Prendre suint - 6

Quelle est la forme géométrique d’une penne de pouillot, d’un regard ou des tiges ramollies par l’eau, venues s’agglomérer sur la paroi d’un vase guilloché ? La mathématique antique avait plus manigancé un monde de toutes pièces qu’elle n’avait donné des instruments prometteurs pour représenter le nôtre. Il n’y a jamais eu là qu’un projet spéculatif : l’homme comme mètre de la nature. Dans l’intention poétique à ras du sol, la balle sur laquelle se pose le moucheron n’est pas ronde : elle est plate. Quand le poète anime le monde, il met sens dessus dessous la perception humaine, sans jamais pour autant la remettre en cause. Comme cela serait-il possible - puisqu’il parle, puisque ne se tait que ce qui peut parler ? Tout acte poétique est cryptique : expulsé au plus profond de l’ajour de notre vie.


XVI



Le grand-duc étend

l’empan de ses ailes au-dessus des flammes et des anguilles
aussi haut qu’il tombe

huant des ramilles

frappent
contre les
carreaux

Dans la chambre
je n’écris que pour mon lecteur
puisque je n’en ai

qu’un. Nous pouvons tout lire par-dessus l’épaule de quelqu’un d’autre. Tout ; exceptés les livres. Le poète n’a jamais des centaines ni des milliers de lecteurs. Il a – si le sort l’avantage – plusieurs fois un seul lecteur. Poésie : hôte de l’otage. Et que ce lecteur

au lit la brume
où je trompe l’été
à tourner chaque page

claque la langue contre le palais
impérial de la lecture de contact
mât à mât
réjoui par la lueur

qui me lie



Le jour est le point d’orgue, l’arrêt suspendu ouvrant le poing de la nuit. Lampe torche à la main, tu avances entre les baliveaux dans un brandissement de lin. Tu t’es levée sans ma doctrine. Rien ne t’empêche de fureter dans les coins où deux ou trois boîtes de conserve se lancent à la poursuite des derniers hérissons.

Mais tant écoutent le don des poètes, qui tiennent le ciel dressé par le bout des cils !


XVII



Hautboïste
les morts nous tourmentent quand nous les oublions
nous quittent quand nous les retenons

On ne meurt que pour les autres. Comment être mort à soi-même ?
Comment continuer d’être si l’on n’est plus

que nos bottes de pluie
brisent la glace
très annelée collée de boues et de brindilles
à la surface d’une flaque
fendue dans la terre
excitant des vers de vase
recouvrant
la peau suspendue
à la langue pâtissière
et dépêchent le ciel tout fripé
par ses hirondelles mortes
de nous tomber
de ce côté-ci
du sol sur la tête
dans le vestiaire du gel



Qui meurt
sinon toi
à l’instant où je meurs

Quel colosse ?

Et puis écrire, qu’est-ce autre qu’abolir la moindre possibilité de concevoir quoi que ce soit de remarquable ?


XVIII



Les raquettes frappent la balle en regrettant la vie comme il faut. Le long de la rive, tout près du club-house, les peupliers de l’île frémissent dans un midi flagrant de noir. En phrases brèves, les joueurs embarrassent des torsades et des tartans. Et ta ferveur, tout en bas, sous les vignes de la charmille, l’escarpolette où je me balance, avant de te coucher dans l’herbe : seuls berceaux des nôtres.


Dans la terre, le moindre hoquet de iule
résorbe les mots sortant de ta bouche : le monde parle pour toi ;


dans le ciel
pétrels et cormorans
se hâtent vers les falaises


Vers les falaises
où l’écho de ta voix
fait de chaque fascination
un galet de plus
pour l’indignité des lichens

9 mai 2023
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