Trouver une voix

Présentation de la résidence par Fatima Daas

J’ai été heureuse de répondre à l’invitation de l’enseignante de lettres Sylvie Cadinot-Romerio et de former avec Valérie Dambel et elle un projet de résidence dans leur établissement, le lycée Lavoisier de Paris.

En effet, j’ai moi-même participé à des ateliers d’écriture en 2011-2012, comme élève de Sylvie Cadinot-Romerio avec l’écrivain Tanguy Viel, alors en résidence dans mon établissement, le lycée Alfred-Nobel de Clichy-sous-Bois. J’y ai réussi à dépasser la peur d’être lue, et j’ai compris qu’écrire, c’était parler de ce que l’on ne voulait pas entendre. Cette expérience a été déterminante pour mon parcours d’autrice.

Aujourd’hui j’ai le désir de transmettre le goût et l’urgence de l’écriture, et j’ai le sentiment de pouvoir le faire à partir de mon expérience personnelle.

Depuis la publication de mon roman La petite Dernière, j’ai eu l’occasion de collaborer avec diverses associations, structures et établissements, notamment des collèges et des lycées. J’ai été en résidence à Marseille pour une durée de deux mois, pendant laquelle j’ai animé des ateliers d’écriture au lycée Victor-Hugo dans les quartiers Nord et au lycée Saint-Exupéry. Les élèves ont écrit des autoportraits, des souvenirs d’enfance, des situations de discrimination. Nous avons alterné les ateliers d’écriture et les discussions collectives.

Car mon travail est en lien avec les luttes. Il vise la transformation des colères en écriture et l’invention de soi. Il nécessite la création d’espaces de croisements et d’expérimentations, qui puissent exister autant pour l’auteure qui intervient que pour les participants.

D’après mon expérience, je sais combien les ateliers d’écriture peuvent être pour les élèves l’occasion d’envisager le monde et de s’envisager eux-mêmes d’un nouveau point de vue.

Ainsi je veux les aider à trouver une voix, leur voix ; je les encouragerai à dire, à prendre la parole, à utiliser l’écriture comme une arme permettant de déconstruire et d’inventer des espaces qui échappent aux diverses formes d’assignation.

Rendre l’écriture moins inaccessible est une de mes priorités. J’espère susciter des envies, des vocations, en insistant sur une écriture contemporaine, inclusive.

Fatima Daas


Présentation de la résidence par Sylvie Cadinot-Romerio, professeure de lettres, et Valérie Dambel, professeure-documentaliste


Pratique d’écriture

Qui aura jamais eu, possédé une voix comme quelque chose dont on aurait la propriété ? Qui aura jamais été en phase avec soi dans la parole ? Qui aura jamais trouvé l’intensité juste et appropriée au moment d’ouvrir la bouche pour s’adresser à l’autre ?
Peter Szendy, Laura Odello, La Voix, par ailleurs. Ventriloquie, Bégaiement et autres accidents (2023)

Afin de poursuivre et, si l’on ose dire, d’accomplir le parcours que nous avons suivi, élèves et professeur·es, avec des écrivain·es grâce au dispositif de Résidence, nous sollicitons en 2023-2024 celle de Fatima Daas : une jeune auteure qui a publié en 2020 un premier ouvrage remarqué et primé, La Petite dernière, et qui participa assidûment, élève puis étudiante et stagiaire, aux résidences de Tanguy Viel au lycée Alfred-Nobel et au lycée Lavoisier.

Ce que nous projetons avec elle d’interroger et de prolonger est la possibilité d’une transmission.

Sans doute une telle interrogation paraît-elle aller de soi dans un cadre scolaire. Elle n’a pourtant motivé jusqu’à présent aucune de nos demandes. Par le secours de résidences, ce à quoi nous avons cherché à répondre a toujours été une requête particulière du lieu, qu’il ait été périphérique ou central, une urgence de dire, de mettre en forme, à laquelle nous paraissaient pouvoir parer les directions de sens des œuvres des auteur·es appelé·es : échapper à l’emprise des discours en donnant sa propre version de l’histoire partagée, comme nombre de narrateurs de Tanguy Viel, s’arracher à la pesanteur du présent par une effraction qui le mette en mouvement, comme chez Arno Bertina, re-présenter ce qui violente et ce qui effraie en le déplaçant et en l’étrangéifiant pour le désamorcer comme le fait Marie Darrieussecq. C’est une possibilité d’émancipation, ou, selon le terme désormais consacré, de réparation, que nous avons visée à chaque fois.

Certes, en atelier, qu’on la cherche ou non, une transmission a lieu : des savoirs littéraires y sont convoqués, des œuvres, lues, des outils, ponctuellement mis à disposition pour franchir un obstacle ; et surtout, les poétiques des écrivain·es accueilli·es y sont constituées comme les matrices de tout ce qui s’y fait ; elles sont ainsi mieux appréhendées par les élèves puisque pratiquées. Mais c’est à une autre forme de transmission que nous pensons, qui ne tienne pas à la singularité de celui ou de celle qui guide mais de celles et ceux qui sont guidé.es : une forme plus profonde, plus souterraine, que l’œuvre de Fatima Daas permet d’approcher.

Ce qui surgit avec force dans La Petite dernière, c’est une voix précaire, prisonnière, empiétée par d’autres voix, incessamment à la recherche de son juste timbre. Car, comme l’ont écrit récemment les philosophes Peter Szendy et Laura Odello, « [possède-t-on] une voix comme quelque chose dont on aurait la propriété ? ». « L’étonnant au fond, c’est que nous puissions parler d’une voix qui nous apparaît comme nôtre, sans qu’elle se mette à retarder sur elle-même, sans qu’elle surgisse en hurlant ou sans qu’elle reste captive au seuil du silence. » C’est contre ces accidents possibles de la parole que s’efforce de lutter le JE du texte de Fatima Daas ; car il a beau être sans cesse repris et sans cesse qualifié à l’identique, il reste toujours autre, dans un écart à soi que rien ne semble pouvoir réduire ; il ne parvient jamais à être même.

Je m’appelle Fatima.
Je porte le nom d’un personnage symbolique en islam.
[…]
Je m’appelle Fatima Daas.
Je porte le nom d’une Clichoise qui voyage de l’autre côté du périph pour poursuivre ses études.
[…]
Je m’appelle Fatima.
Je recherche une stabilité.
Parce que c’est difficile d’être toujours à côté, à côté des autres, jamais avec eux, à côté de sa vie, à côté de la plaque.

Cependant derrière ce JE instable, quelque chose toujours persévère, une impulsion à dire, sans cesse renouvelée, jusque dans l’essoufflement. Si l’on peut reprendre la distinction ricœurienne, La Petite dernière témoigne exemplairement de nos identités clivées, de mêmetés introuvables, mais aussi de la possibilité d’une attestation de soi par l’exercice recommencé d’une parole, la démonstration d’une ipséité.

Ce que nous projetons d’amener les élèves à chercher avec Fatima Daas, c’est ce qu’il serait donc vain d’appeler une voix, ce qu’il serait peut-être possible d’appeler un timbre si l’on veut bien entendre par ce terme non pas seulement une qualité de son mais la membrane qui, dans un tambour, résonne de manière singulière à travers la diversité des sons qui sont produits quand on frappe sa peau. Nous ne leur proposerons donc pas cette fois une matière particulière d’écriture, comme nous avons pu le faire auparavant (l’habitation du monde, le poids du complexe, l’étrange période du confinement). Nous leur demanderons au contraire, chacun·e à leur tour, de soumettre au groupe tout entier un aspect de l’existence commune, frappant en quelque sorte, qui puisse venir frapper leur sensibilité et résonner dans les mots qui leur viendraient, qui s’imposeraient à elles et à eux. Nous les aiderons seulement à tenter d’ajuster ceux-ci afin qu’elles et ils puissent faire entendre un timbre, puissent faire preuve d’ipséité, sans avoir nécessairement à se dire et à témoigner de mêmeté.

Peut-être est-ce la quête d’un tel accordement dans et par le langage que transmettent souterrainement les expériences d’atelier et que nous voudrions rendre manifeste grâce à Fatima Daas qui a brillamment réussi à la mener à bien dès son premier roman.

A ce volet pratique d’écriture, nous souhaitons articuler trois autres volets en leur donnant la même orientation, à savoir la recherche de ce qui permet à la fois d’attester de soi et de réfléchir sur soi, sans avoir à en rendre compte.

Dialogues sur l’écriture

Nous voudrions joindre, à la fabrique de ces textes « ajustés », la découverte de la littérature de l’extrême contemporain en collaboration avec la Maison de la Poésie.

Nous proposerons aux élèves de s’interroger particulièrement, au cours de leur lecture d’œuvres récentes, sur ce qui a pu en rendre l’écriture nécessaire. Après quoi, nous aimerions pouvoir inviter leurs auteur·es et organiser des dialogues sur l’écriture, sur l’obscure nécessité intérieure qui pousse à écrire.

Sylvie Cadinot-Romerio


Réflexions sur soi en relation avec les autres et le monde

Ce projet de résidence de Fatima Daas, qui vise à permettre aux élèves d’appréhender la littérature contemporaine dans sa diversité, et de développer une relation vivante à la lecture et à l’écriture, s’inscrit parfaitement dans le Projet d’établissement du lycée Lavoisier, qui se fixe pour objectif une ouverture linguistique et culturelle ambitieuse, en particulier sous la forme d’un Parcours culturel, qui donne accès à tous les élèves à une sélection importante d’événements culturels et favorise la constitution d’un socle personnel et commun de culture (artistique, littéraire, scientifique, générale, linguistique, cinématographique…), partagé avec les enseignants, sur lequel les apprentissages peuvent s’appuyer et se construire.

Plus encore, ce projet s’inscrit dans un contexte très particulier (vague #MeToo, crise climatique, confinement, guerre en Ukraine) qui impacte fortement nos élèves, et dans une nécessité très actuelle de leur faire entendre des voix qui leur parlent d’eux, dans toute leur complexité. Des voix qui racontent, dans une langue et dans un style fulgurants, la découverte de soi et de sa réelle identité. Des voix qui, une fois entendues, autorisent en écho à se raconter soi.

La Petite dernière interroge à haute voix les valeurs et l’identité, morcelée, en chantier.

C’est cette même urgence qui a présidé à la création du Comité pour les égalités, composé d’élèves et d’enseignant·es du collège et du lycée, qui confronte les problématiques liées aux relations fille / garçon, aux stéréotypes, au genre, au sexe, à l’orientation sexuelle, et met en place des actions (débats, diffusion d’informations et de ressources, ateliers philo, ciné-club) pour lutter contre les discriminations, notamment racistes, sexistes, homophobes et transphobes, auxquelles les adolescent·es sont souvent confronté·es et pour leur permettre de s’exprimer librement sur ces sujets.

Il y a une urgence à penser et à dire l’intime, à se dire, à s’écrire. C’est le projet de Fatima Daas dans les ateliers d’écriture qu’elle envisage de mener dans l’établissement.

Cinéma

L’adaptation cinématographique programmée de La Petite dernière par la réalisatrice Hafsia Herzi (tournage prévu pendant l’été 2023) permettra d’aborder avec les élèves la technique d’écriture propre au scénario, en regard de l’écriture romanesque.

La notion même d’adaptation pourra également être interrogée : quelles stratégies sont mises en œuvre pour rendre compte du récit, de sa forme, de son esprit, de son énergie, de son implicite ? quels partis pris dans l’écriture cinématographique pour figurer celle du roman ?

Valérie Dambel

14 septembre 2023
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