15. La folie en tête
Une plainte sourd tout à coup de la salle commune, un halètement d’accordéon qui aspire tous les vents traînant dans la pension, les muant en un cyclone qui tourbillonne un instant dans les couloirs, hiiiiiwaaaouhiiiii… puis un chœur s’élève, mal accordé, débitant en demi-tons une ancienne romance (bien que l’établissement soit récent, tout y est périmé, les gens et les choses, les habits, qui voyagent d’armoire en armoire – son corsage à bouillons vient d’Espagne, où elle n’a jamais mis les pieds –, les rares bibelots qui ornent les chambres, portraits, statuettes, boîtes à bijoux, seuls trésors sauvés du naufrage, chargés de moins de souvenirs que s’ils avaient mille ans, et les mots eux-mêmes, usés ou sortis des dictionnaires), un refrain de son adolescence, quand elle suivait des cours de chant et s’exerçait le soir à fasciner le miroir maternel resté veuf. Elle hait ces assemblées de vieilles grimes, pétries de sentiments caducs que la chanson réveille, qui coulent de leurs lèvres flétries avec la mélodie, secs et coagulés comme un vieux miel, et qui pleurent en public en revivant leurs vingt ans, Mmmm mm mmmm… la folie en tête... la main dans celle de leur voisine. Quant aux rares hommes de l’hospice… de la pension, qui s’époumonnent à les suivre, quelle pitié de les voir faire les beaux devant la plus jeune, comme s’ils avaient encore les moyens de leur sentiment… avec tous ses délices, quelle chose misérable que l’amour, il faudrait ne l’avoir jamais connu, s’être fait marie-joséphine et descendre vierge dans la tombe.
Mmmm m mm mmmm… Après le plaisir, les larmes. Quelle dérision, au bout de tant d’années, de retrouver cet air ici. Mon cœur est un vieux disque, démodé et éraillé, mais ce que la vie y a gravé, rien ne peut l’effacer. Mmmm aujourd’hui dimanche… Blanche [2], je l’ai aimée, du mieux que j’ai pu, si douce, si complaisante, mais trop réfléchie, trop serrée pour m’être une autre mère ; je l’ai aimée plus tard, par contumace, comme une qui ne croit plus chérit encore son prie-Dieu. Quelle honte, gâcher ainsi les vocalises, an aaaan… L’oncle, lui, n’avait rien d’un père ; tout l’opposé de l’Auguste ; l’esprit vif, mais pâle et maigrelet, en proie à une fatalité cachée – cachée jusqu’au jour où j’ai trouvé son carnet militaire, dans un tiroir fermé depuis des lustres, avec sa gourmette et l’insigne du régiment, une panthère rugissante. Lui, dans l’artillerie coloniale ! Sous le tropique des Flandres, en batterie dans les avoines, et hardi petit, la tête dans les épaules sous les fusants… La Grande Guerre, il n’en parlait pas, toujours sanglé dans son quant-à-soi, pas du genre à pendre au mur ses poumons, ses états de service, il les portait sur soi, toujours à bout de souffle, un mauvais sifflet dans la gorge… Lucien se parfume à la moutarde, je répète, Lucien se parfume à la moutarde… et dieu sait quelles plaies sous les linges, qui peut-être émouvaient Blanche, qu’elle caressait quand il entrait dans ses bras, nu dans ses stigmates, soufflant comme un phoque…
[1] Mireille Provence ; voir : Les trois poules de Mussolini, Prison pour femmes et Fin de perpétuité.
[2] Blanche et Lucien D., tante et oncle maternels