#5 Sur la route (première partie)
Jamais, peut-être, n’aurez-vous le sentiment d’une pareille ampleur. Je veux parler d’espace géographique, de distance, d’absence de limites au-delà du cadre. Mer, terre, ciel, sable, vallée... Voilà que tout se déploie. Cette pièce est de fait la plus aérée de l’exposition. Groupez-vous au centre, pivotez. Penchez-vous, laissez-vous flotter, emporter. Regardez, écoutez, sentez : chaque mur s’anime.
Devant vous, la plage. Attendez, ne vous précipitez pas. Observez d’abord sur la gauche la campagne, avec tout ce que le photographe a sélectionné de champêtre, de saisonnier pour créer l’ambiance : un champ et son chevreau, une barrière de bois, la cabane de jardin qu’elle invite à reconstituer. Ensuite, tournez-vous : à droite, la montagne. Lainages, sapins, neige, monts escarpés... Enfin, derrière vous, la route.
Vous avez fait le tour ? Revenons à la plage.
La plage, voyez-vous, est un élément essentiel de l’histoire. L’étendue des couleurs gris bleu, le sillon de la dune, une ombre dorée, voilà qui reste indépassable, chacun le reconnaît. Tout le monde le sait depuis la nuit des temps et ça ne change rien, n’altère pas l’enchantement dès qu’un peu de sable, d’écume se présente. Norma Jeane va garder son pull rouge, son short salopette et la mer fera le reste, transformera en modèle cette fille qui, il y a quelques mois, ne savait rien de rien et sur laquelle l’agence Blue book vient de miser. Elle a dix-neuf ans, elle est mince, ravissante, son nez n’est pas encore retravaillé, ni sa mâchoire, elle n’a pas dompté sa chevelure frisée, trop foncée pour prendre la lumière et elle sourit trop largement. Pourtant, il lui suffit d’effleurer du doigt le sable de Malibu pour modifier la pose, inventer quelque chose. Contacté par l’agence, André de Dienes, qui aime les jolies femmes, les nus et les grands espaces ne s’y trompe pas. Il voit tout de suite que Norma Jeane Dougherty n’est pas, contrairement à ce qu’on pourrait croire, un mannequin interchangeable, un simple support à fantasmes – il partage ceux des lecteurs des magazines, peut difficilement se tromper. D’instinct, il comprend qu’elle va plus loin, propose un archétype, ne sera pas remplacée.
À quels signes le devine-t-il ? D’abord, et il le raconte simplement, elle s’intéresse à ses photos. Ce n’est pas affaire de politesse : invitée chez lui, elle regarde, détaille ce qu’elle y trouve. Elle arpente la pièce, pose des questions sur les gravures aux murs et les portraits d’actrices. Même chose pour le cinéma : elle est curieuse, veut tout savoir. Sous contrat à la Fox pour la première fois, la voilà payée à attendre des rôles qui ne viennent pas. Au lieu de rester chez elle, elle prend chaque matin le bus ou un vélo et se rend aux studios. Ce qu’elle veut ? Trouver à qui parler. Elle se faufile, cherche qui la renseignera sur les éclairages, le jeu des acteurs, les mouvements de caméra ; réussit à amadouer un maquilleur, Allan Snyder, de qui elle reçoit toutes sortes de conseils.
Snyder, qui lui restera attaché toute sa vie (deviendra l’un de ses proches, notez-le), raconte cette soif d’apprendre, liée à un manque de confiance en soi qui lui interdit toute indulgence envers elle-même, toute autre option que la perfection. Comment laisser la concurrence à distance ? En faisant un pas de côté, en se forgeant une personnalité à part, excentrique, unique ? Non : en proposant la même chose que les autres puissance dix.
Ce ne serait pas ça, pour finir, sa particularité ? Ce côté prototype élevé au plus haut degré par elle-même et les autres ? Pourquoi elle, en réalité ? À feuilleter les carnets d’André de Dienes, on y découvre d’autres corps de femmes et ils sont aussi beaux. Et pourtant : regardez ces photos prises sur les plages en 1945. Qui de lui ou elle a l’idée d’utiliser la couverture coupe-vent d’une façon aussi théâtrale, faisant apparaître, disparaître les courbes du corps derrière ce qui devient un rideau, une cape, un paravent ? Qui n’a pas peur du ridicule quand il s’agit de s’asseoir sur un tout petit ballon, dans l’eau ou sur le sable ? Elle ou lui ?
Ce qui est sûr, c’est qu’en nouant un ruban dans ses cheveux elle dirige le regard vers les seins sous le maillot (deux une de magazines). Pull rouge, pull vert, short jaune : dès l’année suivante, ce qu’on voit en couverture, qui va proliférer jusqu’à saturation, c’est vraiment une poupée, une miniature qu’on habille, qu’on rêve de déshabiller. Une qu’on découpe, met de côté, femme de papier qui lève un bras ou une jambe, une attache invisible permettant l’articulation : la joliesse même, mate ou brillante selon le support. La quintessence de la poupée humaine.
C’est mieux, même : une porcelaine tout en dentelle et soie, mais aussi un doudou. Quand De Dienes l’a vue pour la première fois à l’agence, Norma Jeane était vêtue de rose pâle, pull et nœud assortis, pelucheuse à souhait. Il l’a confondue avec les lapins de Pâques qu’il venait d’acheter, deux jouets destinés à faire la couverture d’un nouveau magazine financé par un agent littéraire, voyez-vous ça. Il le lui a dit, elle a ri.
Une femme qui rit : voilà comment il présente dans son journal, au début, celle à qui, par ailleurs, il n’ose jamais demander de poser nue alors qu’il n’a que cette idée en tête et qu’avec les autres, il n’hésite jamais. Elle rit sans arrêt, pour n’importe quoi pense-t-il, des broutilles, devant tout ce qu’il y a de neuf à découvrir en chemin. Elle rit et se moque de lui parce qu’un rien l’inquiète, lui, le panique tandis qu’elle joue les bravaches.
André, un trouillard ? Il lui propose de quitter Los Angeles, direction la campagne, la montagne, la Vallée de la mort et tout ce qui s’ensuit, road trip pur et dur. Elle rit à nouveau. Elle largue les amarres, le mari marin, la vie en usine. Elle dit oui.
À votre gauche, vous pouvez maintenant découvrir ce que la route offre de campagne californienne. Chaque fois que le couple s’arrête dans un village ou une station-essence, Norma Jeane est assaillie de demandes masculines soi-disant plaisantes, en réalité menaçantes de la part de flics, de pompistes, de barmen, de fermiers qui n’en reviennent pas d’une aussi jolie fille par ici, on ne va pas la laisser filer, il n’est pas question qu’elle reparte tant qu’on ne lui aura pas fait sa fête, si ? Dans les champs, dans la forêt heureusement : personne. C’est l’automne, bientôt l’hiver. André et Norma Jeane s’arrêtent, explorent, trouvent un tapis de feuilles mortes, des citrouilles qu’on récolte. Ils en font leur moisson.
Près d’une ferme, de Dienes se souvient de photos de Shirley Temple qu’il a prises l’année précédente en chandail clair et pantalon retroussé, jeune fille qui sourit à côté d’une vache de concours qui porte son prénom et son nom. Elle a quel âge, alors, la poupée suprême de l’Amérique ? Quatorze ans ? Non, seize. L’an prochain, elle sera mariée et trois ans plus tard, mère, carrière terminée. Quel effet ça peut faire de rencontrer une vache qui porte son nom et d’être photographiée avec elle ? C’est habituel, courant dans la vie de Shirley Temple ? Quand ce n’est pas une vache, Shirley T, c’est un cocktail d’Hawaï, un journal pour fillettes à l’autre bout du monde, que sais-je encore. Ce qui étonne la fille, dit de Dienes, c’est de poser pieds nus : personne n’a jamais demandé un truc pareil à une star de la MGM.
Norma Jeane, elle, accepte tout, se glisse le temps d’une séance dans le moule Temple, sa devancière et pourtant sa cadette, habillée et coiffée à l’identique, cowgirl pimpante juchée sur une barrière blanche. Une fille à carreaux, à tresses, à jeans, sans décolleté plongeant, chez qui tout étincelle, rayonne de santé. Un chevreau remplace la vache.
Dans son journal, de Dienes écrit qu’il embrasse Shirley lors de la séance photo, parle du désir qui lui prend soudain de l’épouser, anecdote qu’il raconte à Norma Jeane avant même qu’ils ne partent en voyage. Il précise le bouquet de fleurs choisi pour la demande, l’arrivée devant la maison, la porte close, le chien devant, le courage qu’il perd. Ne lui cache pas qu’il leur trouve une ressemblance, lui décrit d’autres photos du même type prises avec Ingrid Bergman, Carole Landis. Norma Jeane, note-t-il, est flattée de ces comparaisons. Pendant le road trip il la rhabille, lui achète des écharpes, des bonnets, la protège du froid, du vent, lui fait des surprises. Il lui parle, lui raconte des histoires, tombe amoureux quand il la retrouve un jour en forêt, seule, perdue après une longue balade, les mains glacées. Une fille abandonnée, une quasi orpheline qui reçoit des cadeaux et qu’il lance, grâce à qui elle fera sa première couverture de magazine : la belle histoire que voilà.
Vous me direz alors : De Dienes, Pygmalion ? Norma Jeane, Galatée ? Pas si sûr. Il la désire éperdument, obnubilé par son corps si proche tandis qu’elle a l’air d’en jouer, de le mettre toujours à distance, intervalle dont elle modifie la longueur. Prend-elle toujours les hommes à la légère ? Comment savoir, avec elle ? Et qui a le pouvoir sur l’autre ? Elle le regarde s’activer, choisir l’objectif. Elle l’écoute, surtout : il sait ce qu’il faut dire pour que le sourire ne se fige pas, que l’éclat subsiste au fil de la journée. Il la flatte, il l’adule. Il répète, assuré : pas question de faire marche arrière.
Les voilà dans la Death Valley, isolés, à la merci des mauvaises rencontres. Les voilà dans la neige, le cul gelé, tandis qu’ils imaginent les cartes postales de Noël que les hommes n’oseront pas offrir à leurs femmes, à leurs familles. Les voilà à grimper, à s’écorcher les mains, à suivre des yeux les rapaces, à reprendre souffle, à chanter pour s’encourager. Et encore ? Il y a la route, qui raccorde tout. Dès le début du voyage, il la fait poser pieds nus, elle aussi, en jupe étoilée, allongée à même l’asphalte, prête à se faire renverser. En pleine séance, il est pris d’une illumination : les étoiles, le chemin tracé, l’horizon... elle sera une star, tous les signes sont réunis. Et le voilà qui déroule sa vie future, entière, devant elle, n’arrive plus à s’arrêter de parler. Elle pensait être modèle ? Et si elle était actrice ? Si de la photo elle passait au cinéma ?
Est-ce ce jour-là qu’elle a commencé à y croire ?
Vous le sentez, n’est-ce pas : quelque chose vibre, commence à bouger. Les murs se resserrent ? Pas de panique, ce n’est qu’une illusion d’optique. Au centre de la pièce il y a du mouvement, par contre, en effet. Regroupez-vous, rejoignez-moi sur le côté. Une trappe est en train de s’ouvrir. Des cloisons se dressent, issues en droite ligne du sous-sol. Des cloisons, ou plutôt des portières. On dirait... l’intérieur d’une voiture, oui. Bizarre, vous trouvez ? Kitch ? Presque enfantin ? On se croirait sur un manège ?
Que ceux que ça intéresse avancent, prennent place à l’intérieur. Que les autres attendent, merci.