Philippe Aigrain | Fodé #1
À la demande de ceux qui l’ont trouvé par hasard et qui m’ont donné son numéro de portable, je l’appelle à 7 h 45. Il s’appelle Fodé Diakité. Cela fait quarante heures qu’il marche dans Paris, s’arrêtant de temps en temps pour dormir dans un recoin. Si quelqu’un avait pu suivre et noter sa dérive, il en tirerait des enseignements sans pareils. Cela pourrait s’appeler Marcher dans les rues de Paris en suivant le plan de Mambiya. Nous devons nous retrouver mais je ne sais pas où il est. Lui non plus. Il doit demander à quelqu’un. Je raccroche, compte trois minutes et le rappelle. Gare d’Austerlitz. Coup de chance, c’est à quinze minutes à pied et facile d’aller de là à la destination suivante. Sauf que c’est grand la gare d’Austerlitz. Nouveau coup de téléphone pour demander s’il est du côté de la rivière ou du côté de la grande cour. Du côté des travaux. Il y en a côté Seine, mais je ne le vois pas. Encore un coup de téléphone, et il me dit je suis ici, j’imagine qu’il me voit, mais non, il veut dire là où il a dit précédemment, sauf que du coup moi je le vois, malgré la capuche de la veste de montagne acquise lors d’une autre rencontre de hasard, me cachant le téléphone, mais pas la légère inclinaison de sa tête vers le côté où il tient le téléphone. Brève accolade puis direction Gare de Lyon par le pont. Il a les doigts incroyablement longs et fins. Me semble que les membres aussi comme si la combinaison de la croissance rapide des garçons adolescents et de la malnutrition leur avait donné une conformation particulière. Je lui explique que nous allons à la permanence d’une association qui s’occupe des réfugiés et demandeurs d’asile, qu’ils ouvrent à 9 h mais qu’il faut arriver avant pour être sûr d’entrer. Je lui demande son âge. Seize ans. En le regardant cela paraît à la fois surprenant et évident. On vieillit vite dans ce qu’il a traversé mais il a gardé regard et gestes d’enfant. Il est né le douze du neuvième mois de 2000, sa vie compte les ans du vingt-et-unième siècle. Par ce jour de grand beau, la vue sur la Seine vers Notre-Dame est une splendeur. Je l’arrête un instant pour la lui faire admirer, mais son esprit est ailleurs, vers ce qui l’attend. Traversée d’un petit cloaque urbain, entrée dans la gare et nous nous faufilons dans un accès à la ligne 14 dont j’ignorais l’existence. Ses pas précautionneux comme ceux d’un chat pour s’engager dans les escaliers mécaniques et en sortir. Je lui explique l’insertion du billet et la nécessité de le conserver. De l’autre côté du tourniquet, il demande à faire pipi. Question au kiosque café viennoiseries. C’est juste derrière une autre entrée, je demande si on pourra rentrer, bien sûr et on y va, WC à porte automatique, petite inquiétude sur s’il va arriver à ressortir mais oui et nos tickets plus valables, c’était avec la carte Naviguette qu’on pouvait rentrer, me reste exactement deux tickets. Il s’accroche à deux barres du météore dans la foule pressée. Au terminus, visiblement soulagé de retrouver l’air libre, il marche en sautillant dans la rue vers la permanence de l’association. Il est plus calme. Le local de l’association est au fond d’une courette. 8 h 50 et une vingtaine de personnes massées devant la porte, trois femmes avec bébé, beaucoup avec un accompagnateur, interprète ou ami. La porte s’entr’ouvre pour laisser passer les gens, après vérification qu’ils viennent bien pour l’asile ou les mineurs sinon ce sera l’après-midi. Nous sommes maintenant près de la porte. La queue confuse grandit. Certains la contournent, agitant des papiers de convocation, d’autres se plaignent de ces resquilleurs et nous reprochent de ne pas avoir fait la police. Nous rentrons et occupons les deux dernières places assises dans la pièce, quatre bureaux, deux autres ailleurs. Un téléphone où se relayent deux femmes. L’une, à la beauté démonstrative, ne cesse d’enlever et remettre sa veste avec des gestes gracieux, ce qui n’est pas facile, et moi m’efforçant de ne pas suivre ces opérations trop visiblement. Au bout d’une heure le gardien de la porte annonce que plus personne ne pourra entrer ce matin. Vingt personnes s’y engouffrent aussitôt, cris et menaces de ne plus recevoir personne et fermer boutique, puis annonce qu’on ne recevra que les gens déjà inscrits sur la liste, certains partant et d’autres tenaces s’incrustant, qui finiront pas passer quand même. Un peu moins de deux heures après l’entrée dans la pièce nous sommes reçus par un monsieur âgé, un peu voûté, accompagné d’une observatrice qui parle russe avec une demandeuse d’asile. Explications sur les dispositifs, celui des mineurs et les rejets fréquents mais l’avantage de l’hébergement immédiat en attendant, celui des majeurs et les rejets non moins fréquents mais plus lents et l’hébergement aussi. Fodé insiste sur le fait qu’il est mineur et on nous envoie donc à la DEMIE, un organisme géré par la Croix Rouge qui s’occupe des Mineurs Isolés Étrangers. On nous prévient qu’ils sont totalement débordés et qu’il n’est pas sûr qu’il arrivera à entrer, il et non nous parce que les accompagnateurs ne sont pas admis. Après un repas – escalope de poulet pâtes pour lui, quiche dégueulasse pour moi – passé à l’interroger sur les âges qu’il avait aux différents événements qui ont scandé sa vie, les réponses semblant cohérentes avec son âge revendiqué, nous arrivons à la DEMIE, personne dedans, accueil aimable nous annonçant que tous les conseillers sont en réunion, mais une femme sort et demande de quoi il s’agit et après quelques échanges accepte de garder Fodé et m’expédie ailleurs. Bref moment de soulagement puisqu’en principe la DEMIE doit « mettre à l’abri » les mineurs le jour même en attendant un entretien d’évaluation une semaine plus tard. Départ à pied, saveur de la belle journée de printemps, espoir d’avoir enfin fait quelque chose d’utile qui se révélera vite prématuré car négligeant le rejet au faciès. Le rejet au faciès c’est la réponse française à l’intrusion d’une parcelle de droits fondamentaux dans l’espace où certains espèrent les réduire autant que possible, celui des étrangers. Puisque des législations et chartes imposent des droits minimaux pour les mineurs isolés étrangers, autant en réduire le nombre en déniant autant que possible cette qualité à tous les demandeurs. Et le faire au plus faible coût en limitant autant que possible les recours. On va donc juger au visage de la crédibilité de l’âge, ceux qui pratiquent cette méthode ayant négligé de tester sur l’âge apparent de leur propre visage les séjours prolongés entassés dans des camions roulant dans le désert, les travaux d’esclaves pour tenter d’économiser un passage, la peur au ventre pendant des mois, la faim et la soif et le pire, dont souvent ceux qui l’ont subi ne peuvent parler. Donc Fodé se fait refouler au faciès, reçoit un papier auquel il ne comprend rien et est invité à se rendre à une adresse qu’il n’arrive pas à me communiquer au téléphone. Nouveau départ en taxi pour le rejoindre, le chauffeur commençant par traiter Miles Davis de raciste anti-blanc avant d’éructer un racisme anti-tout contre les marchands et le public des puces de Couronnes. Le papier l’envoie à un centre de jour fermant une demi-heure plus tard, que nous atteignons à temps, reçus avec chaleur et amitié, mais désolé, on ne prend que les majeurs. Le voilà donc dénié de sa minorité qui reste cependant opposable.