Pierre Parlant | À l’image du temps
À l’image du temps
« Mais ne sommes-nous pas datés, tous, dans ce que nous inscrivons ? Et quelles dates disons-nous nôtres ? »
Paul Celan
« La seule fonction qu’une expérience peut remplir est de mener à une autre expérience. »
William James
Une lecture immédiate pourrait le laisser penser et tout est là pour nous en convaincre : Chant tacite, ce livre au titre subtilement contre-intuitif, a été conçu et aura trouvé son régime à partir de l’observance d’un principe supposant qu’à chaque jour vécu, un an durant, allait devoir correspondre un poème écrit. Version contemporaine, contingentée et presque littérale du fameux énoncé de Pline à propos du peintre Apelle, réputé pour son intransigeante assiduité au travail : « Nulla dies sine linea ». En sorte qu’une fois rapporté au projet d’Emmanuel Laugier le précepte latin peut se décliner en ces termes : que passe une année de ma vie, quoi qu’il arrive, elle ne verra pas une seule de ses journées s’écouler sans que j’écrive un poème sous sa date [1]. Ou encore, en déplaçant et précisant un peu l’angle de visée : puisse Chant tacite, en tant qu’ouvrage de poésie, devenir en son ordre — la série des poèmes — le recueil de ce qu’aura été dans le sien — la suite des jours — une des années de mon existence ; projet, vœu ou pari, voire les trois à la fois, tellement s’intriquent ici des perspectives et des intentions à portée esthétique aussi bien qu’éthique.
Quoi qu’il en soit, si à l’heure de s’y mettre, autrement dit au premier jour, lequel n’en finit pas de se représenter, rien n’est encore décidable quant au contenu du livre — et pour cause, on ne spécule pas sans frais sur l’avenir et les surprises qu’il nous réserve —, le cahier des charges que le poète s’est à lui-même attribué semble d’ores et déjà aller de soi, ou du moins paraît suffisamment clair et fixé pour qu’il parvienne à s’y tenir tant la règle s’impose et l’oblige. Où trouver en effet contrainte plus objective, plus universelle et plus assurée que celle qui s’avère par ailleurs susceptible, et ce depuis la nuit des temps, de faire pour ainsi dire passer toutes choses, vives ou inertes, du jour au lendemain, et qui, en l’occurrence et de surcroît, semble ajuster, comme analogiquement, le mouvement d’une page se tournant sur celui de la rotation de la Terre sur son axe ? Vertigineuse mais stimulante disproportion. Comment le désir d’écrire pourrait-il ne pas y souscrire ? Le poète n’ayant aucun privilège pour s’exempter de la traction du temps, l’injonction calendaire lui offre en tout cas le moyen le plus sûr de ne pas céder sur son exigence d’écrire et, ce faisant, d’instruire une affaire dont l’essentiel consiste à distribuer son acte de composition en tirant profit de l’inexorable. Distribution systématique qui prend l’aspect d’une bijection puisque d’elle procède une série de correspondances biunivoques où chaque poème de l’ouvrage, en tant qu’ensemble d’arrivée, a un antécédent et un seul dans un ensemble de départ dont le cardinal correspond au nombre de jours d’une année civile [2].
Doté du statut d’élément, chaque poème accède ainsi au rang d’image de l’élément antécédent — le jour daté —, lui-même appartenant à son domaine de définition — l’année considérée. Bref, l’intrigue de chaque jour coïncide avec celle d’un poème dédié, tandis qu’à chaque poème correspond réciproquement une date et une seule. Une fois l’entreprise menée à son terme,Chant taciterecueille la suite des 365 poèmes et l’équipotence des deux ensembles — année / livre — se vérifie d’elle-même.
Jessica Wynne. Mitchell Faulk, Columbia University, Erased Formula #2, 2019*
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Un des premiers enjeux du livre aura donc consisté à se mesurer jour après jour à la nécessité du temps qui passe en recourant délibérément aux moyens du poème [3]. Chose de prime abord élémentaire mais en réalité sévère et osée. Car en mettant au jour, tous les jours et en vers, la donnée de sa propre expérience, il s’agira pour le poète de mesurer, au nom de la mesure même, rien de moins que la consistance de son engagement. De se mesurer par conséquent lui-même en confiant à l’exercice de la prosodie ce qu’induit ou produit, en et sur lui, la puissance de la contingence. Il lui faudra en effet rapporter et soumettre quotidiennement le disparate, l’hétérogène de ce qui arrive, l’inattendu souvent, aux attendus cette fois du phrasé, du rythme, de la coupe qu’exige le poème abouti. Vu sous ce jour, l’énoncé de Pline change forcément d’allure. On ne peut plus se contenter d’y lire une maxime insistant sur l’importance de la discipline dans la pratique de création. Ici, l’impératif du « Pas un jour sans une ligne » incite à considérer qu’en l’absence d’écrit, la journée et la promesse qu’enveloppe sa mémoire s’avèrent possiblement perdues. À l’idée que chaque jour doit être l’occasion d’un poèmese substitue désormais cette autre, autrement décisive, qui va tenirle poème comme la ressource de chaque jour à vivre. Et ce qui nous était apparu d’emblée comme une contrainte d’écriture parmi d’autres relève à vrai dire d’une volonté d’établir un rapport nécessaire et polémique entre l’indifférencié de l’écoulement temporel et la détermination sensible et critique dont le poème non seulement se soutient mais soutient aussi bien le désir de qui entend le composer. Chant tacite est le livre qui se permet d’en exposer les conséquences en s’étant alloué le temps de les expérimenter.
*
On l’a dit, une association bijective consiste à instituer entre les éléments des deux ensembles considérés un rapport antécédent/image.Mais par-delà le lien formel qu’institue ce rapport, de quoi peut-on dire que le poème est l’image ? Que se joue-t-il entre ce qu’il déploie, entre ce qu’il dit, comme il le dit, et la date à laquelle il se trouve associé ? Si nous avions affaire au journal d’un écrivain, la réponse irait quasiment de soi. Chaque date appellerait le relevé de faits, de péripéties, d’événements du jour. Soucieux de l’archivage de tout ce qui réclame ou mérite de l’être, le journal ressemblerait à ce qu’en d’autres contextes et sur un autre plan on nomme une « main courante » [4]. Le moindre énoncé s’y trouvant n’aurait de portée qu’en tant qu’assigné au jour dit. Date et poème seraient, quant à leur signification réelle ou symbolique, strictement corrélés. Or ce n’est pas tout à fait, voire pas du tout, ce que Chant tacite donne à lire. Si certains poèmes se consacrent manifestement à la célébration ou à l’hommage [5]que les dates suggèrent, d’autres évocations, centrées sur l’œuvre d’un artiste, le souvenir d’un film, la présence en un lieu ou l’expérience d’une lecture, semblent en revanche se réclamer de l’aléatoire ou solliciter des références non explicites. Au nom de quoi, se demande-t-on par exemple, le poème se saisit-il de la figure de Walter Benjamin le 11 décembre ? Pourquoi mentionne-t-il le nom d’Ossip Mandelstam le 13 avril ? Ou celui de Vittorio de Seta le 29 mai ? etc. À quoi obéit pareille assignation ? Et dans chacun de ces cas, encore une fois, de quoi l’agencement signifiant du poème est-il éventuellement l’image ?
Se le demander s’accompagne de perplexité et inciterait à conclure tout bonnement, et sans doute paresseusement, au libre jeu des associations. À ceci près que l’émergence de ces questions, à l’évidence sans réponses, offre peut-être un accès à la compréhension du geste poétique reconduit qu’est Chant tacite. De quoi réaliser par exemple qu’à l’algorithme calendaire s’oppose ici une forme d’intempestivité dont le poème assume la levée expressive, comme s’il lui fallait se soustraire à la norme ordinale des moments. Comme si lui incombait de devoir périodiquement, tout au long d’une année, contester de l’intérieur la règle de l’éphéméride, la mécanique de la datation, en se réclamant d’une temporalité affranchie, dictée par l’exception.
5 mars
la suite est enfoncée dans le coin
sec s’ouvrant
l’histoire où j’avance se fend
s’ouvre et se fend encore
dans le fruit que je coupe en deux
une entaille brune de pourriture apparaît
et le creuse
il faut faire face au fait de cette exactitude
car dans le poème exact s’y aventurent le déroutant
le non conforme et l’évidence
de la forme jaune où la vue les a attestés
cela
les dit et les nomme
car les poires vues
ne l’auraient-elles pas été en vrai
qu’elles le seront
et le furent
été sur été [6]
Jour après jour le poète avance dans l’histoire, qui est aussi la sienne, et se fond dans celle du temps qui passe, lui-même homogène au présent du poème s’écrivant. Pareille complexité, pareils tuilages obligent à se frayer un chemin de pensée praticable avec des séquences langagières, demande d’apercevoir, le cas échéant, une voie étroite dans la faille du jour, laquelle sait apparaître comme sous la pression d’un coin qu’on y aurait enfoncé [7]. Pris sous la lame du jugement, voici qu’à l’instant le fruit se fend, mettant à nu et divulguant, au prétexte d’un partage [8], la vérité prémonitoire de son altération. Ce n’était pas écrit, cela survient et c’est justement ce qu’aujourd’hui il faut écrire. Comme un présage antidaté. Moment critique où, comme aurait dit Bataille, « le ciel se déchire », sa voûte fût-elle tendue a minima au-dessus d’une poire. Quoi qu’il en soit, écrit Laugier, « il faut faire face au fait de cette exactitude » qui stupéfait, perturbe l’ordinaire du temps en malmenant sa doublure rhétorique. Avec le fruit et la leçon muette qu’il administre sans prévention, un autre état des choses se livre, qui donne à sentir, à penser, en réciprocité. « Le déroutant, le non conforme et l’évidence », on ne saurait mieux dire dès qu’il faut composer avec le caractère déconcertant de la manifestation, ou plus précisément avec l’énigme qu’elle actualise en exigeant, au motif du poème s’écrivant presque seul, la mention synthétique de l’« exact » [9]. À partir d’une coupe dans la forme butée comme dans le flux des mots, lui revient nommément la responsabilité dephraserl’événement d’une pensée qu’on a trouvée fichée dans une fente. Mais le poème sait-il vraiment où il doit se placer ? Et qui décide de quoi sera faite sa décision ?
15 septembre
une phrase
devance-t-elle quelque chose
me devance-t-elle
devance-t-elle son propre retard
là où elle est bloc
de charbon noir
écrasé
dans le carnet qui s’ouvre
*
C’est justement à la faveur d’une interrogation latente — jamais ponctuée, fidèle à la seule prosodie — qui ne cesse de l’occuper que Chant tacite parvient à singulariser au plus haut point l’essentiel de sa détermination. De quoi est-il question dans cette question ? D’une affaire temporelle, on s’en doute, mais dont on comprend qu’il lui aura sans doute fallu connaître le décours d’une année pour parvenir à s’exposer autant qu’à s’explorer elle-même. Elle l’aura fait, jour après jour, en éprouvant le régime d’écriture poétique selon trois de ses modalités éminentes.
La première d’entre elles, la plus triviale et la plus prévisible, est celle qu’établit la grille calendaire à laquelle Chant tacite n’aura fait qu’emprunter, comme par commodité, son gabarit. Incapable de formuler quoi que ce quoi sur l’avenir, cette modalité-là exhibe crûment l’abstraction calibrée d’un futur vacant. Si les jours s’y suivent si bien c’est que le vide a pris ses aises dans leurs loges. L’objectivité et la neutralité de leur succession confère au calendrier sa désinence sociale, celle qu’appelle l’emploi du temps. La randonnée des jours n’étant celle de personne, elle peut en effet valoir pour tout le monde avant de se voir recyclée, convertie par chacun dans les termes de l’agenda. Des jours à vivre dérive ainsi par réduction la contention pratique des « choses à faire ». Quant à celles qui sont faites, au poète comme à tous de jouer au greffier.
Marquée par l’intempestivité, comme on l’a vu, la deuxième modalité témoigne quant à elle d’une sorte de déviance. Par elle se produit un effet clinamen sur la chute des jours. Il n’est alors plus seulement question que quelque chose arrive, mais plutôt qu’il arrive quelque chose de notable à ce qui vient d’arriver. Que ce soit à la faveur d’un saut, d’un écart, d’un « accroc ». L’intempestivité continue certes d’associer chaque date à un dire singulier mais sans se soucier d’une nécessité quelconque. Vient au jour ce qui vient ce jour-là comme il vient ou revient en venant, tel est son principe. De sorte que le jour lui-même, défiguré par la fulgurance ou l’incongruité de sa figuration, cesse de ressembler. Troublante par effraction, imprévisible par nature, cette modalité-là n’en est donc pas moins décisive. Faisant à sa façon, en déphasant le dire, « sortir le temps de ses gonds », cette modalité paraît vouloir répondre à la flexion soudaine d’une subjectivité dont le poème est à la fois l’archive et la fabrique occasionnelle.
7 juillet
l’accroc de cela
où la cendre me revient
en une image mentale suivie
ultra-rapide
d’un coup par force
à fleur de tout l’argenté
versé ici
s’écrirait
sur les paumes de tous
Reste à examiner la troisième modalité. On doit le faire d’autant plus que Chant tacite lui prête l’attention la plus grande. À quoi correspond-elle ? Au poème lui-même, à son énergétique, serait-on tenté de dire. Ou pour être plus précis encore à ce qui se trame et se révèle en lui au présent, c’est-à-dire au plus près de l’élaboration « ultra-rapide » de sa machination. Le temps n’est plus ici celui que dicte la circonstance, pas beaucoup plus celui qu’introduirait l’égard d’une exception. En réalité c’est la diction elle-même qui semble prendre l’initiative pour le déterminer et le changer en pur précipité dans l’éprouvette langagière. Choisi parmi tant d’autres, le poème qui suit permet d’en saisir l’influence sur la construction du livre en train de se faire. Une influence à portée clairement réflexive. Tout se passe à présent comme si le poème se retournait sur l’efficience d’un temps que sa métrique s’efforce d’épouser au fur et à mesure qu’elle l’instaure. Comme si, mot à mot, vers après vers, opiniâtrement, le poème se posait de lui-même en exposant et disposant de proche en proche, à pas comptés, sur le fil continu du décompte journalier, la signalétique discrète d’une souveraineté qu’il découvre.
6 octobre
le petit cheval du poème
mille-feuille de bois avance doucement
puis stationne de nuit
sans attente aucune
dans la main qui n’écrit rien
[...]
N’était la date qui le précède comme son ombre génératrice, écrire le poème en Chant tacite reviendrait donc parfois, main s’abstenant et nuitamment, à tendre l’oreille vers ce que la langue devine et considère à proportion de l’endurance à laquelle elle consent — le pas mesuré du « petit cheval du poème » —, réalisant alors qu’elle se confond avec le temps que développe le poème pour parvenir à son maximum d’actualisation — le « mille-feuille de bois ». Si bien qu’on peut dire de ce temps-du-poème qu’il coïncide avec son degré de résistance. Emmanuel Laugier se montre à ce point attentif et averti du phénomène qu’il le consigne maintes fois, avec l’intégrité d’un observateur conscient, paradoxalement, de prendre part à la venue du discours poétique. Discours souvent tacite, cela va sans dire.
14 février
[...]
une largesse de langue non parlée
touche la membrane de l’attention
ainsi que dans le poème
vibratile
[...]
29 novembre
sa résonance encore
est sans destination
je l’assemble
dans la série variable du poème
en une hypothèse de voix
[…]
*
Au début de l’expérience était donc la contrainte sous l’énoncé de Pline : écrire, quelles que soient les circonstances [10], tout au long d’une année un poème par jour. Tel était en tout cas leprojet. Où l’on voit cependant que le mot pas plus que l’idée ne sont satisfaisants pour rendre compte de ce que Chant tacite aura produit au bout du compte. Où l’on se dit aussi qu’à ce mot-là, faussement programmatique, on ferait bien de substituer cet autre, trajet plus proche de ce qu’aura justement provoqué et connu la suite des poèmes. Quoi au juste ? Un complexe mêlant intensivement l’incidence du dehors, celle du sujet et celle du poème au travail. À ces trois incidences, trois modes temporels. Et à l’ensemble du livre, le libre jeu de leurs variations et de leurs fronces. De ce point de vue, se confirme l’idée une fois de plus que le calendrier n’était que le schème nécessaire pour que survienne ce que lui-même ne serait pas en mesure de justifier. On pense en particulier à la lente, épisodique, mise au jour, à l’échelle d’un an, de la genèse de l’écriture.
7 avril
le gouvernement du carnet s’actualise à l’endroit même où :
naissance et destruction :
: ou destruction et naissance :
tiennent ensemble une cordelette
jusqu’à l’endroit où celle-ci s’amenuise et se perd
c’est-à-dire se retire
mais pour nous encore il faut la faire descendre
dans les mots que nous employons
— faire descendre la corde dans la phrase
dans le carnet
[...]
5 mai
aujourd’hui encore
je raye la première ligne
parce que
aujourd’hui n’est pas ce que hier
découpait dans la lumière des graviers
17 décembre
la basse
et la généalogie possible du poème
y sont / je le dis au présent /
Au cours de cette année, tandis que les poèmes rendaient quotidiennement compte des pensées, souvenirs, sensations, tandis qu’ils donnaient le change en s’indexant sagement aux dates, ils s’instruisaient aussi eux-mêmes en observant le reflet des images d’images qu’ils étaient. L’expérience fut féconde. Elle permit, pour reprendre les mots de William James, de conduire vers une autre expérience. Il y fallut tout un an. Durée indispensable, incompressible, sans laquelle l’écriture du poème n’aurait pu trouver le temps de se pencher sur sa partition et encore moins celui de distinguer les conditions acoustiques infra-sensibles de ce qu’Emmanuel Laugier nomme « plan d’attaque ».
21 février
je cherche le bruissement du poème
son plan d’attaque vraie
De sorte qu’à la fin des fins — fin de l’année de l’expérience et bijection « bouclée » —, on s’aperçoit que Chant tacite se donne à lire avant tout comme un livre ayant ouvert son espace à la conspiration des temps multiples à l’œuvre. Le tacite que cela supposait — comme sous l’horizon d’une vérité « pas toute » [11]— n’impliquait nullement de taire ou de cacher quoi que ce soit. Il se fondait tout au contraire sur l’hypothèse que quelque chose parviendrait peut-être à se dire — et c’est à quoi s’emploie le chant [12]qui s’élève des pages — sans forcément s’avérer perceptible [13]. Un peu comme si le dessein latent du livre Chant tacite avait consisté à inventer, à proportion d’une durée finie, un lyrisme singulier laissant au poème un peu de latitude pour travailler et ouvrager au jour le jour, comme en sourdine, son « bruissement » local. Comme si ce « bruissement », tout juste un bruit de fond — porté par le « bruit du temps », comme disait Mandelstam —, pouvait contribuer in fine à ce que les choses puissent s’écouter et se regarder avant même d’avoir été vues ou entendues.
[1] Ce qui n’aura toutefois pas exclu de rares entorses ici ou là, dont un second principe, de rectification ou plutôt de rattrapage (report de l’écriture au même jour de l’année suivante), saura annuler les effets en restituant l’exhaustivité de la série initialement prévue.
[2]
[3] Il convient de signaler que suivant des intentions différentes de celles d’Emmanuel Laugier, un projet d’écriture poétique attentif aux données du calendrier a également été mis en œuvre par Jacques Jouet (Navet, linge, œil-de-vieux, P.O.L, 1998 ; Du jour,2013, P.O.L ; Dos, pensée (poème), P.O.L, 2019), Michèle Grangaud (Calendrier des poètes,2001) ou Benoît Casas (L’ordre du jour, Seuil, 2013 ; L’agenda de l’écrit, Cambourakis,2017).
[4] Occasion de rappeler au passage que tel est précisément le titre du « journal » de Jean-Louis Schefer, dont trois volumes (1998-1999-2001) ont été publiés aux éditions P.O.L.
[5] C’est particulièrement vrai lorsqu’il s’agit par exemple du matador Jose Tomas (17-26 septembre), du poète Jacques Dupin avec lequel Emmanuel Laugier entretint une longue relation d’amitié (27 octobre-27 novembre ; 4 mars ; 19 août) ou du poète Henri Deluy (20 juillet). Et c’est également vrai lorsque les poèmes reviennent ou s’attardent par le biais de figurations, transfigurations ou de brèves méditations, sur des expériences de voyage ou encore sur l’évidence faussement prosaïque de « choses vues » ici ou là ; choses qui, à l’échelle du livre, basculent souvent du côté de la hantise (cf. les occurrences si nombreuses du « cheval », du « charbon », de la « cendre », des « yeux », du « carnet », etc.), prêtant à leur lancinante reprise la valeur, quant au Chant, d’une basse continue.
[6] Sensible dans ce poème comme dans plus d’un, l’attrait certain pour un dispositif voisin de la « nature morte » conduisant certaines pages de Chant tacite à faire figurer, comme sur le support d’une console mentale, la donnée brute d’une matérialité perçue (volumétrie, densité, fragrances, saveurs, couleurs) autant que le processus de son inéluctable corruption (en lisant certaines pages, on se souvient du tiroir plein de pommes pourries que Schiller aimait contempler, disait-il, pour pouvoir écrire), mériterait à lui seul d’être étudié. Contentons-nous pour aller vite d’y voir la persistance chez Emmanuel Laugier d’une passion tenace pour ce qu’il nomme le « dehors », occasion pour lui de conjuguer à des degrés divers une sorte de ferveur cézanienne (la « vérité » (de la sensation) en poésie) et la mémoire opératoire du « No ideas, but in things », l’impératif de William Carlos Williams.
[7] Que penser de ce « on » ? Qu’est-ce qui s’avère sous ce pronom suffisamment affirmé pour que s’ensuive l’apparition d’une fente dans le corps du fruit/poème ? L’immédiateté d’une sensation ? L’injonction du lexique ? Une aberration perceptive ou rythmique ? Le fantôme d’une idée ? Faute de place ici, « on » laissera à regret ces questions de côté.
[8] Il convient de remarquer que le partage en question coïncide ici, non sans raison, avec la décision de l’enjambement, lequel conditionne la tenue (8/6/8) de trois vers successifs (v. 3-4-5).
[9] On peut songer ici à ce que Andrea Zanzotto désignait pour sa part comme le « dense précis » (Les Pâques, traduit de l’italien par Adriana Pilia et Jacques Demarcq, Préface de Christian Prigent, NOUS, 2004, p. 95).
[10] Même et surtout si, on serait tenté de l’affirmer, un poème est toujours de « circonstance », faute de quoi il risque de n’être pas.
[11] On pense ici évidemment à la déclaration fameuse de Lacan : « Je dis toujours la vérité : pas toute, parce que toute la dire, on n’y arrive pas. La dire toute, c’est impossible, matériellement : les mots y manquent », Jacques Lacan, Télévision, Seuil, 1973, p 9.
[12] Un chant dont la tonalité s’apparente parfois au thrène, emprunte d’autres fois à la louange, ne cesse en tout cas de chercher sa voix entre ce qu’ordonne une conscience vive du tragique et ce que réclame, en guise de crucial corrélât, une aspiration à la joie.
[13] Sans être perçues, ou plutôt aperçues, au sens que donne Leibniz à ce terme lorsqu’il évoque ces « petites perceptions » qui, bien qu’elles nous échappent, ne cessent de déterminer en nous « ce je ne sais quoi, ces goûts, ces images, ces qualités des sens, claires dans l’assemblage, mais confuses dans les parties, ces impressions que des corps environnants font sur nous, qui enveloppent l’infini, cette liaison que chaque être a avec tout le reste de l’univers ». Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, Préface.