« une parole presque absente – à peine plus qu’elle le fut »

L’Hydre de Lerne vient de paraître aux éditions Denoël.

Dossier Cécile Wajsbrot sur remue.net dont les chroniques de sa résidence à Berlin en 2008 Berliner Ensemble et les rencontres littéraires qu’elle organise à la Maison de la culture yiddish sur le thème « Écrire la catastrophe, témoignage et fiction ».


 

             L’Hydre de Lerne est le récit d’une double désorientation : la désorientation due à la vieillesse et à la maladie subie par un père, une tante, à l’issue inéluctable, conduit à celle traversée par la narratrice qui, en la racontant, la transforme en une interrogation sur les formes narratives.

             La maladie, la vieillesse sont affaires de langage.
             Dans La Bible tchouktche [1], Youri Rytkhèou raconte qu’à l’approche de la mort les personnes âgées croient entendre « des sons étranges » et des voix qui parlent « une langue inconnue ». C’est qu’elles commencent, explique-t-il, à percevoir « les bruits de l’autre monde ».

             Notre société parle d’absences, d’inattentions à la réalité de ce monde-ci. À la veille de le quitter, la conscience éprouve ses limites, devine le terme de son existence. Les perspectives temporelles s’amenuisent, il y a confusion des plans, bousculade des repères, affolement des sensations. Au présent immédiat viennent se frotter des souvenirs anciens, des mots, des noms qui semblaient oubliés. Cela sous la forme non d’une vaste fresque finale qui ressaisirait, unifierait les décennies écoulées mais de détails qui resurgissent et prennent quelquefois l’apparence de clés qui livreraient du sens.

             Témoin happé par la perte du langage et de la perception du temps à laquelle sa présence tente de s’opposer, la narratrice note dans un cahier les symptômes de la dislocation et la façon dont se modifie la santé physique et mentale de ces proches dont elle avait cru s’éloigner et auxquels elle se sent maintenant sommée de consacrer ses jours : visites chez les médecins, à l’hôpital, promenades, démarches administratives, organisation du quotidien, conversations, soucis d’argent.

             Durant cette période où elle n’a ni la force ni le temps d’écrire un roman, que serait « écrire quelque chose autour de la famille », se demande-t-elle, quelle forme ce projet prendrait-il ?

J’ai lu, il y a quelque temps, cette phrase tirée d’une lettre de Virginia Woolf à Hugh Walpole, un jeune homme bien élevé des lettres anglaises. « En fait, je pense parfois que seule l’autobiographie relève de la littérature ; les romans sont les pelures que nous ôtons pour arriver enfin au cœur, qui est vous ou moi, rien d’autre. » Phrase étonnante, au premier abord, car Virginia Woolf a surtout écrit des romans où, certes, peut se trouver la trace de sa vie comme toute trace de la vie d’un auteur se trouve dans un roman, où se devine la présence des figures tutélaires, des ombres disparues, sa mère, son frère emporté jeune par la maladie, mais dont l’enjeu était d’ouvrir l’espace du roman à tout le champ de la conscience, allant jusqu’à remettre en cause ce mot, roman, le remplacer par élégie, par quelque chose d’indéfinissable, allant jusqu’à remettre en cause le mot personnage, signes d’une recherche qui par essence ne peut avoir de nom, et voilà qu’au milieu de tout ce travail, sur le pont qui relie – qui tente de relier – les rives de la conscience à celles de la littérature, voilà qu’elle disparaît pour reparaître ailleurs, dans des zones étrangères, celles de l’autobiographie. Ce serait donc l’arrivée, l’étape ultime, ce à quoi serviraient finalement les romans, traverser une à une les couches qui nous constituent et qui nous épaississent pour nous protéger de la vie comme les pelures des oignons les protègent du froid de l’hiver, pour parvenir au cœur, enfin, à l’être réel qui ne se révèle que dans l’autobiographie.

             Au fil des pages l’enjeu du récit se déplace : ce qu’il donne à découvrir c’est moins le contenu existentiel d’un temps rempli, souvent « dévoré » par la famille au risque d’y sombrer soi-même – le lecteur peut aussi observer cette inquiétude et s’y projeter, bien sûr – que l’expérience de raconter « un moment » du présent glissé à la première personne entre un passé commun qui écrase et un futur qui n’appartient qu’à soi.

             La lecture du récit de Cécile Wajsbrot achevée, j’ai relu à mon tour le chapitre 42 de Moby Dick intitulé « La blancheur du cachalot » [2].
             Moby Dick signale le goût de la lecture retrouvé par la narratrice qui depuis près d’un an qu’elle s’occupe à temps presque complet de son père et de sa tante l’avait perdu.
             Est-ce la taille démesurée de Moby Dick qui effraie les équipages ?
             Non, répond Melville, c’est sa blancheur.
             Et l’écrivain de se livrer, au cœur du roman, à une véritable étude historique et anthopologique de la couleur blanche.
             Selon les objets auxquels elle est liée – étalon blanc de neige du drapeau de Hanovre, flamme blanche du feu adoré par les Persans d’un côté ; ours blanc du pôle ou requin blanc des tropiques de l’autre -, la blancheur a la particularité d’évoquer aussi bien la pureté que la terreur, l’innocence que l’abomination.
             D’où la quête éperdue du grand cachalot blanc par le capitaine Achab, la boucle qui se noue entre la fascination et la répulsion.

La baleine blanche que nous attendons en même temps que nous la redoutons, écrit la narratrice, celle que nous voulons tuer et qui nous tue, qui finira par nous avoir, n’est-ce pas la famille, l’hydre de Lerne marine dont les têtes repoussent à mesure qu’elles sont coupées, la carapace que mille harpons ne peuvent percer, qui plonge quand nous l’atteignons et resurgit en nous barrant la route.

             Ma vie, continue-t-elle, « ce n’est pas ce que je voulais raconter », la famille, « c’est là que je voulais en venir ». Mais comment le langage en constitue-t-il le socle partagé ? Dans quelle langue son histoire familiale s’est-elle écrite ? Comment chacun y a-t-il pris place ?

             Quantité de langues sont évoquées dans ce récit comme dans tous les romans de Cécile Wajsbrot. Il y a les langues propres à l’enfance du père : le polonais et le yiddish. Il y a les langues de travail de la fille : l’anglais (c’est en anglais qu’elle lit Moby Dick), l’allemand, le russe appris afin de lire les textes d’Essénine et de Tsvetaeva dans leur version d’origine. Un échange a eu lieu : le père aura appris le français en arrivant à Paris à l’âge de dix-sept ans ; à l’âge adulte la fille va apprendre le polonais qui, par un nouveau retournement, lui permet maintenant de communiquer avec les gardes-malade qui se tiennent jour et nuit au chevet de son père, Marta, Lidia, Urszala, Anna, les seules à porter un nom.

             Le même mouvement qui soustrait au père la maîtrise de sa propre existence transfère son histoire dans la vie de la fille et avec elle, traces laissées par le reflux du temps et du langage, l’histoire de la famille.

             Des figures de père traversent L’Hydre de Lerne : père rêvé, espéré, imaginé, père dont le conformisme déçoit, père réapproché dans sa vieillesse. Cécile Wajsbrot raconte l’histoire de cet homme dont elle fait un portrait plein de compréhension aussi bien que sa réconciliation avec ce qu’il est et ce que l’Histoire et lui auront connu.

             Ce récit vient ponctuer le cycle romanesque Haute mer commencé avec Conversations avec le maître, poursuivi avec L’île aux musées et En temps réel, encore inédit, dont on lira des extraits ici.

Dominique Dussidour

12 mai 2011
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[1Récit traduit du russe par Yves Gauthier, Actes Sud, 2003.

[2Dans la traduction d’Armel Guerne.