Poésie, musique et dialogue des arts : entretien avec Olivier Mellano

Photo Richard Dumas (Tous droits réservés)

Laure Gauthier : Vous composez, vous jouez et vous écrivez, vous déplaçant d’œuvres en œuvres sur des lisières, des zones frontières réunissant poésie et musique, se situant entre improvisation et composition : vous écrivez les textes de votre projet pop-rock Mellanoisescape, ceux de vos pièces de musique écrite et vous êtes aussi l’auteur de deux livres : La Funghimiracolette et autres trésors de l’équilibre (Éditions MF 2008 - réédition 2014) et Exprosion / Improsion, qui est sorti en juin 2023, également chez MF. L’écriture musicale et l’écriture poétique me semblent chez vous procéder d’un même mouvement mais les considérez-vous comme entrant en tension, se prolongeant ou tenez-vous à un « entre-deux » ?

Olivier Mellano : L’écriture poétique et l’écriture musicale sont pour moi deux énergies différentes même si elles puisent à des sources proches dont les eaux peuvent parfois se mélanger. J’envisage la musique du point de vue de l’instant, de l’instinct, comme un tir d’archer. Il faut trouver où c’est juste, se brancher où ça vibre et faire résonner. La musique m’est très immédiate et son flux est abondant si je parviens à réfléchir le moins possible.

L’écriture m’est au contraire comme le long distillat de quelques fulgurances. Je reçois quelque chose que je dois dompter avec les mots, cela s’apparente pour moi à de la sculpture mentale où l’on ôte, où l’on cisèle l’abstrait pour préciser une forme, une idée, pour circonscrire une pensée, pour construire des mondes.

Qu’elle soit musicale ou poétique, l’écriture est une mise en forme de l’inadvenu, c’est le point commun de ces deux sources qui coulent différemment.

Je ne tiens pas forcément à un entre-deux entre musique et poésie et je ne pense pas qu’il soit souhaitable, j’aime au contraire éprouver la force de leurs singularités qui peuvent mutuellement se nourrir dans leur mise en présence et dans la tension de leur attraction réciproque. Bien-sûr, lorsqu’on écrit des textes à destination d’une musique (ou l’inverse) comme je le fais par ailleurs, on ne peut que naviguer sur cette lisière. Le son induit un sens qu’il faut ensuite résoudre, comme une équation, ou bien les mots ouvrent l’abstraction dans laquelle ils vont se déployer, comme une résolution.

Laure Gauthier : Votre livre Exprosion / Improsion est un long récit composite en prose poétique composé de deux parties qui se font écho et se rejoignent, publiées tête-bêche, de sorte à ce que la fin soit un commencement : vous initiez des œuvres-chantiers qui sont des creusets de sens où la forme est poussée à ses limites. Ce texte présente des affinités avec le projet musical et vocal How we tried (Naive Classique, 2012) qui, par la multiplication des réécritures (pour orchestre symphonique, pour guitares électriques, et électronique) et des langues, parvient à une sorte d’épuisement du sens. Cette fois, le livre se compose, se décompose et se recompose en traversant de nombreux territoires de langue et de pensée. Pour vous, sont-ce ces transformations de la langue qu’elle soit poétique ou musicale, ces métamorphoses ou torsions qui font toucher ou apercevoir un horizon de sens plus profond ? Ce texte serait poétique par sa mobilité de forme et philosophique par ce qu’il parvient à dégager ?

Olivier Mellano : Oui, une forme de « tentative d’épuisement du sens » peut être le point commun de ce livre avec un projet comme How we tried, de même que la volonté de multiplier les points de vue, les perspectives, les angles, les esthétiques ou les formes, pour renforcer le propos en relativisant ses interprétations.

Le but de cette tentative maximaliste serait de faire apparaître le cœur diffus dont a procédé la création, de mettre au jour la source où l’on a puisé, de retrouver le halo de sens avec lequel on a été aux prises avant sa mise en forme. C’est comme proposer au lecteur de remonter le courant, de l’amener à l’endroit d’avant l’écriture. Dans le livre, il y a une phrase qui me semble évoquer cela : « Nous découvrons notre pacte avec le monde : lui rendre une image en échange d’un reflet » (Improsion, p. 60). Une fois ce mouvement opéré par l’écriture, avec la multiplication des images, dans leur dépassement, il peut alors en découler quelque chose d’aussi simple et complexe qu’un nouveau reflet, qui s’échappe du livre, qui échappe au livre.

Les métamorphoses et torsions du langage s’imposent d’elles-mêmes lors de l’écriture. Des néologismes comme « squances » dans Exprosion / Improsion ou « Funghimiracolette » dans le livre du même nom jaillissent avec une autorité impérieuse à laquelle j’acquiesce toujours avec joie. Si pendant l’écriture, un mot manque car il n’existe pas, je lui laisse le champ libre et il vient se poser de lui-même comme un nouvel outil et un nouveau noème. Le sens du livre n’en devient pas plus profond mais son champ d’action s’en trouve élargi. Ma liberté en est augmentée et ce nouveau mot agrandit un peu le monde.

Quant à la façon dont sont tressées la poésie et la philosophie, c’est une des questions centrale et sous-jacente du livre. Je ne pense pas que ce soit une question de forme mais plutôt d’élan. Ce n’était pas un programme, cela est venu progressivement. En envoyant la pensée dans un océan de vide, se sont progressivement construites des images qui avaient indissociablement à voir avec la philosophie envisagée de façon non théorique et avec une poétique qui visait le sens. Il y a parfois, chez certains poètes ou philosophes, un moment d’incandescence, une phrase implacable qui surgit et qui ne semble pouvoir être dite d’aucune autre manière, où la poésie et la philosophie sont absolument indissociables, où la façon dont la chose est dite est la chose même, où l’éclosion de l’idée est sa propre articulation.
Je ne vois pas quel but plus noble peuvent viser l’écriture et la pensée.

Laure Gauthier : Votre texte sonde l’être, ses limites et invente une forme pour proposer un voyage du sens et des sens, il transporte de la matière, du concret à l’abstrait et vice-versa. Vous proposez une sorte d’expérience globale, passant par la transformation des notions de temps et d’espace : à vous lire, ce texte présente à la fois des affinités avec le projet du premier romantisme allemand (l’ancrage philosophique, la revendication de l’ « éther » comme stade ultime de l’écriture musicale ou poétique, la grande variété formelle etc. ), et à la fois des écritures d’aujourd’hui qui cherchent à renouveler l’approche de l’être : on y trouve une interrogation lancinante sur ce qu’est l’être en lien avec la nature, le concret mais aussi le cosmos, une interrogation sur l’espace et le temps ressentis, une sorte d’ontologie renouvelée ou augmentée, que l’on peut trouver dans des essais contemporains comme le dernier essai de Tristan Garcia.

Olivier Mellano : Je vois bien ce que ce terme d’« éther » peut avoir de suranné pour certains, c’est pourtant la matière abstraite avec laquelle il me semble que je travaille quotidiennement, dans laquelle je puise, que je mets en forme aussi concrètement qu’un sculpteur avec le bois. Que cet éther soit sous notre crâne ou à l’extérieur est une autre question mais cela ne le rend pas moins réel. Cet éther n’est pas pour moi le stade ultime de l’écriture mais son point de départ, sa matière première.
Tout comme le vide dont je pars pour aller vers ce qui se présente, une fois soustrait tout ce que l’on pouvait soustraire, en fuyant la narration, en dé-subjectivant autant que possible, pour se retrouver face au monde et dans l’instant.

Je suis en train de terminer l’impressionnant dernier essai de Tristan Garcia Laisser être et rendre puissant où il s’agit de partir d’une ontologie du plus infime de l’être pour reconstruire une métaphysique nouvelle et, toutes proportions gardées, j’ai été troublé par le nombre de résonances entre nos deux livres. Même si en comparaison je me fais l’effet d’un poète titubant dans les couloirs de la philosophie, je vois quelques liens entre ces deux formes de voyages dans l’abstraction qui tentent de partir de la frontière du rien pour rebâtir le tout, qui descendent dans l’infra pour remonter vers une lumière nouvelle et ou le terme même du point de départ porte étonnamment le même nom « l’un-seul » même s’il ne revêt pas la même chose.

Il y a peut-être, aujourd’hui, les signes frémissants d’un mouvement qui cherche ici et là, même face à l’indifférence quasi générale, à convoquer cette expérience. C’est en tout cas ce qui me porte et c’est probablement pour cela que je me sens si bien chez Novalis, chez Spinoza, dans les questionnements de la physique quantique ou chez Michaux. Chez ceux qui cherchent, sans posture, ce que c’est que d’être au monde.

Laure Gauthier : Dans un même temps vous préparez une version musicale de l’intégralité du livre avec quatre voix parlées dont la vôtre et un travail de composition sonore intégrant à la fois de l’électronique, de la guitare électrique et un travail sur le son électroacoustique qui doit durer environ 8 heures. Entendiez-vous une musique ou un environnement sonore avant d’écrire ? Écrivez-vous depuis une musique ou des images ? Et retrouvez-vous des traces de l’avant-livre après le passage à l’écrit ? En enregistrant ces pistes sonores et vocales s’agit-il de dire autrement ou dire autrement est-il dire autre-chose ?

Olivier Mellano : Exprosion / Improsion a été écrit sur une période de douze ans, une longue et agréable immersion, durant laquelle j’ai questionné chaque mot, retourné chaque phrase si bien que la musique qui découle aujourd’hui de ce texte se compose quasiment toute seule, comme si elle était déjà prête sous les mots et que je n’avais plus qu’à la révéler, comme si pendant que j’écrivais, la musique se cristallisait inconsciemment en attendant son heure. Mais même si la musique coule, limpide et évidente, elle impose un long travail de mise en forme si je veux reconstruire précisément ce que j’entends et je me demande parfois si j’ai bien fait de me lancer dans une entreprise aussi titanesque. Mais la machine est lancée et j’y prends beaucoup de plaisir.

Les voix magnétiques de Carlo Brandt, Claire ingrid Cottanceau et Clara Ysé, qui ont tous les trois enregistré l’intégralité du texte, sont aussi un diapason très inspirant et la justesse de leurs lectures m’éclaire parfois le texte d’un jour nouveau. J’ai aussi convié les merveilleux comédiens handicapés mentaux de la Cie Catalyse pour incarner les personnages de la partie intitulée Théâtre. Cette version sonore et musicale en deux fois douze épisodes est distillée chaque mois sur mon site. (Lien en annexe)

Laure Gauthier : Vous avez accompagné de nombreux écrivain.e.s et poète.sse.s en improvisation au fil des années depuis André Markowicz, Claro, Laure Limongi, Hélène Frappat ou moi-même. Dans un entretien pour le film documentaire réalisé par Anne-Laure Chamboissier et Stéphane Viard (« Qu’est-ce la musique fait à la littérature ? »), vous dites que la musique peut contribuer à faire revenir le texte à l’endroit d’avant l’écriture : est-ce que vous recherchez dans vos collaborations avec des écrivain.e.s ?

Olivier Mellano : Oui c’est peut-être une autre façon d’y parvenir par rapport ce que j’évoquais plus haut. Tenter avec la musique de ramener le texte à un endroit où on ne le perçoit plus seulement par les mots et de révéler une part de tout ce que ceux-ci charrient d’indicible. Avec comme axe, le travail autour de la voix qui porte le texte, en essayant de fuir la théâtralité et de dissoudre sa subjectivité dans un spectre plus large. Ces collaborations sont aussi une manière d’entrer en résonance avec des écritures qui me touchent et que j’estime.

Laure Gauthier : Quand j’avais écrit « les corps cav. » et « désir de nuages », deux sections des corps caverneux (LansKine, 2022), j’entendais une musique des cavernes, une musique qui n’existait pas, et qui a traversé le texte. Pour la séquence « désir de nuages », j’ai imaginé une installation sonore, sorte de bande son imaginaire du poème. Et soudain, il a semblé évident que votre musique avec ses versants atmosphériques et leurs orbes sonores, pouvait rencontrer ce texte, cette musique des cavernes et des nuages que j’entendais avant même d’écrire : depuis, nous l’avons donné en lecture-concert plusieurs fois différemment, en dialogue improvisé, mais comment avez-vous entendu ce texte à sa lecture, comment avez-vous imaginé le lien entre poésie et musique ?

Olivier Mellano : Ce que j’essaie de faire quand je travaille autour d’un texte, c’est d’invoquer cette musique qui peut préexister à l’écriture et qui me semble ne pas appartenir à l’auteur mais au texte lui-même. La voix de l’auteur donne parfois des indices de cette musique. Dans le cas des corps caverneux, à la lecture, certaines parties du texte me faisaient entendre leur musique puis en écoutant un enregistrement du texte par vous-même, j’ai compris une autre chose du rythme de ce texte, ce qui a induit une musique qui elle-même a, à son tour, emmené la voix ailleurs, dans une circularité permanente.

Laure Gauthier : À une époque où les différentes musiques sont souvent sectorisées, vous passez régulièrement du monde de la musique écrite au domaine pop-rock, de la musique savante à l’improvisation. Ces différentes approches relèvent-elles de la même énergie, sont-ce des moyens différents d’aller au même endroit ?

Olivier Mellano : Je ne fais aucune hiérarchie entre mon travail de musique écrite et mes projets pop-rock et les deux se tuilent parfois. Là aussi, les différences d’approches épousent le type d’énergie à l’œuvre, le spectre allant de musiques « telluriques », brutes, parfois rêches ou bruitistes qui ont à voir avec la matière, jusqu’à des projets plus « éthérés ». Dans les allers-retours entre ces deux pôles, l’autre variable est le temps dédié au projet. Je travaille sur des temporalités très différentes qui peuvent aller de une journée (pour composer et enregistrer un album de NO&RD) à cinq ans (pour un projet comme How we tried). J’aime l’état d’urgence de l’improvisation, ce que cela demande d’hyper présence, de lâcher-prise et de connexion à l’autre et à l’instant ; j’aime aussi composer pas à pas, en prenant le temps d’explorer, de revenir en arrière, de sculpter chaque élément. L’improvisation peut faire éclore une matière que je vais ensuite développer dans une composition, tout comme l’écriture dompte un jaillissement.

Le site d’Oliver Mellano.

Discographie sélective : Cores – Music for Adrien M & Claire B (Ulysse, 2023) ; Mellano Soyoc, Alive (IDO, 2022) ; NO&RD, One, (Dark Companion, 2021) ; Mellanoisescape, Heartbeat of the Death (Ulysse, 2018) ; No Land (Pias, 2017) ; How we tried... (Naïve Classique, 2012) ; La Chair des Anges (Naïve Classique, 2007)

Lecture concert, le 18 octobre à 12h30 aux Champs Libres à Rennes avec Carlo Brandt, Claire ingrid Cottanceau et Olivier Mellano.

Documents

1. Version sonore et musicale d’Exprosion / Improsion d’Olivier Mellano (épisodes 1 et 2, à suivre...)
Voix Carlo Brandt, Claire ingrid Cottanceau, Olivier Mellano, Clara Ysé. Enregistré au studio de la Carène et au studio Caverne - Musique et texte : Olivier Mellano

2. MellaNoisEscape, The glint - Extrait de l’album Heartbeat of the death (Ulysse Maison d’Artistes, 2018) - Enregistré par Nicolas Sacco - Mixé et masterisé par Nicolas Dick - Clip réalisé par Samuel Petit avec à l’image Lucie Antunes (batterie) et Suzy Le Void (basse) - Musique, texte et arrangements : Olivier Mellano


3. Extraits de Exprosion / Improsion d’Olivier Mellano (Éditions MF, 2023) - Pages 89

28 septembre 2023
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