On s’approche doucement
D’une phrase à l’autre : on s’éloigne, on se rapproche ; on se compare, on s’identifie. Je leur propose d’écrire leur autoportrait ainsi. Chaque phrase contribue à les définir : elle est vraie pour eux-mêmes, mais parfois elle sera aussi vraie pour d’autres qu’eux (pour quelques camarades, pour nous tous dans cette salle, ou au-delà encore). Et d’autres fois, elle collera à leur personnalité de tellement près (un goût insolite, une habitude rare) que personne d’autre ne pourra la reprendre à son compte : « En lisant vos autoportraits, je trouverai quelquefois que nous sommes semblables et, d’autres fois, différents. »
C’est un jeu tout bête, pour la deuxième séance d’atelier avec les Seconde. Pour l’instant, je tâtonne : je ne sais pas ce que je ferai avec eux dans quelques semaines. On ne se connaît pas ! Avançons doucement. Mais pour moi, en réalité, c’est plus qu’un jeu. C’est carrément l’enjeu de ces premières séances : j’ai besoin de mesurer combien nous sommes différents (comment on s’enrichira les uns les autres) et semblables (comment on arrivera à se comprendre). Je suis émerveillé de découvrir des points communs insoupçonnés — avec certains élèves plus que d’autres, mais un peu avec tout le monde.
Avant, j’avais un autre métier. D’un côté j’étais écrivain et, de l’autre, j’avais un boulot chouette qui n’avait rien à voir. J’aimais fréquenter, dans ce cadre, des gens dont la vie ne tournait pas autour de la littérature. Mais, pour être tout à fait sincère : beaucoup de mes collègues aimaient lire et certains s’intéressaient même à ce que j’écrivais ; d’autres étaient artistes aussi, dans d’autres disciplines. Désormais, j’arrive à gagner ma vie avec les ateliers d’écriture et les résidences : je suis donc écrivain à plein temps car, quand je n’écris pas, c’est encore mon statut d’écrivain qui justifie ma position (qui me rend légitime pour animer l’atelier). Dans ces aventures récentes, j’ai rencontré des gens vraiment différents de moi : les élèves d’une école rurale de Vendée ; des adolescents de Seine-Saint-Denis ; des gens plus vieux que moi qui n’avaient jamais écrit. J’adore faire ça. Alors, pour le dire vite : depuis que je fais ce travail, jamais je n’ai rencontré des gens si différents de moi et, à la fois, jamais je n’ai été aussi pleinement moi-même, tout le temps.
Au lycée Charles-de-Gaulle, je travaille avec des gens qui vivent dans les mêmes quartiers que moi, mais que je n’aurais jamais su rencontrer. On ne saurait pas quoi se dire si on se croisait dans la rue. J’ai le double de leur âge. Je suis écrivain et, eux, il paraît qu’ils ne sont pas trop branchés littérature. La plupart des élèves de ce lycée, quand ils sont nés en France, portent un nom qui sonne d’ailleurs, tandis que mes ancêtres étaient bretons. Je suis blanc ; et ce n’est pas la même expérience, sans doute, d’habiter la même ville quand on est noir. La moitié des élèves sont des filles ; je suis un homme. J’ai grandi dans une banlieue lointaine et trop tranquille : je l’ai aimée dans mon enfance, puis j’ai voulu ardemment la quitter quand j’avais leur âge. Je ne rêvais que de Paris : « Ah, comme ma vie est morne ! Combien elle serait belle, si j’étais un adolescent parisien ! » Voilà, c’est ça : ils sont des adolescents parisiens. Pas moi.
Lors de la première séance, j’ai été très naïf : je leur ai demandé ce qu’ils faisaient sur leurs téléphones. S’ils lisaient, s’ils écrivaient à leurs amis. Ou s’ils n’utilisaient que la vidéo, les messages vocaux. Quand j’avais seize ans, moi, je n’avais pas de portable, j’avais seulement MSN sur l’ordinateur du salon. Le chat vidéo, j’avais vu ça chez les copains riches et branchés. La plupart d’entre nous n’avions pas le choix : nous écrivions. Dans la classe, quelqu’un m’a dit qu’il envoyait des articles sur Snap aux copains, et qu’ils les commentaient par écrit. Puis, quelqu’une m’a dit qu’elle écrivait à ses copines quand elle voulait exprimer un truc précis, pour que ça laisse une trace. Ah oui ? Ensuite, on me parle de Wattpad : c’est fou les quantités de texte qu’on avale là-dessus, une fois qu’on est accro. Quelqu’une raconte : « À force de lire les chroniques des autres, j’ai eu envie de faire pareil, mais au bout d’un moment j’ai arrêté, ça m’a soûlé » — et elle glisse, comme si ce n’était rien : « j’ai juste écrit soixante-seize chapitres. » Là, il fallait voir la tête du prof : je parie qu’elle n’écrit pas autant sur ses copies de français. Voilà : on s’est trouvé des points communs : car moi aussi, j’écris ce qui me passe par la tête, et je le publie aussitôt sur les réseaux. Je parle de ma vie sur mon blog. Je lis les sites des copains. Bon. Ensuite, on a parlé un peu bouquins. Ça compte. Mais on ne s’est pas trouvé beaucoup de points communs, là. C’est pas grave. Certes, je suis fier des livres que j’ai publiés, mais mon travail ne s’arrête pas là. Le web, la lecture à voix haute, le gribouillage sur les murs (et pourquoi pas ?) : l’écriture existe en dehors des livres.
Avec le groupe de Première : j’ai proposé d’écrire des poèmes. J’ai hésité à prononcer ce mot, peur qu’il m’envoient bouler. Des poèmes ? Et puis quoi encore ! On est partis d’un thème banal : un trajet quotidien, routinier. Ils ne sont laissés guider : ils ont noté des détails, des sensations. Ce n’est pas passionnant, hein ? mais rapidement, ils ont pigé : peu importe ce qu’ils me racontent, l’important est d’accumuler de la matière pour la transformer. « Un pigeon s’est posé sur le lampadaire » ou « Je sors du métro à Alexandre-Dumas » : n’importe quoi peut faire l’affaire, pourvu qu’on le regarde de près ensuite, puis qu’on lui donne un rythme, une musique. Il y a des faiblesses, des maladresses. Il y a aussi des fulgurances. Même de l’émotion.
J’aime quand on se met à nu dans un texte, quand on laisse s’exprimer une sensibilité qui se tait d’habitude. Je m’arrange pour qu’on se sente autorisé à le faire, mais jamais je ne l’impose : personne n’est obligé de livrer son intimité en pâture à la classe ! Quand j’avais seize, dix-sept ans, j’écrivais tout dans mon journal, mais je ne disais rien à personne. Quinze ans plus tard, je publie ce journal en ligne. Parce que quinze ans sont passés. De quel droit demanderais-je à ces jeunes gens de tout livrer, maintenant, devant moi ? Alors, j’y vais mollo. Je prétends qu’on écrira de la fiction. Qu’on décrira notre environnement. Les jeux seront cadrés, délimités par des contraintes. Et je laisse la porte entrouverte pour ceux qui voudront y mêler leur propre histoire, leurs sentiments. Mais avec ces deux classes, j’ai tenté le coup de poker. Je n’ai pas pris de gants, ni de pincettes. Dès la première séance, j’ai dit : « Vous allez écrire votre journal. » Carrément. Ils ont écrit une phrase, ou plusieurs ; des détails factuels, ou des pensées qui traînaient dans leur tête ; un rapport distancié sur l’heure écoulée, ou une confidence. Il y a mille façons de tenir son journal. Ils ont joué le jeu. J’ai tout mis en ligne, sans retouche (ici et là). J’ai seulement mis leurs prénoms dans le désordre, pour qu’ils se sentent libres de s’exprimer, sans craindre de s’exposer. Je leur ai dit : « On refera ça de temps en temps. » Je crois qu’ils seront partants. En tout cas, moi, je le suis.