Vendredi et d’autres jours 8/
Suite, toujours, de l’entretien avec le libraire Julien Viteau.
Comment choisis-tu tes lectures ?
J’étais un lecteur compulsif et je deviens un lecteur beaucoup plus apaisé. Depuis ma reprise de la librairie Vendredi, je lis beaucoup moins. Cela s’explique par une forme de circonspection avant d’ouvrir un livre. Peut-être qu’une certaine esthétisation prend le dessus qui m’empêche de lire avec excès ? Je n’ai plus envie d’ingérer de la mauvaise lecture. Pour le reste, je ne me fixe aucune obligation. Quand on devient libraire, immédiatement, plus personne n’ose vous offrir de livres (mes enfants et mon conjoint dérogent à cette règle car ils n’ont pas peur de moi). Je lis moins mais j’essaie de lire mieux. Je regarde et j’écoute mon collègue José qui est un lecteur hors-pair. A chaque livre, il souligne, prend des notes dans la marge. Cela fait des objets très beaux à la fin. On ne devrait pas lire autrement qu’en apprenant à lire à chaque lecture, peut-être ? Quand José commence une « grande » lecture, c’est un long voyage et beaucoup de personnes à la librairie s’embarquent avec lui. J’admire aussi une chose dans sa manière de procéder. Il me semble, à l’entendre, que chaque livre est doté d’une insularité, d’une singularité, apprécié pour lui-même et en lui-même.
Dans mon cas, c’est beaucoup moins évident. Depuis quelques années, j’ai parfois le sentiment de lire un seul et même livre ininterrompu et cela, même en passant d’un texte à l’autre. J’ai souvent le sentiment que mes goûts sont « faits » et qu’ils ont perdu de leur mobilité. Heureusement, l’amitié est plus plastique que mes goûts et, par chance, l’affection pour mes amis repousse les frontières. Je veux aller où ils vont et je lis ce qu’ils lisent pour mieux les connaître et les aimer. Et puis, il arrive (très rarement) que certains livres deviennent le nom propre de la vérité pour moi. Ce sont des livres auxquels je pense tous les jours. Il y a, par exemple, Asklepios de Miguel Espinosa édité par Thomas Bourdier chez R&N. Je crois pouvoir dire que je suis devenu libraire (si je le suis) par ce livre. C’est la première fois que j’ai eu à affirmer mon goût de manière publique. Comme il y a des chefs-d’œuvre instantanés, il y a des éditeurs qui s’imposent du premier coup.
Ensuite, il y a eu Un hiver de neige de Peter Kurzeck chez Diaphanes. Cette œuvre immense et ton travail de traduction ont été pour moi un événement. Cela a changé ma vision de ce qu’est la littérature. Je pourrais devenir éditeur seulement pour éditer Kurzeck. Un jour, alors que je m’étonnais que Constance Verluca (la grâce pour moi) ne vende pas davantage de disques, mon ami Julien Baer m’a fait observer que le succès et la talent coïncident rarement et que c’est une espèce de loi qu’il faut connaître et avec laquelle on doit vivre. Parfois, on croit que nos goûts sont universels, eh bien non…