Maja Brick | Anatomie abrégée du masque
On oublie vite ce temps où l’on regardait avec ironie de rares Japonais dans les rues de Paris qui se protégeaient avec leurs masques pendant les pics de pollution. Autre culture, autres mœurs, pensait-on en supposant quelques penchants hypocondriaques et excentriques de ces étrangers hypersensibles. Aujourd’hui, en pleine pandémie du coronavirus, faute de coutume, on se prosterne à la messe en saluant les fidèles, les mains jointes, à la manière orientale.
Il y a quelques mois à peine, un basculement presque imperceptible a plongé tout le monde dans une époque inédite. L’épidémie est devenue un partenaire ordinaire, tout en étant un ennemi mortel, difficile à cerner.
Envieuse, j’épiais les passants munis de vrais masques chirurgicaux tandis que les pharmacies affichaient des stocks vides. Soudain, ce bandeau bleu sur la bouche et le nez s’est hissé au rang de l’objet le plus recherché, attribut de privilégiés. Où s’étaient-ils procuré ces satanés masques ? Par quel tuyau illégal avaient-ils obtenu ce fichu tellement convoité ? J’hésitais à accoster tel ou tel inconnu pour l’interroger. Ma pharmacienne a eu un sourire énigmatique pour toute réponse. Ce phénomène miraculeux de la multiplication des masques se montrait d’autant plus mystérieux qu’on savait le trafic aérien interrompu, l’hypothèse de l’importation du produit était donc exclue. L’angoisse et la panique montaient avec un sentiment d’impuissance. Et pourtant, il fallait se tenir à quelque chose, à une certitude, ne serait-ce que celle de n’avoir aucune solution ! Tous voulaient être protégés et intouchables. On n’acceptait pas l’injustice de ne pas posséder un simple masque comme protection élémentaire. Non, la société ne peut être divisée entre ceux qui portent les FFP3 comme un étendard provocateur et ceux qui toussent dans leur coude, se cachent leur visage avec une écharpe ou la main, tels des amateurs-bricoleurs qui succombent au virus, des gueux moyenâgeux. Naïve, je me suis fabriqué un masque avec un Kleenex et des rubans attachés de scotch, en me souvenant qu’enfant, j’avais confectionné un emblème d’écolier en papier que je l’avais épinglé à une manche de ma chemise, me croyant ainsi appartenir au cercle d’initiés-élèves de l’école primaire. On avise les initiés d’aujourd’hui comme membres du gouvernement, eux, les mieux informés, qui tiennent toutes les ficelles. Et s’ils sont défaillants, n’est-ce que par malveillance ? Les masques deviennent une affaire d’État, camouflage d’un complot. Les accusations de mensonge pleuvent de toutes parts. Au fond de cette vallée de larmes, la présumée toute-puissance technologique éclate en bulle de savon. Chose étrange, dans cette époque où on lance des fusées spatiales, on s’effondre devant la fabrication d’un morceau de papier soutenu par des élastiques ! Où ont disparu la maîtrise et le sang-froid ?
Personne ne se trouve ridicule dans ce nouveau déguisement de carnaval. On n’est plus dans le jeu, la distraction, au théâtre. Tous semblent croire qu’un bout de papier au visage peut déjouer la mort ! La magie pure, tout droit surgie du chamanisme, au cœur du XXIe siècle, peut-on dire ! Et n’est-ce pas l’ironie qui compromet toujours le sérieux de nos statistiques et prolonge cette mascarade interminable, à savoir qu’on est en train de badiner avec une menace mortelle qui n’obéit à aucun calcul fiable ?
Pour l’instant, les rapports du gouvernement témoignent de sa maîtrise, voire de scientisme. Le sérieux s’appuie sur les chiffres. Mais moi, j’entends le ricanement du diable parmi les sirènes d’ambulances qui ne cessent de se multiplier en déchirant le silence des rues désertes.
L’irrationnel occulté, on s’agrippe aux chiffres, à la statistique, on se fie à un bandeau de papier qui représente une planche de salut, arme et espoir. On croit avoir écarté les anciennes croyances, les superstitions. On s’appuie sur un produit normalisé unique qu’est le masque, sorti soudainement de la nuit des temps, de l’inhabituel. On le familiarise sans chercher sous ses plis superposés, les sédiments de toutes les cultures millénaires, un passé chargé qui pourrait troubler la conscience. Le masque ne doit ni dissimuler, ni représenter, ni imiter le visage contre sa définition. Il doit seulement protéger. Malgré tout, je vois notre monde comme un théâtre ou un cercle de païens masqués qui suivent un rituel à la symbolique brouillée que personne ne tente de déchiffrer par crainte de découvrir la vérité intenable d’impuissance envers la mort, ce que révélaient les masques-épouvantes anciens. Les hommes avec leurs masques ne sont plus les mêmes qu’auparavant car cet accessoire change leur allure, aussi bien qu’un costume de théâtre change l’allure d’un acteur.
Mêlée à une foule de citadins, j’avance aujourd’hui masquée. « Larvatus prodeo », disait Descartes en cette époque dominée par le rationnel se confrontant à la magie, quand Newton croyait les planètes poussées par les anges.
J’ai une impression qui résiste à l’analyse : le masque révèle plus qu’il ne cache tout en restant l’énigme.
L’adhésion générale au port du masque paraît frappante tenant compte des incommodités liées à la chaleur et au manque d’air dans les espaces fermés. Les citoyens font preuve d’une discipline exemplaire, semblent même être fiers de porter cet accessoire quelque peu encombrant qu’ils réclamaient violemment sur les réseaux sociaux, il n’y a pas longtemps. Il est évident que ce ne sont pas les restrictions qui les motivent puisqu’on n’observe pas de contrôles. Et pourtant, on se souvient de la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public et du débat agité autour de la burqa. En dépit de la susceptibilité concernant la liberté individuelle, cet attribut n’est pas rejeté, ni ressenti comme imposé mais, bien au contraire, on le considère comme acquis et protection. Était-on à tel point dénudé, vulnérable et agressé auparavant par un monde hostile et trop dur, voire inhumain, qu’aujourd’hui, en cette situation-limite, ce mince bandeau suffit à rassurer tout le monde ? Tous protègent leur intimité et leur intégrité derrière le masque, tous unis par un nouveau lien social. On retrouve enfin une identification commune contre le vide des symboles, un lien de solidarité, d’où la fierté tacite d’être masqué. Ni le drapeau, ni l’hymne national, ni la devise républicaine, ni le gilet jaune, aucun emblème n’a réussi à sceller l’unité du peuple autant que ce morceau d’une matière colorée qui affiche d’abord l’union générale. J’ai ressenti une telle appartenance très poignante dans les applaudissements aux fenêtres en hommage au personnel soignant. Sans doute s’agissait-il de manifester un besoin vital d’union et de joie de vivre malgré toute la gravité de la situation. Cette énergie portée par les cris et les tapages durant quelques minutes chaque jour, déchirait le silence lourd du confinement. Maintenant, c’est le silence retenu qui se prolonge, les bouches fermées, plaquées par les masques, pour ne pas dire muselées. Derrière les masques, nous sentons-nous libérés du devoir d’être libres, de crier nos opinions ou retenons-nous notre haine, notre révolte tacite ? Au-delà de manifester l’appartenance au groupe, tous se rabattent à leur mutisme. Un singulier carnaval, dirait-on, avec son silence qui enferme dans un cercle enchanté, chacun tenant son masque attaché comme les hommes et les femmes déguisés à Venise, qui retenaient entre leurs lèvres le bouton de leur masque. L’obéissance saute aux yeux (les seuls découverts, attentifs, perceptifs avec les oreilles). Pas la peine de mettre des policiers afin de contrôler ; tous se surveillent à merveille sous le couvert de la responsabilité civique. Parfois, dans le transport urbain, j’observe les passagers qui se réprimandent mutuellement pour le manque sporadique du masque. On s’assoit rarement sur les sièges condamnés, on se poste dans les cercles désignés au sol, indiquant les distances. L’uniformité règne comme une loi latente, réclamée généralement, règle, ordre universel auquel on souhaite se tenir, que l’on veut respecter. On voit, ici ou là, des manifestations d’aspect politique, comme aux États-Unis, contre le port du masque, mais ces rebellions restent ponctuelles. L’uniformité rassure comme tout uniforme qui donne une identification facile et voile la liberté individuelle trop pénible à supporter, à définir. Il est intéressant de remarquer que des masques originaux font exception. Est-on enfin devenu fier d’être soumis, presque humble, en affichant ce masque au visage ?
Chose curieuse, dans le transport, ce sont surtout les jeunes qui adoptent volontiers un masque, souvent noir, qui évoque une cagoule. Et pourtant, la jeunesse est d’habitude prête à contester, à défendre sa liberté. La cagoule – accessoire des délinquants – s’associe incontestablement à l’infraction à la loi. Le masque protecteur touche ainsi l’ambiguïté entre soumission et opposition, conformisme et marginalité. Chose surprenante encore : ce sont plutôt les personnes âgées, donc les plus vulnérables, qui paradoxalement, négligent les masques ou privilégient parfois des visières transparentes, tandis que les jeunes préfèrent se cacher derrière le masque avec un sentiment d’impunité et d’immaturité. La jeune génération a-t-elle peur de l’avenir contrairement aux retraités rassurés par leurs acquis mais contre lesquels une rancune germe sous-jacente. Tabou ?
Bien qu’on revendique une pure rationalité, on exhibe le masque en fétiche, ce qui trahit une croyance quasi magique en son efficacité. Et pourtant, c’est un objet fragile, aussi fragile que la frontière entre vie et mort…
Panacée et angoisse, identité uniforme et anonymat, protection et dissimulation, obéissance et révolte, solidarité et division, métaphore et vide, règle et exception, tant de significations qui correspondent à la situation inédite de pandémie qui trouve enfin son support infiniment léger et qui compte tout autant. A l’époque où une preuve matérielle s’impose comme une chose palpable et calculable, rôdent des démons archaïques, flottent des chimères dont le masque aussi léger qu’une plume incarne de multiples facettes. Enfin apparaît un signe distinct et planétaire sous la forme de billet d’argent appliqué au visage, avec son prix minime multiplié par milliards, le masque qui parcourt le globe, symbole auquel on ne s’attarde pas dans le flux cacophonique d’informations, de messages. Icône de notre époque ? Peut-être…
Il y a des lustres, on portait des masques de châtiment, d’infamie, d’humiliation qui isolaient les reprouvés des citoyens respectables. Aujourd’hui, tous sont stigmatisés par un sceau au visage pour quelque crime inavouable. Seule la mort sait trancher cet opprobre et affronter l’énigme sans que le sens unique se révèle. Telle une figure abstraite – rectangle, triangle ou cône modulables -, le masque, tout en étant un attribut matériel, pratique, rapproche ainsi l’art de la vie et le suprématisme qui tentait de sonder la dimension mystique à travers des compositions géométriques épurées.
Ni carcan, ni fardeau, tel un cri aux lèvres cousues, le masque évoque l’impasse qui persiste, celle du sens, du symbole, de la solution pragmatique, en face de la mort dissoute dans l’air, invisible mais présente…
Nous sommes en guerre ! Tous enfilent leurs masques de combat loin des apparences guerrières de la balaclava, de la protection faciale du samouraï, du masque balistique ou du masque à gaz. Dans ces circonstances exceptionnelles, un FFP3, tout à fait pacifique, fait néanmoins penser aux affres de la guerre. Mon œil intérieur voit sous la couche de papier les plumes colorées du masque philippin qui donne froid dans le dos, la tête de mort du masque asiatique du Bhoutan, le démon bleu du Japon, les faces grimaçantes ornées de cornes venant du Tibet, les constructions en bois imitant des casques faciaux aux bouches édentées, aux yeux vides. Sur tous les continents, depuis les temps les plus reculés, les masques sèment la terreur avec leurs rictus proches des spasmes de l’agonie, ils intimident les ennemis ou scellent le visage d’une immobilité mortuaire. Chacun se mire dans l’autre couvert d’un faciès identique, tous potentiels agresseurs ou futures victimes qui s’ajouteront aux colonnes des chiffres faisant de tristes statistiques. Nous vivons une époque aux apanages guerriers d’autrefois à peine dissimulés mais notre tragédie se joue dans des espaces aseptiques, sur des écrans lisses, conjurée en calculs, en symboles abstraits. Le masque tout simple, normalisé et anonyme, éclipse la théâtralisation de jadis, les rituels bruyants et panachés. Nous faisons corps avec une économie qui se passe d’esthétique pompeuse. Le minimalisme de la guerre moderne virtualisée qui n’est plus corps à corps d’autrefois, se résout à distance, sans bruit, sans éclat visuel, sans armes compliquées qu’un pauvre mortel éloigné d’un champ de bataille aurait pu deviner. Bien qu’apparaissent les visières et les gants qui complètent l’armure, elle n’est toujours pas fiable. La mort, quant à elle, arrive dans une tenue symbolique noire, sans accessoires superflus. Un jeune paré d’un masque noir lui rend hommage, se prosterne devant le vide sans couleur et sans profondeur, inimaginable, inconsistant comme les réalités virtuelles qui pullulent et qui engendrent l’impuissance et l’ébahissement devant la disparition, la fin, le néant, devant l’autre côté.
Le masque chirurgical d’une simplicité étonnante, occulte toute cette eschatologie insondable. Plus encore, il tente de faire disparaître les traditions archaïques, formes, couleurs et croyances. Il résorbe miraculeusement le passé. N’est-ce pas son rôle, celui de cacher, de dissimuler ? Sur Internet, il apparaît aujourd’hui en premier lieu devant le masque ancien chargé d’une symbolique compliquée. Malgré tout, son aspect lisse trahit un désir d’étouffer l’inconscient, d’effacer l’angoisse.
Je fixe mon regard sur un visage anonyme couvert d’un masque normalisé. Quelle personne se cache derrière cet affublement ? Quel type elle représente ? Quelle personnalité cet individu a abandonnée ? J’imagine qu’au fond de son âme, grouillent des constructions élaborées mais je me trompe sans doute. Rêve-t-il de se présenter sous des déguisements plus sophistiqués, en cuir, en papier mâché, en bois, peints, décorés de plumes ou de joyaux ? Probablement non… Il préfère son masque neutre qui ne dit rien. Lui, non plus, ne dit rien comme s’il avait oublié ses démons, les voix de ses ancêtres. Il affiche son modeste talisman qu’il s’est procuré en pharmacie. Son masque ne couvre pas entièrement son visage. Il observe avec ses yeux vifs, il n’a pas d’yeux de verre comme un animal empaillé qui donne un frisson d’inquiétante étrangeté. Il veut être vivant ! Il se dissocie de ces porteurs archaïques de masques rituels qui exécutaient leurs danses macabres. Les émigrés africains avec leurs masques noirs en tissu oublient le masque barbu du Togo, le masque tribal Galoa, le masque-bête des populations Wobé. Nul ne se souvient de ces masques censés incarner les forces de l’au-delà, les forces divines, un esprit guérisseur ou malin, un esprit de la forêt ou de la mort. Aujourd’hui, aussi bien qu’hier, la même impuissance paralyse tout le monde. Les passagers du métro s’assoient sur les sièges indiqués, se postent dans les cercles dessinés au sol, gardent les distances protectrices tandis que leurs aïeux dansaient autour du feu.
Le masque, voilà un emblème universel qui rappelle l’égalité terrible de tous, sans exception, devant la mort. Car ni président, ni éboueur, ni savant, ni banquier, personne ne peut se soustraire à cette démocratie existentielle, seule politique fiable et certaine de nos jours…ce que raconte le masque muet de cette loi naturelle, tout en prétendant sauver la vie…