Pierre Antoine Villemaine | dans le flottement requis

dans le flottement requis
l’élan sans objet
ébauche des constellations qui fluctuent

la distraction gouverne le hasard
oriente l’espace méditatif

et « la pensée approximative »
s’en remet à la langue
à ses nœuds multiples
à ses frissons articulés

*

[…] et me revoilà aux prises avec ce sempiternel glissement des figures, à leur élégant évanouissement dans l’air puis à leur disparition. Et toujours et encore cette pensée en transit aussi fuyante qu’obstinée qui ne s’incarne que provisoirement, demeure sous la coupe de ce qui ne se dit pas, refuse de se figer dans une forme, qui, par delà les figures, veut saisir, obstinément, autre chose.

*

Mes idées venaient au hasard de la plus grande confusion, elles me tombaient dessus et j’avais la plus grande peine à les organiser pour savoir ce que je pensais. Je pratiquais ce que certains appelaient « le genre accidentel de connaissance » et d’autres la « connaissance émotionnelle ». Je m’en suis plaint, j’ai râlé, beaucoup pleuré, déçu mes amis et je me suis retrouvé bien seul jusqu’au jour du grand retournement, moment inoubliable où je me rendis compte de la fécondité des choses confuses. J’avais la tête dans les nuages. Ah, comme ils sont beaux ces nuages qui flottent là haut dans le ciel ! Ces taches blanchâtres n’ont pas de consistance, suspendues elles n’ont ni lieu ni forme ni limites stables, elles semblent tirer de leur confusion même le pouvoir de nous faire rêver.

*

Qui donc me pleurera après ma mort ? Combien de gens suivront mon cercueil ? Telles étaient les questions que je me posais en cet après-midi impatient de la venue du printemps annoncée par le chant des oiseaux du matin. La douceur allait revenir, tu pourras de nouveau sortir de chez toi, me dis-je, te promener à loisir sous ce soleil encore fragile. Cet hiver je suis peu sorti et je me suis appauvri en émotion. J’étais las de mes vieilles rengaines, de mes vieilles soupes. Je m’étais immobilisé dans un calme plat, sans événement digne de ce nom. Il faut dire ici, pour saisir au mieux la suite de cette histoire, que je vivais depuis un certain temps dans une autre dimension, pour faire bref, j’avais quitté la réalité. Non pas que je rêvassais trop, tout le contraire, on ne rêvasse jamais assez, mais j’avais l’impression de vivre hors du temps, dans l’attente de quelque chose, espérant je ne sais quoi. Je m’enfouissais dans d’obscures lectures dans lesquelles je m’égarais à loisir. Et puis il y avait la musique. La musique que j’écoutais aujourd’hui s’épuisait dans la reprise incessante de son motif, comme s’il ne voulait pas disparaître. Enfin elle égrena ce qui m’apparut comme ses notes ultimes, son dernier souffle, frôla l’extinction puis elle se reprit et ressuscita. Elle ne cessait de jouer avec sa propre disparition. Passante, chaque note aurait pu ne pas être et il me semblait qu’elle ne vivait que pour mourir.

*

dormante toujours présente
elle flotte on ne sait où
à portée de voix
elle chemine entre les choses

extraite musicalement
elle va d’un point d’effacement à un autre

quelque chose git en elle
quelque chose qu’elle ne peut expliquer

*

J’ouvre la fenêtre - avec bonheur j’entends le vent, rien que le vent. Vide de toute pensée, étonné de la douceur qui s’empare de moi, j’écoute les petites bourrasques nerveuses, je vois les feuilles du cerisier qui s’agitent et les branches qui s’affolent brusquement puis se calment, se balancent avec grâce, les voilà maintenant presque immobiles, au repos les feuilles ne tremblent plus, tout est calme, apaisé - puis revient le vent capricieux et joueur.

*

Affrontant l’inconsistance parfois un rêve mystérieusement précis saisit une clarté d’évidence dans le foudroiement d’une image ; une clarté limpide, perçante comme un arrêt de la vie, l’acuité d’une révélation absolument vide – un œil de calme – et la netteté de ce sentiment : oui, la vérité ne m’échappera pas !

*

J’ai la désagréable impression que tous vos petits morceaux n’indiquent aucun sens, osa-t-il me dire après un long silence. Il semblait gêné. Je ne vois pas très bien où vous voulez en venir, vers où vous dirigez vos pas, ajouta-t-il. - Vous avez raison, lui répondis-je, je ne peux pas vous donner tort. Croyez-le ou non, je comprends votre déception, mais qu’y puis-je ? Oui, ce sont bien les pas qui me dirigent. J’observe les choses qui viennent à moi, elles surgissent et je ne fais que les recueillir. - Mais tout cela n’est que ruines et chaos sans nom ! - Calmez-vous ! Je vous en prie, ne cherchez pas à interpréter, il n’y a rien à interpréter. Tous ces petits morceaux comme vous dites, ce sont comme les petits cubes colorés d’une mosaïque. J’ai appris il y a peu que les mosaïques à la différence des tableaux n’éclairaient pas mais à l’inverse retenaient la lumière en elles, l’absorbaient en quelque sorte. « C’est ici qu’est née la lumière, c’est ici que, captive, elle règne libre » lit-on sur une inscription à Ravenne. Pendant qu’on y est, savez-vous combien il y a de ces petits cubes, on appelle ça des tesselles, rien qu’à l’église Saint-Georges de Thessalonique ? - Vous brûlez de me le dire. - Eh bien on en compte pas moins de trente-six millions et aucune n’est semblable ! Alors vous voyez bien que je ne suis pas encore au bout de mes peines avec mes petits bouts.

24 octobre 2020
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