(2) ٠ترة et autres citadines

Tu devrais faire le tri dans ton livre, me dit ma sœur.

Le 27 février 1917, mon grand-père tombe dans un trou à Verdun. Le 17 juillet 1982, le grand-père de Mounir est enseveli sous les décombres à Beyrouth. L’un et l’autre restent trois jours recroquevillés dans le noir. Ils entendent des voix mais ils ont peur et ne se manifestent pas. Ils seront découverts en plein midi le troisième jour et sauvés.

Tous tes livres parlent de résurrection, me dit ma sœur.

La guerre, je la sais dans mes ancêtres et mes enfants ; Emmanuel, mon grand-père à Verdun, ce trou où il est tombé et sa jambe blessé ; Jérémy, Octave, Marcel, mes grands-oncles tués à l’ennemi ou en captivité en Bavière en 1918 ; Abel, mon père en Allemagne nazie, ce qu’il n’en a pas dit, puis la seule histoire qu’il me narre vite fait ; Claire, ma mère, dans les rues de Nantes, le panier qu’elle tient à son bras de toute jeune fille, le panier dans lequel sa mère a déposé un gros pain et une poule vivante qu’il faut porter à la tante Marie en 1944 ; mes amis à Beyrouth, les rues, les frontières, les passages, les morts sur la poussière, les larmes infinies de Smaël et Marie à Chatila, les prisonniers en Syrie ; mes évadés à Sarajevo, les vengeances ; mon fils à Jérusalem, son silence et pourtant cette phrase qui lui vient dans l’automne de notre pays d’Atlantique : les tempêtes sont nécessaires.

Quelle histoire tu fabriques, me dit ma sœur.

Tous, ils ont vingt ans, une troupe de jeunes gens dans mon corps, blottis précisément sous mon plexus solaire, une assemblée de beaux visages que je promène sur la terre, leurs yeux verts ou bruns, leurs pommettes hautes, leur démarche sûre et cette espèce de danse dans leurs gestes quand ils se meuvent, que je reconnais comme le signe qu’ils sont de la même tribu. Ils me parlent de la guerre sans cesse en se taisant.

Encore et encore, comment se tenir dans le lignage et se délester de quelques guerres ?


٠ترة : « fattra » moment, période, pause

19 juin 2011
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