Vendredi et d’autres jours 11/

Suite et fin de l’entretien avec Michelle Szkilnik autour de la traduction depuis l’ancien français. Lire la première partie.


Y a-t-il des problèmes spécifiques dans la traduction de l’ancien français qui diffèrent de la traduction à partir d’autres langues ?

Oui, je le crois. N’est-on pas tenté par exemple de calquer une expression médiévale quand elle est proche d’une expression moderne, au risque de produire un texte un peu archaïsant ou décalé en tout cas ? Autre difficulté que je viens de signaler aussi : les changements de temps verbaux.
Mais la difficulté principale réside dans l’écart temporel et culturel, qui ne se rencontre pas à un tel degré lorsqu’on traduit un roman américain contemporain. Il faut non seulement réarranger la syntaxe, traduire des mots qui n’existent plus, mais encore éclaircir les termes qui renvoient à la civilisation médiévale. Que faire par exemple pour les mots qui désignent les vêtements ou les armes : traduire braies par pantalons ? cotte par tunique ? haubert par cuirasse ? ou conserver les mots médiévaux ? Comment traduire par exemple tous les termes qui désignent le cheval ? On peut bien sûr garder le lexique ancien et ajouter des notes. C’est ce que font souvent les traducteurs, mais ces béquilles peuvent aussi être gênantes. Certes lorsqu’on traduit un roman chinois contemporain, on rencontre des difficultés qui peuvent paraître analogues, mais il me semble que le fait de traduire dans la même langue peut donner une illusion de facilité.

À partir de quand a-t-on jugé nécessaire de traduire de l’ancien français ? Était-ce parce qu’on considérait que la langue n’était plus compréhensible ou cela se situait-il dans un mouvement plus large de redécouverte du Moyen Âge ?

On pourrait dire dès le XVe siècle ! Dès cette époque en effet, des écrivains se mettent massivement à transposer en prose les romans en vers des XIIe et XIIIe siècles (il s’agit bien dans ce cas de transposition, i.e. adaptation à un nouveau public, quitte à modifier substantiellement le texte original). L’un des arguments qu’ils mettent en avant est la difficulté d’une langue que les gens de la fin du Moyen Âge ne comprennent plus bien. On pourrait dire qu’il y a, dans ce vaste mouvement de mise en prose, une première redécouverte de la littérature antérieure, la volonté de la rendre accessible à un nouvel auditoire mais aussi de la réformer et moraliser. Ce mouvement se prolongera, grâce à l’imprimerie, jusqu’au milieu au moins du XVIe siècle. Ensuite, la littérature du Moyen Âge sombre dans l’oubli (bien qu’elle continue à se diffuser à bas bruit via la bibliothèque bleue). C’est en effet au XIXe siècle qu’on redécouvre le Moyen Âge et que la difficulté à lire les plus anciens textes oblige à les traduire. Les deux vont ensemble : le nouvel intérêt pour le Moyen Âge n’est pas le fait des seuls érudits qui, eux, peuvent lire les textes et les éditer (première édition de la Chanson de Roland en 1837, celle de Francisque Michel). Les poètes, les romanciers et un public plus large se passionnent aussi pour le Moyen Âge et ce goût nécessite des traductions.

Y a-t-il une traduction historique des romans du Graal qui fasse autorité comme celle du Tristan de Béroul ?

Voulez-vous dire le Tristan de Bédier ? On peut penser à la traduction du Conte du Graal de Foulet mentionnée plus haut. Mais je ne vois pas d’équivalent au travail de Bédier pour les romans du Graal. Du reste, je ne sais pas si la traduction de Bédier, si c’est d’elle que vous parlez, fait réellement autorité. C’est un objet étrange, non une traduction mais une reconstruction de l’histoire à partir de nombreux textes français et allemands. Je trouve cette réécriture très belle, très romantique, mais c’est une belle infidèle.

Y a-t-il perte dans le passage des vers, forme dans laquelle sont écrits les romans du Moyen Âge, à la prose ?

Oui, traduire du vers dans de la prose entraîne une déperdition non pas du sens, mais du plaisir lié au rythme et à la rime. Faites l’expérience de lire à haute voix un texte en octosyllabes, avec son balancement caractéristique et vous verrez que cette musique se perd dans une traduction en prose. Ce serait comme de transposer en prose les alexandrins de Racine ! Les quelques traducteurs modernes qui ont énoncé des principes de traduction (par exemple Gérard Jacquin et Fleur Vigneron qui consacrent six pages à expliquer comment ils ont traduit Richard le Beau !) reconnaissent en général qu’il est très difficile de rendre le rythme des couplets d’octosyllabes, même si, moyennant un arrangement de l’ordre des mots, on peut essayer de le faire percevoir.
Il faut toutefois noter que tous les romans ne sont pas écrits en vers au Moyen Âge. Dès le début du XIIIe siècle, on se met à écrire abondamment en prose. Les grands romans du Graal (hormis le Perceval et ses continuations) sont écrits en prose : Merlin, Queste del Saint Graal, Mort le roi Artu et l’énorme Lancelot en prose, bientôt suivi du tout aussi gigantesque Tristan en prose. A partir du XIIIe siècle, la production en prose excède en volume la production en vers, surtout pour ce qui est de la littérature arthurienne. La traduction en français moderne de ces sommes en prose ne pose donc plus exactement les mêmes problèmes que celle des romans en vers. Ce qui est intéressant, c’est que les romans en prose ont absorbé les romans en vers, en ont repris des pans entiers, les ont réécrits. Ce ne sont pas des « traductions », mais une appropriation. J’ai mentionné aussi les mises en prose du XVe siècle qui, elles, sont davantage des transpositions (par exemple Erec en prose ou Cligès en prose, deux romans de Chrétien de Troyes transposés et récrits à la cour de Bourgogne au milieu du XVe). Tous les problèmes que se posent les traducteurs modernes ont donc été résolus d’une certaine manière par les écrivains/ compilateurs/ metteurs en prose du Moyen Âge.

19 avril 2021
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