Anton Beraber | Trésor des traversées possibles | Semaine 17
Extrait du Journal au lundi 26 avril :
« Retourné à l’Anglo-américain – Elsa m’a forcé. Le docteur Fishawi ne m’attendait pas mais il n’en manifeste aucune surprise pour autant. Nous devisons de l’avenir, des femmes, de Paul Gauguin, peintre prisé des médecins de toutes nations sans que la raison m’en soit jamais communiquée ; des douleurs elles-mêmes assez peu. Un nombre invraisemblable de personnes, femmes et hommes, traverse la salle de consultation sans se soucier que je sois habillé ou non. Il me coûtera six cents guinées d’apprendre qu’il faut limiter la viande rouge, le café français et le parfum pistache. Pour rentrer je prends un taxi jusqu’à Tahrir. Je remonte à pieds Talaat Harb, louvoie dans le Caire haussmannien jusqu’au souq d’Attaba en cherchant des médailles anciennes. La Ville est suspendue dans son éternel tremblé, ses réclames sollicitant l’Homme moderne sur ses remonte-chaussettes et, de fait, tout ressemble aux photographies de vacances de mes parents, le grain, les couleurs, une certaine façon de marcher dos droit ; et les affiches de cinéma palissent avec leurs stars passées et leur sous-titrage en trois langues. La satisfaction de n’être attendu nulle part me fait entrer, au petit bonheur, dans les halls d’hôtels, les courettes ; pour de rire j’interroge les bawabs sur les appartements. Quoique lu il y a plusieurs années, le début du récit de Kravtchenko sur ses premiers pas dans la clandestinité – plus exactement son ’pas de côté’ : un train au lieu d’un autre, le nom on l’écrit différemment, si peu de choses et tout est changé – verse sur cette patrouille solitaire une sorte de crépuscule possible, et jamais ce Journal n’aura tant mérité son titre. Le hasard m’arrête devant l’immeuble effondré qui a fait dix-huit morts au mois d’août ; les poutres d’acier pliées comme des fils de cire, les chemises au quatrième étage encore sur leur cintre mais l’armoire elle-même, la chambre, le reste de l’étage a disparu. On peut lire les noms sur les boîtes aux lettres. Je réalise – encore une fois sans savoir qu’en conclure – que celui du deuxième portait le même que moi. »
Extrait du Journal au mardi 27 avril :
« Une seule seconde mais sa gravité secrète agrége au hasard des avant et des après et la journée, le souvenir que j’en ai, se constituera lentement autour d’elle : l’image me vient d’une catalyse puis, plus exacte peut-être à cause du mouvement cosmique, d’un tourbillon à faire la barbe-à-papa. Nous sommes à Mounira, je regarde la galette de miel s’étendre sur le trottoir. Elsa vient de ramasser le pot, il est brisé naturellement mais le sucre maintient les éclats ensemble et le bruit aussi trop mat, trop peu terrible m’a trompé. Pas deux cents mètres que nous l’avions acheté, à la superette Orange avec des raisins secs, du pain libanais et El Akhbar pour les épluchures ; mais déjà l’intuition du désastre, les gens toujours devant moi, le journal pas celui d’aujourd’hui, un reflet sur le portable de l’autre et l’autre, tu croirais pas, me vise les yeux. C’est vers 17h30. Nous rentrons de la bibliothèque, emprunté El Hakim mais j’aurais dû Paul Auster. Le soleil ras traverse l’épaisseur du suc qui réduit déjà sur le goudron chaud ; pas du miel mais de l’ambre, et la lumière y ralentissant y gagne en solennel, le temps aussi. Pas un qui se retourne ou se moque : miracle qui ce soir, me fait douter de la réalité de la scène mais le mouvement de la rue, la poudre secouée des pains cuits, le dégoût de moi-même soudain retombant avec toute la vanité que ça supposait. Bien que sachant tous deux combien mes colères du soir ont déjà coûté de choses en verre, Elsa ne formule aucun reproche mais, par oubli ou peut-être veut-elle me faire réfléchir, elle garde le couvercle poisseux trop longtemps dans les mains. Le mystère du miel d’ici reste intact, lui : le pays n’a pas assez de fleurs pour remplir ses étals, en réalité c’est une sorte de mélasse obtenue à partir de la canne chauffée, qu’on éclaircit à l’eau fraîche. Les paysans pour faire vrai jettent dans les bocaux une alvéole de cire grisâtre ou une fleur de trèfle, une abeille parfois ai-je entendu. La curiosité de ces créatures suspendues dans leur été éternel me fait retourner chaque petit pot sur le rayon, un jeu. »
Extrait du Journal au mercredi 28 avril :
« Le matin au consulat général pour l’histoire des passeports : ils déjouent mes pronostics, je sors avec. Le taxi du retour s’énerve contre la démocratie, n’est pas faite pour les Arabes, qu’on interroge tous ceux qui prétendent le contraire, qu’on leur retourne les poches et, tiens tiens, ce qu’on trouverait. Je descends devant l’Odéon (fermé pendant le Jeûne, les serveurs en gilet de laine assis contre le mur, le soleil en plein sur la montre mais sont-ce des vraies ?), passe à la banque (la file pour les retraits est anormalement longue, les gens ont emporté des grands cabas plastique, signe inquiétant), traverse la rue Kasr El Nile (de plus en plus de masques voire des visières, première fois que j’en vois). Le libraire m’attendait. Pendant qu’il emballe ce que j’avais fait mettre de côté, je fouille dans les vieilles photos de familles décimées par l’Histoire, les vacances 47 de la bourgeoisie grecque, les salons des belles Ottomanes encombrés de beys à moustaches et d’administrateurs du Trésor, de cela des brassées jetées pêle-mêle dans des cantines de fer. Il y a aussi, s’enfonçant avec le reste, des albums de timbres et des programmes de concert, de vieux numéros du Progrès et des bagues de cigares agrafées sur des planchettes, des menus, des certificats, des Bons forains. Au moment où j’allais abandonner se retourne un bout de papier à lettres collé sur un carton : une note autographe d’Adolphe Thiers, "cher ami venez me voir demain". Les bras m’en tombent. Tout en bas l’homme d’Etat a cru bon de préciser : "Jeudi matin". Le libraire allume une cigarette, il m’en propose 700 guinées, folie donc. Je ne la fais pas. Le petit Marseillais ambitieux –sur Wikipedia Flaubert le titre Roi des Prudhommes – courbe les d et les t, boucle mal, ignore la majuscule et le point. Le libraire pour le remettre hors de ma portée enfonce la main dans le cœur du tas, le renfouit au milieu des Panhard à panier d’osier et des nonnettes du Sacré-Coeur. L’énigme de ce petit mot tombé de l’année 1848 dans cette échoppe du Moyen-Orient me tiendra longtemps intranquille. »
Extrait du Journal au jeudi 29 avril :
« Toute la journée j’essaie d’expliquer à A. le sentiment surprenant d’une convergence, quelque part dans mes impressions de lecteur, entre le très mauvais roman qu’il m’a prêté et d’autres plus solides, les Faulkner, les Tolstoï, les maîtres en l’art. Le best-seller raconte la réception par le SETI d’un signal venu de l’espace, un pavé mais la nuit dernière, dans le canapé, je l’ai avalé sans m’en rendre compte. Grossier montage de pages Wikipedia, d’érotisme de demi-pensionnaire et des habituelles bondieuseries ; on a évacué le romanesque, le beau, et jusqu’à cette vérité psychologique des personnages où les critiques modernes voient tout l’intérêt d’un roman ; les Russes y sont méchants à souhait, les chiens fidèles, les américaines chromées à la peau de bique ratent systématiquement les virages ; les docteurs en astrophysique se font expliquer Fibonacci, la longueur de l’hydrogène et la constante de Planck avec une candeur de premier communiant. Mais là est tout le miracle du roman : un genre d’écrire encourageant, par son volume même, toutes les absurdités de construction puisque s’y peut atteindre, après cinq ou six cents pages, une sorte de masse critique passé quoi tout se pardonne et tout fait livre. Il m’est difficile d’expliquer mais oui, pas si loin, une familiarité cachée, un point de déséquilibre qu’atteignent volens nolens les Faulkner et les Dos Santos, les Rabelais et les Dan Brown : le refus du bel objet ou bien pas les épaules. Dans ce bras de la littérature toutes les maladresses sont soupçonnées de se valoir. Les étals des maisons de la presse sont pleins de ces petits miracles ratés, ces bourrages papier poursuivant, fussent-ils écrits à l’envers, l’ambition du Vrai Livre ; des poètes, au contraire, on ne tolère que les génies. Alexandre acquiesce, peut-être je l’effraie, peut-être il digère. Intuition : le plus mauvais roman conserve une part de la magie stupefectatoire des origines du dire. Et la molle protestation des stylistes, le ’c’est très mal écrit’ dont on ne sait quel sens ils lui donnent, je ne l’entends que chez ceux qui ne lisent que ça. »
Extrait du Journal au vendredi 30 avril :
« Suis resté chez moi, l’esprit désemparé sans raison évidente, les mails laissés en non lus et si peu attiré par les livres qu’au pic du sentiment, quelques minutes tant le grésillement importune, j’essaie de passer de la musique. Dehors la Ville est morte : les fêtes, le Jeûne, la menace du virus et les 42 celsius. Je dois raisonner ma fille qui cherchait déjà ses chaussures. Essaie d’écrire mais la fascination reprend des petits objets sur le bureau, les photographies de Neal Cassady, les formes chaotiques de la cire coulée buvant mon peu de concentration, me maintenant de longues minutes entre deux états de conscience, au point d’infécondité maximum. Je cherche dans le dictionnaire technique le vocabulaire du verre armé mais en vain, je ne trouve pas le nom des gros nœuds qui parfois se forment dedans et qui, pour le texte de l’Atteinte, impriment à la lumière un curieux tourbillon. Des appels : la famille, Sylviane pour les enfants mais, aussi, Claire et Kevin. Il est 23h à Nouméa, ils parlent de lumière aussi, de la mer depuis la terrasse et, plus sobrement, de l’après : la mutation dans l’Eure, Pont-Audemer, aucun recours possible, deux collèges. Nous en sommes tous à peu près au même point, aussi je ne sais quoi dire, je meuble le silence de lieux communs effroyables. Quand nous raccrochons j’en reste tout retourné. J’avais seize ans et à mon code moral en cours d’écriture s’imposa l’idée qu’un homme, un vrai doit se donner comme but de mourir raisonnablement loin de l’endroit où il est né. Il semble que nous n’en prenons pas le chemin. La consolation, un jour, de pouvoir lier le destin de Kevin au mien tel que nous en formâmes jadis le projet, cette maison qu’on referait tous deux, les spectacles de nos enfants conservent assez de force pour que je m’en ouvre à Elsa. Elsa rit. Dans le malaise qui suit je n’entends pas ses explications, je reviens à la rue déserte, aux jardinières. Les pensées rapportées de Versailles ont brûlé. »
Extrait du Journal au samedi 1er mai :
« Ce que j’aurais dû écrire hier, quelque chose m’a fait l’écarter : le sentiment, peut-être, d’une indécence à décider, moi c’est-à-dire personne, les formes que ç’allait prendre dans l’éternité de l’écrit. Car cette histoire ne m’appartient pas, je n’en fus que le témoin accidentel, le Paul Cole. Ce furent des adieux. Il y a quinze ans, à Grenade, une scène similaire : un garçon, une fille que je ne verrai plus descendent la colline, ils vont dans l’Est ont-ils dit et je regarde leur nuque prendre le soleil ; et quoi qu’étonnament peu spectaculaire, le moment où ils basculent dans l’oubli a suffit d’engloutir toute l’Espagne. Se substitue aux qui et aux quoi immédiatement l’énigme des images ; celle d’hier, c’est un homme qui continue seul la rue Saad Zaghloul en longeant malgré les chiens la grille du mausolée, mais il a un t-shirt blanc et les ténèbres réchignent à le faire complètement disparaître. A trois heures du matin j’ai fumé plus que de raison et la gorge brûle. A côté de moi mais je n’ose pas me retourner, Mohamed Halawa pleure : silencieusement mais le souffle, mais le silence inhabituel, mais son ombre tout-à-coup chétive, ridicule. Déjà les faits répondent aux sommations du mythe, sa syntaxe d’épure et de flou qui d’avance le retaille au format du rêve ; les noms interchangeables de nous autres, ce qu’on faisait là, les propos qu’on échangeait et que je réécris déjà tant ils déçoivent l’amateur de solennité ; mais en même temps l’extraordinaire précision des détails, le chien aux yeux vairons, le flic sur Instagram, la fenêtre cassée dans laquelle mon propre visage se morcelle. Je suis rentré à pieds, seul aussi. Le planton du consulat turc m’a demandé du feu. Ce fut beau et grave et je ne dormis pas. »
Extrait du Journal au dimanche 2 mai :
« Levé tard sans raison, la culpabilité m’en poursuivra jusqu’au déjeuner. Les enfants jouent calmement, bruits de vaisselle dans la cuisine puis de meubles qu’on déplace : Elsa qui a vu les fourmis leur passe l’envers à la soude. Traverse facilement la Ville, c’est demain Cham El Nessim et les rues sont dégagées, sur la côte se doit être l’apocalypse. L’engagement que j’ai pris envers moi-même de ne pas sortir ce soir me paraît facile à tenir parce qu’il est quinze heures, qu’on me sert le café dans le jardin de la Colonie suisse ; et la vie toute entière semble un phénomène maîtrisé, mesurable, dont s’esquissent sans peine sur une nappe de papier les perspectives sur quinze ans. Le soleil a tourné les arbres, la chaleur atroce me trempe instantanément la chemise mais je reste assis, j’accepte, toujours en tête le durcissement de la chair que promettent pareilles brûlures – vision, il y a longtemps, de ces faucheurs italiens en slip sous la canicule, les luzernes leur zébrant le bras noir et la gargoulette tendue refusée. Il me semble satisfaire ainsi l’étonnant désir de soleil qui fit au grand-père, passé la dernière récolte, visiter Maurice en plein été austral ; le souvenir se mélange avec celui d’un autre vieux, à la télévision, qui confiait sur son lit d’hôpital avoir vu des champs d’ananas ("Vous vous rendez compte ?") et, ce faisant, mourir heureux. Mais je crains qu’au soir rien ne reste de cette sagesse des heures de feu sinon l’espèce de bouillonnement du sang qui me fait m’énerver sans motif et la curiosité aussi, mal rentrée malgré le mariage, de chairs autres en lesquelles refroidir. »