vint le grand récit de Michaël Glück

Une récitante s’exprime devant un auditoire composé en majorité de femmes. Elle leur doit beaucoup. Sans leurs voix – qui s’assemblent et dont certaines se font de temps à autre entendre – la sienne n’existerait pas. Leurs vies résonnent également par fragments, par époques, par ricochets, échos et copeaux dans ce qu’elle dit, en un long murmure qui s’amplifie pour devenir lancinant, intense, pénétrant. Elle est debout, pieds nus sur le sable, n’a pas de nom, vient d’aussi loin que les autres, de terres où il ne faisait pas bon vivre.

« Vous avez renoncé à vos maisons d’argile, aux murs que vous aviez couverts de motifs peints d’un bleu céleste, vous avez jeté le sel derrière vous. Vous avez traversé. Vous êtes ici pour poser vos peurs et vos cris sur mes lèvres, pour donner noms aux choses, aux vivants et aux morts. »

Déracinés, toutes, tous se sont trouvés / retrouvés dans un lieu où se dressaient auparavant deux barres, désormais détruites. Ils étaient alors des Amaryllis ou des Mûriers. Cela les ancrait quelque part. C’est là que demeure une part infime de leur être, c’est là aussi qu’ils ont pu tisser des liens, se reconnaître des affinités douloureuses, échanger, retracer des itinéraires tortueux, jeter les bases d’un récit commun.

« Les pères des pères de nos pères ont été importés, comme les oranges, les bananes et les dattes, les ananas plus rares et plus raffinés, les pères des pères de nos pères ont été importés avec les marchandises. Marchandises parmi les marchandises. »

Des voix que l’on croyait éteintes s’invitent, certaines nuits, dans les pages du grand récit. Elles peuvent être elliptiques. Elles appartiennent aux morts, aux disparus dont la trace perdure grâce aux survivants qui ont hérité de leur histoire, de leur accent, de la singularité et de l’intonation de leur timbre.

« Qui parlera pour ceux qui se sont tus, pour celles qui se taisent, pour les bâillonnées des filatures, pour les soudeurs des chaînes de montage, pour celles et ceux qui montent les crosses des fusils qui seront retournés contre eux au premier mouvement de grève, qui parlera pour les morts, pour les vivants à moitié morts, les épuisés, les soumis, les aveuglés. »

Le monde qu’évoque Michaël Glück dans ce poème en prose (qui a sans doute vocation à être lu, scandé, déclamé à haute voix) est évidemment le nôtre. L’auteur alerte. Les lueurs d’espoir qui balisent son texte sont couchées au ras du sol par des vents contraires. Il donne corps à un chant au souffle continu où vibrent les mots de celles qui souffrent, qui témoignent, qui prennent soin de ne jamais convoquer tel ou tel dieu. Elles s’emparent simplement de la parole (un bien précieux) et s’en servent à bon escient.


Michaël Glück : vint le grand récit, Le Réalgar.

Jacques Josse

20 septembre 2025
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