Auteur à l’œuvre, héritier de la culture
Peuple trahi est le deuxième tome de la tétralogie romanesque d’Alfred Döblin Novembre 1918. Une révolution allemande [1].
Sur le premier tome, Bourgeois & soldats, lire Chassés-croisés entre le roman et l’Histoire.
Alfred Döblin sur remue.
Bourgeois & soldats a placé ses personnages, certains de retour dans Peuple trahi, dans une situation historique précise : l’Allemagne à la fin de la Première Guerre mondiale, défaite du gouvernement impérial, prémisses d’une révolution. Peuple trahi redéploie la situation selon la même forme narrative : des séquences courtes, juxtaposées, autonomes mais non closes, la plupart se poursuivant d’un chapitre à l’autre. Cette forme rapide abolit la distinction hiérarchique entre les événements historiques et les hommes, qu’elle soit celle du « grand homme » impulsant l’Histoire ou de l’Histoire surdéterminant la vie des hommes. Par le tressage de faits historiques réels et de situations imaginées, Döblin ne cherche pas à se substituer à l’œil géomètre de l’historien mais à le troubler afin de faire apparaître des relations autres que de subordination entre l’homme et l’Histoire. Aucun commentaire ne surligne le déroulement général ni les équilibres ou déséquilibres entre les personnages, politiques ayant réellement existé ou d’invention, entrant successivement en scène. Nous sommes tour à tour avec l’un puis avec l’autre, tels qu’ils sont à ce moment-là de l’histoire. Ils sont observés sans réserve ni dissimulation d’éléments dont la découverte tardive constituerait une révélation ou un rebondissement. Cette disposition frontale, par éclats successifs, permet d’accoler des positions différentes voire opposées, de mettre au jour les contradictions individuelles et collectives qui parcourent et agitent la société qu’il dépeint. Chaque point de vue se développe selon sa propre logique. Le tout forme un panorama dont Döblin ne juge pas plus les éléments qui le composent qu’il ne juge l’architecture de Berlin. Il décrit sans approuver ni condamner, condition sine qua non s’il veut raconter ce qui se déroule dans le cadre qu’il a délimité. S’il passait sous silence ou biaisait un seul point de vue au nom de convictions personnelles ou d’un message particulier, le panorama serait incomplet, l’expérience romanesque faussée.
Dans Peuple trahi, pas plus que dans Bourgeois & soldats, Döblin ne construit une intrigue enveloppante dont les séquences, constituant ses nervures ou ses ramifications, concourraient à une résolution globale, au dévoilement d’un sens occulté, comme si chaque scène, chaque personnage devait se subsumer sous une idée directrice unique. Les événements historiques ne forment pas l’arrière-plan confus sur lequel se détachent situations et personnages. Les uns et les autres sont considérés à distance égale : un personnage n’est jamais entièrement défini par l’arrière-plan ; l’arrière-plan n’imprègne pas toutes les situations. Du plus ténu au plus décisif, tout se déroule sur une échelle commune. Mais les événements historiques et leurs agents — responsables politiques, militaires — ont perdu leur solennité et leur apparence de vérité : la pusillanimité et la vanité d’Ebert ne disparaissent pas quand il fait un discours officiel à la Chancellerie, la capacité de Karl Liebknecht à conduire la révolution est mise à mal lors de conversations privées avec Radek. De leur côté, les personnages d’invention ont perdu l’auréole mythique des héros partant à la conquête d’une ville ou d’une société. Il n’y a pas plus d’intrigue fondatrice que de héros, bons ou mauvais, magnifiés. L’admiration devant la marche de l’Histoire, devant la destinée humaine cède la place à l’effarement romanesque.
Becker que Döblin envoie comme « sonde », selon ses propres termes [4], n’est qu’un individu parmi les autres dans le Berlin de 1918. Simple possibilité romanesque, comme Gordon Sterrett dans la nouvelle de Fitzgerald, il est à peine l’acteur principal de sa propre existence. S’il est traversé comme tous — son corps souffrant encore des séquelles de la guerre — par les conditions historiques, il est celui sur qui reposent la mémoire et l’histoire culturelles de l’Occident. Il vit et analyse les événements et sa propre situation avec les outils de connaissance de l’esthétique classique. Les tragiques grecs, Molière, Goethe, Wagner, les mystiques allemands sont les interlocuteurs de sa pensée. Les quatre années de guerre le font pourtant douter de leur pertinence pour comprendre la période actuelle : de quel secours la littérature, la philosophie, la musique des siècles passés peuvent-elles être pour survivre à une époque aussi dramatique, aussi troublée ? De désespoir il condamne sa bibliothèque, retourne sa collection de tableaux contre le mur, remise les bustes des grands hommes auxquels il se référait avant de partir au front. La rencontre imprévue de deux juifs l’informant des pogroms qui ont lieu en Pologne et en Ukraine l’amène à renouer avec cette histoire mais une nouvelle question, née de la défaite, le tourmente : comment intégrer les désordres de la guerre, les soubresauts de la révolution à la définition de l’homme dont il est l’héritier ?
Un « poète » a fait une courte apparition dans Bourgeois & soldats afin de consoler Hilde de ses déboires sentimentaux. Afin qu’elle se sente moins seule, il lui a fait remarquer combien son état de vacance et de solitude était proche de sa façon à lui de travailler. La figure du poète revient dans Peuple trahi sous la désignation de « l’auteur » ou « l’auteur de ces lignes ». Döblin le démarque en creux dans trois portraits :
- les membres de l’Académie prussienne des sciences qui, au nom de « la science allemande et [de] la place de la science allemande », ont inscrit à l’ordre du jour de leur réunion non pas la « crise redoutable » que traverse le pays mais « la doctrine spinoziste des attributs » et « l’administration financière de l’Égypte à l’époque gréco-romaine » ;
- les « travailleurs intellectuels » : « le grand, le fougueux, le poète lyrique [qui] croit en …˜…˜l’humanité’’ » et « le robuste petit romancier, l’homme des débats, le vaillant guerrier » qui affirment la supériorité du « radicalisme de l’esprit » sur les problèmes politiques. Excellent, excellent ! clame un maître munichois de passage qui a compris qu’ils renonçaient ainsi à toute prise de position ;
- le dramaturge Stauffer qui confond son œuvre et les épisodes de sa vie amoureuse, selon lui seule source pure d’inspiration car tamisée de toute considération matérielle.
La figure de « l’auteur » n’est pas celle, en chair et en os, dont le nom apparaîtra sur la couverture du roman publié mais celle qui travaille dans l’ombre, présente comme telle dans les quelques séquences qui lui sont consacrées, invisible dans toutes les autres. Il ne concourt ni ne participe à l’action narrative en tant que personnage mais en tant qu’inventeur et maître d’œuvre : inventor et fecit, ainsi que signait Rembrandt en 1633. Il explicite sa conception du travail romanesque. Contestant le principe de causalité des historiens et des chroniqueurs, il insiste sur l’importance du hasard et de l’improvisation. Sa boussole c’est l’imagination qui « fait usage de son droit de lieu sans rails ni ailes », ce sont les « hypothèses » et « peu importe si, pour [les] vérifier, nous nous servons du miroir humain d’une grande ou d’une petite ville ». Il aurait aimé raconter l’histoire de la révolution mais ce que son roman met au jour c’est une révolution, allemande en l’occurrence, qui donne son titre à la tétralogie. Il cherche la révolution mais son roman — et il le regrette — ne la croise nulle part. Après s’être comportée « en furie » dans Bourgeois & soldats quand toutes les espérances d’une société plus juste semblaient encore justifiées, « elle erre, de plus en plus chétive, telle une bouquetière dans sa petite guenille, tremblant de froid, les doigts bleuis, à la recherche d’un toit ». Chaque personnage semble avoir à mener un projet personnel plus important que la révolution : conforter une position politique, éliminer des opposants, trouver un toit pour dormir, renouer une relation amoureuse, fuir la police…
Les doutes et les inquiétudes de « l’auteur » rejoignent ceux de Becker, chacun selon sa place. Là où Becker se demande comment la société d’après-guerre pourrait continuer à l’identique, « l’auteur » se demande comment en faire le récit : ce travail romanesque est-il bien nécessaire ? Ne serait-il pas plus agréable, pour lui et pour le lecteur, de raconter une histoire qui se déroule sous le chaud soleil de l’Adriatique plutôt qu’à Berlin dans le froid pluvieux de novembre ? Malgré sa lassitude a-t-il pourtant d’autre choix que poursuivre la tâche qu’il a entreprise ? Il s’encourage lui-même : « Il se pourrait, par exemple, que deux hommes se battent, qu’une lampe à pétrole vienne à se renverser, que la maison flambe ainsi que la maison voisine qui se trouve justement être une ménagerie et qu’un lion, retenu en ces lieux, s’en échappe et s’enfuie en ville. » Döblin explicite le processus de création en l’intégrant sous la forme elle-même romanesque de la figure agissante de « l’auteur » au travail.
Sa présence est concomitante de l’apparition d’un court texte de présentation au début de chaque chapitre. Absents dans Bourgeois & soldats mais qui existent, souvenez-vous, dans Berlin Alexanderplatz, les chapeaux exposent scrupuleusement ce que le chapitre va raconter : voici quels personnages interviendront, voici ce qui leur arrivera — lecteurs, on ne vous prendra pas en traître. Ces deux éléments, « l’auteur » qui réfléchit et les chapeaux qui annoncent, appartiennent à l’éthique d’écrivain de Döblin. Celle-ci ne concerne ni le sujet ni le genre : à chaque œuvre son sujet, à chaque sujet le genre littéraire qui lui convient, roman, poème ou essai. Mais elle affirme qu’un texte écrit — partant, tout texte écrit, fût-il considéré comme sacré — est une construction de l’imagination et de la pensée de quelqu’un, nommément « l’auteur », dont il établit ainsi la responsabilité.
La séquence intitulée « Monologue de la Spree » est à la fois le miroir et l’ombre portée du roman. La rivière qui traverse Berlin y prend la parole : « …˜…˜Quelle longue journée’’, soupira la Spree, comme elle coulait à cette heure sous le pont Weidendamm. …˜…˜Quelle endurance ont ces hommes ! Et quels entassements ! Ah, si seulement j’étais sortie de cette ville ! Ce grouillement, ce tapage. Et du nouveau, toujours du nouveau. Il y a vraiment trop de gens ici./ Nous, les vagues, nous nous jetons dans la Havel […]. » Renversant l’image antique où un homme, toujours le même, ne se baigne jamais dans le même fleuve, elle observe avec curiosité les hommes vivre et mourir. La Spree atteste la présence d’un temps qui n’est à l’échelle ni de la ville ni des hommes, encore moins d’un moment particulier de leur existence. Elle évoque un état de la matière qui ne sépare plus les formes pour les faire venir au jour mais en dissout les contours. C’est dans l’ombre portée de la révolution allemande qu’une femme inconnue, les poches pleines de cailloux, se jette dans le courant.
Dans le roman de Döblin, les images ne sont pas un enjolivement, un symbole ou le pas de côté d’une pause narrative. Elles intègrent un sens qui relève non de l’ordre discursif mais de l’ordre du sensible qu’il ne s’agit pas d’illustrer mais de manifester. En délestant le regard de ce qu’il sait, elles dessinent une perspective qui n’omet ni ce que sont les aspirations et les cauchemars des hommes, ni leur violence, ni « le sang des tués ». Demain, quand tout aura été balayé, le roman de Döblin le racontera encore.
[1] Cet article a paru dans L’Atelier du roman n°83, septembre 2015, consacré à la question « La critique a-t-elle besoin des romanciers ? ». On lira avec intérêt « Gide et Bakhtine, lecteurs de Dostoïevski » de Michel Biron : une confrontation des façons différentes qu’ont un romancier et un théoricien de la littérature d’analyser l’œuvre de Dostoïevski.
[2] Peuple trahi, tome II de la tétralogie Novembre 1918. Une révolution allemande d’Alfred Döblin, traduit de l’allemand par Maryvonne Litaize et Yasmin Hoffmann, avant-propos de Michel Vanoosthuyse (éditions Agone, 2009).
[3] « Le Premier Mai », nouvelle de Francis Scott Fitzgerald (1920, Tales of the Jazz Age), propose l’argument narratif inverse : « On avait fait la guerre et on l’avait gagnée et par toute la grande ville des vainqueurs se dressaient des arcs de triomphe et ses rues s’animaient des taches blanches et rouges et roses des fleurs qui les jonchaient. »
[4] « Je voulais installer le paysage ancien et lâcher dans ce paysage un individu, une sorte de Manas et de Franz Biberkopf (la sonde), afin qu’il s’(m’)examine et s’(m’)éprouve », « Épilogue » (1948), L’art n’est pas libre, il agit. Écrits sur la littérature (1913-1948) (Agone, 2013).