Poésie, musique et dialogue des arts : entretien avec franck leibovici (et documents)


ENTRETIEN


laure gauthier : vous travaillez depuis longtemps déjà à l’exploration, l’analyse et la représentation de ce qu’on nomme les conflits de « basse intensité ». C’est de cela aussi que procèdent la musique et le texte de votre « mini-opéra pour non musiciens » ( low intensity conflicts – un mini-opéra pour non musiciens , éd. mf, 2019) ?


franck leibovici : tout à fait. dans la mesure où je considère que les outils de l’art, de la poésie, de la musique ou de la danse sont susceptibles de produire des outils de description, différents de ceux produits par les sciences sociales ou politiques. mon approche consiste, d’abord, à éviter de partir d’énoncés généraux qualifiant ces conflits (« une guerre de religion », « une lutte pour la démocratie », « un conflit nord/sud »). pour cela, je réunis des documents et artefacts produits par ces conflits, au quotidien, dans leur ordinaire, afin de constituer des sortes d’archives autour de catégories qui me semblent pertinentes (la vidéo d’otage, la mobilisation des opinions publiques, la déclaration publique, la manifestation, la formation pédagogique des combattants, etc.). cette masse de documents (audio, vidéo, textuels) va alors être prise en charge et traduite à partir de systèmes de notation, qui pourront être issus de la musique, de la danse, de la linguistique, ou que j’aurai tout simplement inventés. un système de notation ne retiendra, en effet, que quelques traits saillants du matériau d’origine : la notation laban rendra visibles les mouvements des corps dans une vidéo de propagande filmant une milice s’entraînant au combat, une transcription musicale explicitera les arrangements musicaux des nasheed de guerre circulant sur internet, arrangements souvent liés à des normes théologico-politiques de la région, la notation de l’analyse conversationnelle rendra visibles les choralités dans une conversation ordinaire.

cet opéra s’est construit autour de la question des systèmes de notation. chacune des 10 séquences de l’opéra est fondée sur un système de notation, qui produira une partition graphique. la partition graphique sera une façon de traverser les matériaux d’origine, d’en rendre compte, mais aussi d’ouvrir à une forme d’exploration de ces derniers. les acquis de la musique graphique du second XXe siècle me permettent donc ici de mieux exploiter ces documents et leur fonctionnement.



laure gauthier : quel statut a le texte dans cet opéra : est-ce un matériau qui conditionne la création d’une architecture sonore ou musicale, un texte qui devient partition ?


le matériau de travail est plus le document que le texte. la différence est importante parce qu’au-delà du fait qu’il y a, dans un document, du visible ou de l’audible qui n’est pas nécessairement lisible ou dicible, travailler un document (visuel, sonore ou textuel) implique d’autres outils que le travail du texte. on interprète un texte (« que veut-il dire ? »), mais on fait fonctionner un document dans sa dimension artefactuelle. on passe de l’herméneutique à l’épigraphie ou la diplomatique. on quitte roland barthes et ce textualisme si français pour considérer qu’un document renferme une série d’actions et d’acteurs. il est comme une feuille de route ou un script.

aussi, la dimension textuelle, linguistique, variera en fonction des propriétés qu’on cherchera à conserver du matériau d’origine, et du système de notation choisi. elle peut perdurer ou s’effacer complètement.



laure gauthier : vous avez créé chaque séquence de façon autonome avec un collectif différent à chaque fois. Qu’est-ce que cette façon nouvelle d’envisager le travail a fait évoluer ?


« un mini-opéra pour non musiciens » est joué par des… non musiciens. dans cette tradition de la musique expérimentale (on pense au scratch orchestra de cardew, par exemple), l’idée est que les participants apporteront des compétences et des ressources que l’on ne fait pas nécessairement prospérer dans les conservatoires, mais qui pourront s’avérer utiles dans le cas présent. si j’apporte la partition graphique, l’établissement du protocole de lecture se fait collectivement durant les répétitions. en ce sens, la composition de la pièce se construit collectivement. chaque fois que la pièce est rejouée, le collectif est donc différent, et le résultat, également. car les gens mobilisent leur oreille culturelle. une même partition sonnera très différemment au brésil, en australie et en suède.

je tenais, par ailleurs, pour cet opéra, à rester en dehors du spectacle vivant et des relations contractuelles avec des professionnels, pour réfléchir à ce qui permet à un collectif éphémère de tenir. ici, le collectif est une production de la partition, il ne tient que par la partition (sans elle, ou après elle, ses membres s’évanouissent dans la nature). mais la contrepartie est que les participants peuvent disparaître pendant les répétitions, ou venir de façon discontinue. la relation n’étant pas contractualisée, rien ne les oblige. et il est parfois difficile de préserver les acquis d’une répétition quand une partie des participants change d’une fois sur l’autre. le rendu public est donc aussi une présentation de l’état du collectif : voilà où nous en sommes, voilà l’état de cohésion et de cohérence du groupe. l’opéra lie ainsi différents systèmes de notation à différentes formes de collectifs.



laure gauthier : dans certaines séquences, comme « the papers » (sur la diffusion des 900 000 pdf de Wikileaks), au théâtre Chaillot, la musique efface quasiment le texte, alors que pour la séquence sur l’assassinat de Rafiq Hariri, « rouge, vert, bleu, jaune, violet (cell phones) », créée au MNAM-Centre Pompidou en octobre 2016, vous avez travaillé sur des formes spatialisées de lectures. Pouvez-vous expliquer ce qui a motivé cette différence de traitement ?


le système de notation choisi. pour « the papers », c’est l’architecture institutionnelle et typographique des documents rendus publics par wikileaks qui a servi de gabarit aux partitions. comme l’opération de caviardage consistait à opacifier des zones de texte, c’est cette opération d’écriture (cacher/laisser lisible) que j’ai principalement retenue, une opération donc avant tout visuelle. l’acte d’accusation du tribunal spécial du liban faisant suite à l’assassinat d’hariri, en revanche, mêlait une narration classique des événements avec des données chiffrées compilées. j’ai donc entrecoupé une – le terme est affreux… – « sonification de mapping » (une datavisualisation est traduite en sons) avec les bribes d’un récit, ce dernier déportant d’ailleurs la pièce vers une dimension beaucoup plus théâtrale que prévue.



laure gauthier : l’œuvre se compose de 10 séquences et la durée totale des séquences serait d’environ 6 heures. Souhaiteriez-vous que l’œuvre soit créée dans sa totalité ?


oui. mais j’ai bien conscience de la difficulté qu’il y a à faire s’entrechoquer des économies différentes. cet opéra comporte une part visuelle : des installations constituées des matériaux qui ont servi à composer les séquences et leurs partitions. ces installations sont montrées généralement dans le cadre d’expositions qui durent entre un et trois mois. s’il serait tout à fait possible de jouer les 10 séquences en une soirée, ou une nuit, la logistique des installations serait en revanche trop lourde pour un seul soir. à l’inverse, il serait très coûteux de permettre l’activation continue de l’opéra pendant la durée de toute une exposition. je me retrouve donc « entre deux chaises », celle des arts visuels, et celle de la musique ou de la performance. c’est donc un canapé qui me serait utile…



laure gauthier : pour vous toutes les étapes sont-elles nécessaires : le « livret » qui consigne les matériaux, les partitions ainsi que de courts essais, l’établissement collectif d’une partition, la création publique, puis la captation et la publication ?


franck leibovici : oui, parce qu’un opéra est un objet multi-média : il y a du son, de l’image et du texte. cela en fait un objet multi-entrées, qui procure une grande liberté. d’abord à moi-même, parce que selon les conditions de travail qui me sont offertes, comme chaque séquence a une certaine autonomie, je peux travailler plutôt le texte, l’installation ou la performance. mais c’est aussi une liberté pour le lecteur-auditeur-spectateur : selon les époques et les lieux, il entrera plutôt dans l’opéra par une exposition, une lecture, un concert. cette écologie de l’objet est donc très précieuse à conserver.



laure gauthier : comment concevez-vous la voix dans cette œuvre et quelle importance a la voix dans votre création ?


franck leibovici : travaillant principalement avec des « non musiciens », la voix est l’outil dont tous disposent immédiatement. même s’ils peuvent utiliser leur corps de manière percussive, ils ont leur voix « sous la main ». c’est donc le medium le plus partagé. par ailleurs, le répertoire des œuvres vocales du second XXe siècle est d’une telle richesse qu’il est une ressource précieuse pour moi. enfin, je ne travaille pas « la voix » de manière générique, mais des voix de chœurs, mêlées au public, et non mis à distance sur une scène. comme les chanteurs ne sont pas amplifiés, la voix de chacun n’a qu’une portée limitée. on est donc conduit à un modèle de « voisinage » où chacun chante localement, uniquement pour les gens qui l’entourent. les chanteurs se déplacent dans l’espace, le public aussi, on obtient alors, à la fois, un environnement immersif (le son choral enveloppe en général l’espace), mais non statique : l’espace sonore se construit dynamiquement par les déplacements des chanteurs, qui deviennent des vecteurs, porteurs de sons.

travailler des voix brutes, de non musiciens, aux textures qu’il faut apprendre à écouter, et travailler sur le mode du « voisinage », où les voix se déplacent, s’assemblent, se défont, se reconfigurent toujours localement, sans chef d’orchestre ni système d’amplification, c’est élaborer, presque toujours, des modèles politiques.



laure gauthier : travaillez-vous en ce moment à d’autres projets en lien avec le texte et la musique ?


franck leibovici : oui. une petite pièce, qui s’intitulera « a love poem », réalisée à partir de la bande audio d’une sex-tape amateur. s’il y a quelques mots susurrés ici ou là, la bande-son est essentiellement faite de soupirs, de gémissements, et de chuchotements. je me suis alors rendu compte que la question de la notation de l’infra-verbal est finalement assez peu travaillée. si les compositeurs donnent parfois quelques indications sur le lieu d’où le souffle ou le son doit partir (poitrine, gorge, bouche), les symboles utilisés dans les partitions pour spécifier ces indications sont assez rustiques. les compositeurs laissent en réalité une grande marge de liberté aux interprètes. or, là, ma visée est d’abord descriptive, avant d’être prescriptive. après avoir cherché du côté de la musique contemporaine et de l’ethnomusicologie (dans les travaux de simha arom, par exemple), la notation utilisée en analyse conversationnelle (une branche de la linguistique qui s’intéresse spécifiquement aux interactions verbales et non verbales de la conversation, plutôt qu’à un texte fixé, édité) s’est finalement révélée être la plus précise. elle permet de faire entendre comment les partenaires se coordonnent en modulant uniquement le rythme de leur souffle et de leurs respirations. on peut donc lire maintenant cette partition aussi bien comme un update de l’ursonate de schwitters, comme un document d’ethnomusicologie, comme un rejeton de bério et berbérian, ou comme un « poème d’amour »…



DOCUMENTS


3 documents relatifs à « the papers », séquence n°8 de un mini-opéra pour non musiciens :

1. 1ère page d’un « mémo original du fbi sur guantanamo bay » (2003)



2. décalque des marqueurs institutionnels de ce même document. impression sur papier polyester, 120x90cm, et rehaussé de pastels blancs, constituant l’installation « memos, briefs and reports (the jungle) » (2010), exposé au centre d’art « le quartier » à quimper, en 2010 (commissaire keren detton).



3. le document est une activation de cette même installation à la granpirrie gallery, à sydney, en 2010, sous le titre « memos, briefs and reports (singing some wikileaks) » (commissaire anja schneider).




13 mai 2019
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