Pierre de Cordova | Jour de l’Oraison (extrait)

Le Jour de l’Oraison est un poème, un récit, un dialogue, tout cela à la fois. Deux voix se mêlent, celle d’un homme et d’une femme. Mais peut-être n’en forment-elles qu’une, celle du narrateur, qui écrit depuis sa disparition. Trois actions principales scandent le texte : l’inhumation, la résurrection, la crémation. Tout ceci serait bien grave si l’humour ne venait traverser régulièrement sa cible : une lourdeur nommée mélancolie.

*

Il pleuvait déjà
quand les nuages sont arrivés.

Un camion roule sur la flaque
Je glisse, l’autre m’écrase.
Je croyais que c’était la mort d’un autre
- genre Roland Barthes.
Un autre plus fragile
- genre André Gide.
(il est toujours malade dans son journal)


Il y eut vite
la chambre avec
vue gisante
sur le mort

C’était moi

Une étagère de
la bibliothèque
s’est effondrée,
Nadja gît au sol

C’était elle

Je suis mort comme ça.

Puisque je meurs
la bouche ouverte
je vais devoir me répandre :

C’est le risque
du verbe aimer
d’être un poème
dans le regard
de l’homme quitté.



Dans mon rêve, on m’avait inhumé à côté de Jim Morrison, j’avais pas à me plaindre, je récupérais toutes les fleurs et toutes les larmes qui ruisselaient de sa pierre tombale, les meufs portaient des vestes en daim ou débarquaient en sarouel, on s’habitue au chagrin des autres.

J’ai toujours été un deuxième dans la vie, aujourd’hui je suis le second.


Je n’ai jamais assisté à un enterrement.
Je crois que cela me manque.


En respectant un certain ordre
et pour peu qu’on ressuscite,
on peut enchaîner les deux figures,
d’abord on enterre ensuite on incinère.



Je voulais que mon cercueil fût porté par des mains inconnues, des mains objectives, des mains qui ne suintent pas à l’approche des poignées.

Je voulais des corps robustes pour soulever le mien. Dans l’idéal, un corps d’ébéniste. Que l’objet et son sujet ne soient pas séparables. Puisse mon cercueil être soulevé par un spécialiste ou un virtuose.


Du balai du Bellay. Entre ici Bossuet.
Qu’est-ce qu’une oraison ?
Parler de leur vie à ceux qui sont morts.
Qu’est-ce qu’un stand-up ?
Parler de leur mort à ceux qui vivent.



Le Christ se souvient que son père est charpentier, l’angoisse de l’arbre est une croix sous-jacente.


Dans la terre, ce n’est pas le bruit des pelletées qui m’a le plus remué, c’est la faible tonalité émotive autour de moi.

Qu’ai-je donc fait pour que tous se taisent ?


Dire quelque chose qui ne soit ni falsifiable
ni substituable,
c’est une lettre d’amour,
c’est une lettre de rupture, c’est une oraison,

c’est irréversible.



Sur le marbre un nom et quelques chiffres

Je vis sous la terre comme
dans la seule enfance encore radieuse

Le silence
dans lequel je rêve
s’appelle la littérature.


La cloche sonne
dans la lumière d’hiver
Hölderlin tire sur la corde

Il y a
le calme d’une tombe
et le bois du cercueil
où sanglote l’haleine du chevreuil


Je respire la nuit
à l’intérieur
des formes

L’éloge cesserait d’être funèbre
si tu écrivais ton oraison.
Pour aspirer à la perfection du sacerdoce,
tu seras le premier, peut-être le seul,
à chercher un mot qui n’existe pas
pour dire un être qui n’existe plus.
Please stand up



J’ai caché un texte dans la doublure de ma veste, un texte apyre et réfractaire, trois lignes, 17 syllabes, haïku, et c’est déjà beaucoup pour supporter l’existence dans la pierre tombale :

J’aurai assez d’images
pour tenir le sommeil
à voix haute :

La cheville du Christ
sur du sang rouillé
était ma blessure
préférée, par la
suite, l’image,
celle du clou,
forma toutes
les autres.

La crainte que tu ne reviennes pas
dans le mot suivant
sera compensée par la peur
que tu disparaisses dans la phrase d’après.



Je soulève un peu la terre qui obstrue mon regard
il n’y a pas de ciel
l’éclair coincé dans les branches
c’est la lumière du jour.

En fait on l’a un peu profond
les yeux ne servent qu’à voir
on aurait pu toucher avec.

Je suis cloué sous la dalle.


Noli me tangere

J’apprends dans le dictionnaire le nom des oiseaux qui chantent sur le nom des arbres. C’est la seule randonnée possible.

J’ai cessé d’écrire
pour t’aider à mourir

Il y avait bien un rythme
qui montait en moi

la terre y progressait
sous d’avalanches
tristesses.



C’est l’ordre alphabétique qui organise la mémoire de l’écrivain mort. L’oraison doit commencer par la lettre A.



"Jour de l’Oraison" de Pierre de Cordora parait le 10 septembre 2024 aux Éditions du Bunker

1er septembre 2024
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