13. La forêt gaste

(Léoncel, fin août 2020)

Depuis la route vicinale qui longe le site, le paysage est impressionnant. C’est une combe profonde et sauvage dont le versant le plus proche, en contrebas de la route, est couvert d’une prairie de hautes graminées que le vent prend en enfilade, y creusant une longue houle aux crêtes écumeuses qui courent vers le Royans et la plaine de l’Isère, invisible derrière un méandre du vallon – la montagne semble glisser d’un seul mouvement, mobile et immuable, à chaque instant renouvelée par le vent qui pousse de nouvelles vagues d’herbes. Au fond du vallon la Lyonne, grossie par les orages, dévale en grondant au milieu d’un dédale de gros blocs. Le versant opposé, court et ardu, arrampiqué sous les falaises, est hérissé d’une forêt de résineux mêlés de hêtres où le soleil peine à pénétrer ; la lumière se diffracte dans les hautes branches, le sous-bois baigne dans une pénombre fraîche et bleutée, silencieuse, sous-marine, zébrée de troncs moussus à demi abattus qui semblent les débris de très anciens navires, et semée de grosses pierres glauques qui luisent faiblement. Qui sait, en creusant le sol avec les mains, si sous la couche d’aiguilles rousses, sous l’humus odorant, on n’exhumerait pas les ossements d’hommes disparus naguère dans la montagne, le corps disloqué par le fourmillement des racines, les petits os des phalanges encore crispés sur un rocher, un rameau d’épicéa jaillissant des orbites ?

À l’été 44, des camps s’échelonnaient sur toutes hauteurs aux marges de l’ouest, du Royans jusqu’au sud de Léoncel. Près d’ici était cantonnée la compagnie Fayard, formée d’une centaine d’hommes, d’anciens réfractaires au STO pour la plupart. Ils avaient vécu là plusieurs mois dans une paix presque parfaite, à peine troublée à deux reprises, en juin 44, par le fracas lointain d’un bombardement, qu’on aurait pu prendre pour un orage, n’étaient les panaches de fumée sur les crêtes. Ils étaient ravitaillés chaque semaine par une fourgonnette chargée de victuailles, de vin et de lettres, qui montait du Royans dans la nuit, et par les paysans des environs, qui leur vendaient parfois une vache en monnaie de singe, à échanger en bons francs à la Libération, une tarine rouge qu’ils équarrissaient proprement, jusqu’au dernier os, après lui avoir soutiré son lait. Ils pouvaient se croire épargnés par la guerre, et ils le furent longtemps, jusqu’à ce matin de juillet 44 où, montant à l’assaut du massif, les Allemands enfoncèrent la ligne de défense des maquis avant de ratisser la montagne à la recherche des dissidents qui fuyaient en désordre. Beaucoup réussirent à franchir le cordon de soldats postés de près en près sur le pourtour du Vercors et à gagner la vallée ; quant aux autres, ils sont la matière de l’Histoire – et des légendes. De ces vieux malheurs, il ne reste que des bribes, parfois futiles ou dérisoires …les Allemands rigolent : il y a là un cordon détonateur de 7 ou 8 m qui aboutit à une taupinière au milieu de la route. Ils coupent le cordon à 1 m de l’explosif et reculent. La déflagration fait un trou comme un seau… le plus souvent dramatiques. Les noms sont incertains, les détails perdus, seules subsistent quelques scènes, gravées dans la mémoire en images sombres et grossières qui ont poursuivi les survivants, qui hantent encore leurs descendants, longuement retouchées par l’imagination, amenées peu à peu à une sorte de perfection, des planches au noir dignes de Goya qu’on ne sait plus situer ni dater, mais qui après tant d’années, malgré tant d’horreurs vues depuis, saisissent toujours d’effroi un paysan et son valet pendus par les pieds à un arbre, ligotés dos à dos, le visage raclant le sol, abandonnés dans l’épaisseur des forêts à crier et se débattre, faisant sur eux leur eau et leur matière, jusqu’à mourir l’un après l’autre de soif et de faim – on découvrit le dentier du maître dans la terre et dans sa bouche souillée une pelote d’herbes arrachées ou cet homme cousu nu dans un bœuf mort, la tête seule émergeant des entrailles, que les vers avaient commencé à manger de son vivant, scène atroce et fascinante que je suis sûr d’avoir lu quelque part, mais que feuilletant mes livres sur le Vercors je n’ai pas retrouvée épouvante, à mesure que fuient les années, qui prend les formes équivoques des enfers peints aux murs des vieilles églises, enfumés par le temps, moisis par le salpêtre qui bouffit les corps et ronge les visages, ôtant aux supplices leur appareil matériel, en faisant une pure torture mentale. [1]

14 juin 2024