une exploration, l’exil, le paradis
Ce dernier est vaste, c’est vrai, il peut tout embrasser. Et c’est le but : ne pas s’enfermer dans une réflexion comparative, mais plutôt se placer au delà de la comparaison, ou en amont : dans ce qui autorise, déjà, l’acte d’écrire librement.
Alors que le projet de résidence n’était encore qu’à l’état embryonnaire, m’était apparue la certitude de voir l’œuvre de Nicole Caligaris s’y inscrire. Naturellement. C’est qu’elle se situe hors de ce qu’on pourrait appeler les normes du genre fictionnel, hors de tout compromis. Car à la fois tenue et libre, et avant tout faite de mouvement (corps dansant de celui qui écrit produisant d’autres corps dansants : les personnages et le paysage). C’est qu’elle ne ferme pas la porte au doute. Au contraire, elle l’invite à produire un sens disons poétique, en refusant l’enfermement que serait la psychologie ou l’histoire, en ouvrant les possibles de la langue, en faisant de chacun de ses projets d’écriture une exploration à part entière.
« À moins de s’en tenir à la fonction ornementale qu’on lui accorde pour la désamorcer de tout pouvoir, la littérature ne saurait être inoffensive, et même pas admissible. (…) La littérature n’est ni propre ni convenable, n’a rien à voir avec l’élégance, elle est obscène, sous-consciente de ses enjeux, héritière de la pensée sorcière dont Michelet révéla le sens : un pouvoir mineur, lunaire, siégeant entre les lèvres du vagin de Baubô, contraire au soleil écrasant. » Cette définition que Nicole Caligaris propose dans Le Paradis entre les jambes me rappelle la beauté de la boue de Francis Ponge, et celle des lumières diffuses des lucioles de Didi-Huberman. Cette définition tonique, même sortie ici de son contexte, prend la forme d’un refus qui (me) parle.
La boue : ce mélange de sable et d’eau qui sent bon. Dans les univers écrits de Nicole Caligaris, par exemple dans Okosténie, on ignore si le sable est en réalité de la neige, ou si la neige évoquée est en vérité du sable. Nul besoin de distinguer ces deux matières pour toucher le paysage du doigt ou le voir se dessiner, se tramer sur le papier. Nul besoin de distinguer le vrai du faux. L’amitié et la trahison, aussi, Dans la nuit de samedi à dimanche, naîtront, on dirait, d’un même élan. Peu de moyens suffisent (ceux de la langue – aussi aiguisée qu’argotique) pour saisir les occasions de faire table rase, se laisser aller à l’ivresse des commencements.
Quels textes allions-nous aborder ensemble ? Si le hasard était une règle de cette résidence, je pourrais parler de tricherie. Mon choix de proposer ce jumelage à Nicole Caligaris s’est fait cette fois de manière moins instinctive et plus logique. La connaissant lectrice et écrivain exploratrice, forcément curieuse, je savais qu’elle fréquente la littérature « francophone » et dans mon souvenir, elle avait aimé lire Sylvain Trudel*. Sans du tout vouloir inventer une ressemblance entre ces deux auteurs – elle serait tirée par les cheveux –, j’étais curieuse avant tout d’entendre l’une parler de l’autre. J’avais la conviction qu’avec son apport original, la discussion serait riche, qu’elle viendrait nourrir une réflexion plus vaste et intéresser l’auditoire.
Nous avons surtout parlé du Souffle de l’harmattan. Nous avons parlé d’exil, du fantasme d’un monde neuf, de la présence d’une poésie signée – pas du tout inocemment, il faut le croire : Gustave Désuet. Nous avons parlé de ce que la belle langue de Trudel s’autorise. Du rapport au sacré présent dans ses livres, d’un besoin de ce qui est étranger, différent, d’une fascination pour la vraie-fausse science de croyances ancestrales, liées à la Terre, de l’omniprésence d’une figure christique. On a même évoqué Platon. J’avais noté dans mes papiers : le caractère immortel de la poésie et de la littérature dans un monde qui ne croit plus à l’éternel. Avons-nous eu l’occasion d’en discuter ? je ne sais plus.
En conclusion de la rencontre, émotion d’avoir entendu les mots de Sylvain Trudel choisis et prononcés par Nicole Caligaris, dont on a senti qu’ils l’habitaient vraiment : le mariage rituel d’Hugues Francœur et d’Habéké Axoum au milieu d’une forêt rendue magique, extrait tiré du Souffle de l’harmattan. Avec son éloge de l’ombre, nous ramenant à Tanizaki, dont il est question aussi dans Le paradis entre les jambes. Boucle agréablement bouclée, comme les phrases forment parfois chez Nicole Caligaris des spirales hypnotiques à l’équilibre parfait.
Mais tout ceci est un faux compte rendu : ce qui reste d’une conversation passée par le filtre de quelques semaines de temps. Il y a les autres : le filtre du regard, celui du trac, celui des humeurs. Il faudrait pouvoir tout regarder avec d’autres yeux, entendre avec d’autres oreilles, par intermittence, multiplier les angles et regarder de plus loin encore, regarder d’ailleurs vraiment. Rendre sauvage le carrefour le plus amène, écrivait Ponge.
On en parlera la prochaine fois ?
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Le mercredi 4 juin, toujours à la Librairie du Québec, j’aurai le plaisir d’échanger avec l’auteur Éric Pessan, autour de sa pratique d’écriture et de sa découverte des textes dramatiques de Daniel Danis.
Le jeudi 26 juin, ce sera au tour de la romancière et poète libanaise Hyam Yared de nous honorer de sa présence. À cette occasion, nous discuterons ensemble de son travail et de l’œuvre de Catherine Mavrikakis.
Au plaisir de vous retrouver !
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* dernier ouvrage paru de Sylvain Trudel : La mer de la tranquillité, éd. Noir sur blanc, coll. Notabilia