute du ballet classique. Elle se moque du Détachement féminin rouge. Elle fait partie du corps du ballet mais elle ne veut pas uniquement en être une petite vis. Quand la représentation a lieu, finalement, le fauteuil de sa mère est vide, ainsi ne voit-elle pas son humiliation, sur la scène : elle n’est qu’une figurante, une danseuse parmi les autres. Tout cela pour rien. Écrasée comme les autres.
Danser. Pas seulement donner le meilleur de soi-même.
Sentir la vie couler en soi et jaillir, se sentir si concentrée sur la vie que l’on en oublie tout ce qui l’empêche, l’obstrue, l’interdit. Danser. Le temps de la danse est infini. Et le piano l’accompagne, lui donne son rythme sa force, sa cadence ferme.
La langue de la propagande a privé Dandan d’émotions, elle ne les retrouve que traduites dans le langage de la danse classique. C’est une langue précise, rigoureuse, elle est infaillible. Elle vit de l’expression des tensions contraires, de ce qu’elles exigent de chaque partie du corps pour que celui-ci souffre en silence mais s’offre aussi une détente intérieure incommensurable. En faisant partie du corps de ballet, d’abord au centre, puis repoussée à la marge, Dandan a réussi à grandir en échappant à l’immobilité du monde, elle a pu garder intact le fil de la vérité qui, à l’extérieur, était coupé.
Dandan grimpe les marches furtivement pressée, les enfants montent les escaliers en courant. Sans savoir où ils vont. Même en rang, en uniforme, ils ne cessent de trouver une manière de se dérober, à l’ordre, à l’aplatissement, à la répétition du même, au sarcasme.
[1] Dans Coming home de Zhang Yimou, 2014.
[2] Nan Ma, Les Chinois à Paris : Le Détachement féminin rouge et le maoïsme français du milieu des années 1970, Perspectives Chinoises, 2020-1, traduit du chinois par Thibault Le Texier ; Pierre Aski, Le « Détachement féminin rouge » à Paris : le maoïsme dansant », Le Nouvel Obs, 2 octobre 2013.