#3 L’usine
Je vous préviens : automne 1944, nous sommes en guerre et même si le front est loin, faites attention où vous mettez les pieds (les mains, les yeux...). Partout, il y a risque d’explosion. La tête de chaque ouvrière contient, outre le bruit de la chaîne, la douleur, la fatigue, le sentiment d’usure, une inquiétude qui ne dit pas son nom. Chacune a un proche qui se bat – sinon, que feraient-elles à l’usine, pourquoi gagner sa vie quand le mari n’est pas soldat ? Debout dix heures par jour à inhaler de la colle, traits tirés, dos qui commence à se courber, chacune espère le retour de l’homme qui la délivrera, lui rendra cuisine, tablier net, rideaux fleuris, rôti cuisant. Enfin peut-être. Qui sait en réalité ce qui se passe chez celles qui gagnent leur vie pour la première fois ?
(faites attention, quand vous entrez : à ce stade, rien n’est assemblé)
Cette fatigue, ces douleurs, il ne faudrait pas qu’elles se voient, ni ici ni ailleurs. Alors elles compriment tout ce qui pourrait remonter, figer l’expression pour de bon, transformer en rictus le joli sourire qu’on leur prête. Mais leurs colonnes se tassent à force d’aligner les hélices, de replier les toiles. Les muscles, les tendons, les nerfs envoient en permanence des signaux d’alerte. Quand elles sortent de là, une jupe nouvelle suffit-elle à leur donner un peu d’élan, à les maintenir droites ? Certaines, au bout de la journée, n’arrivent plus à marcher.
Toutes sauf les plus jeunes et parmi les plus jeunes, une qui va tout de suite attirer l’œil du photographe, vous devinez qui. Mais attendez, nous n’y sommes pas encore. Ici, pour l’instant, on ne trouve que des casiers, des machines et le tapis de la chaîne. C’est l’aube. Personne, aucun bruit. Ah si, voilà des pas, des voix, du brouhaha. Talons qui claquent, portes battantes elles arrivent, les ouvrières. On ne leur a pas encore dit qu’aujourd’hui il y avait du nouveau, quelque chose d’excitant. Elles se racontent le film de la veille ou le courrier qui tarde. La pointeuse, un casier, un couloir... En uniforme kaki, blondes ou brunes, elles entrent par brassées. Puis chacune à sa place, devant la chaîne et devant nous.
La Radioplane Company fabrique des avions miniatures qui servent d’entraînement pour le tir anti-aérien. Des drones, oui, nous en reparlerons. Cette pièce en est pleine. Méfiez-vous : ceux que vous voyez maintenant sont prêts à fonctionner. Quand on appuie sur Play ils foncent n’importe où, se cognent, s’accrochent aux cheveux. Vous percevez leurs vibrations, l’air qu’ils commencent à déplacer ? S’ils vous filment ? Oui, bien sûr. Vous avez signé une décharge, vous vous souvenez, n’est-ce pas ?
Bref. Regardez plutôt qui arrive.
Où étiez-vous ? Je vous ai cherchée partout. David Conover, comme les autres photographes venus en repérage ce jour-là, ne remarque aucune autre fille. Il se plante devant son modèle.
Où étiez-vous ? La phrase résonne.
Photo.
Norma Jeane Dougherty, dix-huit ans, cheveux châtain bouclés, lèvres rouges et dents blanches affiche un sourire rieur, elle rit, oui, en fixant quelqu’un à droite de l’objectif, les yeux légèrement relevés. Qui a-t-elle en face d’elle ? Une collègue avec qui elle plaisante ? Un casier de munitions ? Un des photographes ? Le chef, venu contrôler le déroulement de la séance et qu’elle a réussi le temps de la pose à prendre pour un autre, spectateur, ami ou allier ?
Elle tient en main l’hélice blanche d’un RP-5. La Radiophane, pour laquelle elle a pulvérisé pendant quelques temps un vernis ignifuge acre, puant même, sur les carlingues, les ailes et pour qui elle replie maintenant de la toile de parachute, fabrique en série ces drones de près de quatre mètres dessinés par Reginald Denny, un aviateur anglais qui dirige l’usine tout en poursuivant une carrière d’acteur. Un patron ancien baryton, champion de boxe amateur, pilote et comédien depuis une vingtaine d’années, passé du muet au parlant avec fluidité, qui a tourné aux côtés de Katherine Hepburn et de Greta Garbo, joué dans le Rebecca d’Hitchcock. Rien que ça.
La grande nouvelle, ce matin, c’est qu’un ami de Denny, employé au service des relations publiques de l’Armée et acteur lui-même vient d’envoyer une troupe de photographes dénicher de jolies filles parmi les ouvrières. Le capitaine Reagan veut de quoi remonter le moral, rendre le sourire, donner envie de mordre dedans. Parmi eux, David Conover, que voici justement. Le type, là, avec les lunettes rondes. Vingt-cinq ans, premier d’une longue liste de photographes affabulateurs, biographes fantaisistes de Marilyn Monroe, il prend pour l’instant un cliché sur lequel, en chemisier kaki à manches courtes et pantalon large, en uniforme donc, Norma Jeane présente l’hélice plus qu’elle ne fait semblant de l’assembler. Sa main gauche porte peut-être une alliance – on ne sait pas, la marque est réduite à une ombre. Quand on observe la main droite, on constate que l’annulaire et l’auriculaire manquent. Amputée, Marilyn ? C’est troublant, non ? À la ceinture du pantalon est accroché un badge qui révèle son visage. Ainsi la toute première image contient déjà sa mise en abîme.
Second portrait. Le même, légèrement décalé. Norma Jeane esquisse le geste de visser quelque chose sur le corps du drone, ce qui n’est censé tromper personne : son regard au loin, son sourire blanc rouge disent seuls où l’intérêt se situe. De plus, mais c’est un détail vous me l’accorderez, la fille n’a jamais occupé aucun de ces postes. Pulvériser le vernis, son vrai boulot, on appelait ça travailler dans la drogue. Vous m’entendez mal ? Avancez un peu. Je continue.
Ces photos prises à l’usine paraîtront dans Yank, the Army Weekly, un magazine écrit par et pour des militaires qui a l’habitude de mettre à la une des pin-up dont Betty Grable est l’archétype. La blonde en maillot de bain et talons hauts qui pose de dos les mains sur les hanches c’est elle, oui. Cette pose, c’est sa marque de fabrique. Quant à Yank : Ava Gardner, Lauren Bacall, Judy Garland, Ingrid Bergman, Rita Hayworth, Gene Tierney : aucune actrice n’y échappera. Elles y passeront toutes, même les plus cérébrales, les plus à gauche, les plus ténébreuses, les plus chic.
Nous n’avons pas ici d’exemplaire du journal, désolé.
Ont-elles été retouchées, légèrement colorées, ces images ? Les cheveux et les yeux de Norma Jeane sont-ils si foncés, ses dents si blanches ? Allez savoir. Un soupçon de double-menton la rend encore humaine, proche. Et il y a cette fraîcheur, qui saute aux yeux, qui fera dire au développeur de Kodac venu apporter les clichés à Conover : qui est cette fille, et où est-elle ?
Où est la fille ? Dehors, déjà partie. Conover lui demande Vous n’avez pas un sweat ? On ne pourrait pas continuer la séance ailleurs ? et à la seconde elle va chercher dans son casier le premier de tous ses accessoires, un pull rouge. Conover sourit : elle a tout compris. On garde le chemisier kaki pour quelques poses parce qu’il s’accorde au fond que le photographe a trouvé, mur de tôle qui évoque autant les vagues que la brique mais le pull rouge cintré, deux tailles trop petit, le soutien-gorge qu’il laisse soupçonner, voilà la vraie fortune. Norma Jeane, bonheur redoublé (admirée, elle échappe à la chaîne sans que personne ne puisse y trouver à redire puisque c’est pour la propagande, l’État, pour le moral des troupes), joyeuse et belle donc, cheveux au vent, sourit toujours et largement. Bien sûr, les photographes la draguent et quelques mois plus tard elle écrit à sa belle-mère qu’elle ne cède pas.
Ce qui compte : l’uniforme valse et le pull révèle tout. Le regard du spectateur dérive, passe des lèvres aux seins. Conover, qui est si fasciné qu’il retourne plusieurs fois à l’usine pour elle, ose la contre-plongée, double les clichés, noir et blanc, couleurs. À la fin, il lui demande de venir poser pour lui, dans son studio et à la mer. Vous êtes mannequin. Vous ne savez rien, ni où regarder ni vous tenir mais il y a quelque chose en vous, bien sûr, c’est évident.
La voici alors, Norma Jeane, toujours en pull rouge à manches longues, raz-du-cou. Elle porte maintenant une salopette blanche très courte, un short à bretelles plutôt qui souligne les seins coniques, dessine deux jambes-fusées tandis que son visage reste angélique même s’il se transforme déjà : sur certains clichés l’ovale est flou, sur d’autres la ligne est parfaite. Tout se met en place à l’instant, l’innocence, la plasticité, l’incandescente vulgarité devenue presque imperceptible. Un corps rond et fuselé en même temps : l’idéal des années à venir.
Vous entendez le ressac ? Son rire à elle, sur la plage, et le conseil de Conover de quitter l’usine, de devenir modèle à temps plein ? D’aller s’inscrire dans une agence ? Quelle chance, ces mots qu’il emploie. Elles n’attendent que ça, les ouvrières, le sésame pour lâcher la boîte. Quand il assure à Norma Jeane qu’elle dépasse tout ce qu’il a vu, elle le croit, le suit. Elle veut apprendre. D’ailleurs, se fiant à lui, elle commence à examiner les négatifs, à détailler, à comparer, pose des questions sur l’éclairage. La technique l’intéresse. Elle cherche à comprendre : quand elle ne s’aime pas, que s’est-il passé ? Que lui est-il arrivé pendant le déclic ? Quelle pâte n’a pas levé ? Elle réfléchit, observe, veut s’améliorer. Elle sait qu’elle ne sait pas, c’est sa force. Et elle sourit, ne grimace pas quand on lui demande de tenir la pose. Ils vont la tordre dans tous les sens et elle continuera de sourire.
Ronald Reagan, le supérieur de Conover, le myope qui n’est pas au front, peut être content de ses troupes. Quant au photographe, il a bien joué son rôle : en quelques mois il a tiré la fille de l’usine, l’a présentée à ses confrères qui, à leur tour, l’ont orientée vers l’agence adéquate.
Photo : le drone vous fixe, vous filme tandis que vous regardez Norma Jeane quitter la chaîne, laisser son chemisier kaki au vestiaire, air volontaire, bien décidée à déguerpir, à divorcer du mari engagé dans la marine marchande et qui lui répond par lettre que les séances de pose, quand il sera rentré ce sera terminé. Ce n’est pas compatible avec la cuisine, les rideaux fleuris, le tablier lui écrit-il. Elle part, regardez-la, tandis que les autres restent pétrifiées. David Conover, qui la retrouvera en 1952 sur le plateau des Hommes préfèrent les blondes, fera paraître en 1981 un livre dans lequel il aura pris soin de fantasmer, on s’en doute, toute une histoire d’amour. D’ailleurs, tenez : devant vous, sous verre, voici son œuvre, Finding Marilyn : a romance. Rien que le titre, n’est-ce pas ? Et MARILYN écrit en si gros sur la couverture... Pourquoi est-il présenté sous cloche, ce livre ? Parce qu’il vaut cher ? Du tout : pour éviter qu’on l’ouvre. Conover s’est inventé sa petite fiction, comme nous tous. D’ailleurs dans ses mémoires, cet automne 1944 où il rencontre Norma Jeane se mue en printemps 1945. Qui a raison ? Allez savoir. N’en parlons plus.
Avant d’en terminer avec l’usine, j’attire votre attention sur cette photo qui fait la transition d’un monde à l’autre. On y voit Norma Jeane porter un appareil photo en bandoulière. Elle le brandit, habillée en kaki d’abord, puis en rouge. Elle regarde de biais, ne vise personne mais qui sait si elle n’a pas photographié Conover de son côté ? Ce que ça changerait ? Oh, rien, sans doute. Allons, venez. Changeons de cadre.