Philippe Aigrain | Fodé #5
Fodé a mal aux dents. Très. Il n’y a qu’un PASS – permanence d’accès aux soins de santé – dentaire dans Paris, à la Salpêtrière. Pas comme dans d’autres qui rejettent les personnes sans preuve de régularité de séjour, on prend tout le monde, même si on demande un document établissant son état-civil que tous n’ont pas. Le PASS est hébergé dans le service qui s’occupe aussi des urgences dentaires et comme il a très mal c’est une urgence. On prend donc un ticket – 69 – on s’assoit dans la salle d’attente et on en est à 42 sur l’écran d’appel. Mais ça débite assez rapidement. Tout le fonctionnement du service repose sur des volontaires du service civique qui font l’accueil et la logistique, dont une jeune fille remarquable d’efficacité et de gentillesse. Le ticket c’est pour l’inscription, du moins d’abord. Il y a deux guichets. Une heure plus tard, la dame regarde l’extrait d’acte de naissance, fait un peu la grimace, mais ce n’est pas contre lui, c’est juste l’afflux, il y au moins trois ou quatre autres mineurs dans la salle d’attente, à moins de quinze ans il y a un service spécial, à plus de quinze et trois mois, c’est ici, entre les deux, je ne sais pas trop. On lui annonce une autre heure d’attente pour les soins, et bêtement je ne crois pas que cela ira si vite, mais dans la partie soin, il y sept cabines de soins actives. Dans la matinée élargie au début d’après-midi, au total, quatre-vingts personnes vont être soignées. Seulement il y a un coût à cette efficacité, pas sur le soin proprement dit, dont Fodé est ravi, il est très bon, ne m’a pas fait mal du tout, je lui demande s’il a déjà été chez le dentiste, oui une fois en Guinée, on lui a arraché une dent, il devait avoir huit ans et ce devait être une dent de lait. Fodé a une pulpite, une inflammation douloureuse du cœur de la dent n° 16, la première molaire d’en haut à gauche en regardant la personne, à droite si on adopte son point de vue. L’interne lui fait donc la première partie du traitement qui s’appelle une pulpotomie, on découpe le cœur de la dent, mieux vaut l’anesthésie donc. Et au revoir jeune homme, voilà le compte-rendu de soins pour la suite, et il n’y comprend rien. Donc, avec l’autorisation de la volontaire du service civique, je reviens avec Fodé voir l’interne dans la partie interdite aux accompagnants, et il me dit, ah, il n’a pas de couverture, il faudra voir l’assistance sociale pour le PASS. Elle est déjà partie, revenir un autre jour et comme je fatigue, je ne note pas que le mercredi n’est pas un jour de permanence. J’y reviens tout seul le lendemain, un mercredi, bute sur porte close, mais il y a un secrétariat avec deux secrétaires, qui lui donnent un rendez-vous pour dix jours plus tard. Il faudra qu’il soit là, et à ce moment elle pourra lui donner un autre rendez-vous pour la suite des soins. Pendant ce temps, Fodé me téléphone, enfin il laisse sonner deux fois et je le rappelle, sinon la recharge s’épuise vite. Il a très mal, et c’est là seulement que je réalise que l’interne ne lui a pas donné d’analgésique, et avec l’aide de la volontaire du service civique, je retourne voir cette fois une jeune docteure, modèle héroïne des urgences, elle a cinq trucs à décider à la fois, trois personnes qui lui parlent en même temps et au milieu lui fait une ordonnance pour du paracétamol, qui ne servira qu’à lui dire combien de comprimés prendre puisqu’il n’a pas de couverture, et sur l’ordonnance, paracétamol 1g, un comprimé toutes les quatre heures en cas de douleur et pas plus de huit par jour, ce qui est la limite pour les comprimés de 500 mg pas ceux d’1 g, une connerie, mais pas fatale, on reste en dessous de la dose sérieusement toxique pour un traitement de courte durée et c’est pour cela qu’il n’y a que 8 g dans une boîte, de toute façon je connais les limites, migraine aidant, et je file à l’autre bout de Paris pour lui amener le paracétamol qu’il pouvait acheter pour deux euros et dix centimes, mais mieux vaut lui expliquer quand même quand prendre les comprimés. Ce n’est pas tout, car s’il a une pulpite, c’est parce que ça fait longtemps qu’il ne mâche qu’à droite parce qu’à gauche il a des caries qui lui font mal. Donc lui expliquer que là, peut-être mieux vaut manger côté caries que côté dent à moitié traitée et bien se rincer la bouche pour éviter l’infection dans les vingt jours qui le séparent probablement des prochains soins – ça c’est la médecin qui m’a parlé de cette possibilité d’infection – et surtout de ne pas oublier de demander qu’on lui soigne les caries. Et puis, il y a le reste de son corps et de son esprit et du mélange des deux que personne n’a encore pris le temps de considérer calmement avec lui, sauf nous tous qui l’aidons avec nos moyens du bord.