43 - Caroline Sagot Duvauroux | Aa

photo : vitrail à verre libre réalisé par Guy Simard, 2003.


 

Personne ne l’a connu c’est dire comme il existe ∙


 

L’œuvre écrite l’a-t-il déposée lui-même ? l’a-t-il déposée dans le temple à la garde de la déesse ? Espérait-il encore de la déesse un accès ? Ou que l’œuvre dépose jusqu’à nous sa fleur de sel ∙ Sait-il que quelques fragments réaliseront l’œuvre dans l’échec ionisant de l’œuvre ∙ Il sait que quelques fragments survivront, pas un, un ne suffirait pas à déplier duel et l’affront ∙ Quelques-uns pour unité inquiète de la foison ∙ Il sait si bien tout ça qu’il tend la phrase et la durcit de toutes les forces d’un déséquilibre en cours de silexisation, pour que quelques fragments insécables suffisent à perforer le temps ∙ Pour que ces perforations suffisent à mouvoir les images du film brûlé d’histoire ∙

 

Lui, l’oracle, ramène d’on ne sait quel inconnu paroles et signes fragmentaires dont l’interprétation, relevant d’une improvisation dirigée, établit, et certifie réel, le rapport que nous rêvons d’établir avec l’impossible.

Cette parole prophétique, figure de la promesse, enveloppe sa cime déceptive de mirages, et ses versants de mensonges. Écriture… Manière de différer l’impatience, l’angoisse, la banalité de nos singularités, de nos joies et de nos peurs face à l’échéance commune ; on ne parle que devant la mort. On n’écrit jamais à personne. Comme la victime ne peut ressusciter l’événement dont sa présence témoigne, comme le réel demeure l’hôte invisible du langage, l’écrivain prophétise le texte qui lui demeure interdit.

Et pourtant, le livre qui se donne à lire s’est entièrement dégagé de ses phases préparatoires, il impose la forme tangible et définitive, de cet autre texte qui ne peut être écrit, encore ramassé dans son annonce, déjà emporté par son devenir.

Écriture d’avant l’écriture. L’exergue de Aa de Caroline Sagot Duvauroux cite Sartre, L’âge de raison : « Pré-dire / Ce n’est rien. Absolument rien, si l’on veut ; il n’y a pas de quoi fouetter un chat […] mais c’est tout de même symptomatique. »

On est alors pris de vertige à lire ce livre qui n’a pas encore été écrit, mais qui nous enjoint de répondre à l’apostrophe qui nous est faite d’oublier tout savoir, de venir au devant de ce qui est sur le point de se produire, mais aussi, dans un même mouvement paradoxal, de ce qui vient de se produire, le surgissement et l’occultation conjointes de Aa.

Deux axes majeurs me paraissent ainsi orienter le travail d’écriture : d’une part, un terrible effort de reconstruction, visant à circonscrire un système perdu/inaccessible au moyen du langage et, d’autre part, un effort symétrique, réflexif, portant directement sur la parole elle-même, sur la littérature. Un œil tourné vers l’histoire, un autre posé sur le style. Qu’avons-nous perdu ? Que devons-nous faire ?

Pour explorer l’histoire, pour construire la narration, Caroline Sagot Duvauroux empoigne tous les fils de la mémoire, lance tous les filets aux mailles étroites ou larges ou même rompues, puis elle leur met le feu au moyen du désir, pour voir briller dans les flammes les créatures qui s’y sont prises.

 

L’autorité du désir déroulait une mémoire branlante et soumise jusqu’à disparaître ce qui peut être liberté pour la mémoire.

 

Quant à la guerre menée à l’écriture, la seule bataille qui compte vraiment, celle du style, elle puise ses forces dans le rêve. Car Aa ne rêve jamais pour rêver, mais se précipite avec jubilation où l’attire la terreur, à travers les couches dures de l’âge adulte, toujours plus bas, en direction de l’enfance, en direction du langage. Je trouve un lien de fraternité entre Caroline Sagot Duvauroux et Rousseau. Même si Jean-Jacques supposait l’homme des commencements dépourvu du souci de parler. Espérer l’inespéré, parler, écrire jusqu’à « devenir l’inconnu » (CSD), jusqu’à ce que l’enfant enseveli lève un instant la tête et fasse signe, très sérieusement, avec son moulin à mots.

Rêve. Transe. Jeu. Et défiance des trois puisqu’il faut écrire...

 

mais l’enfant accroupi très sérieux joue ses mots dit j’ai perdu

 

je rêvais saisie dans la consanguinité des choses de la rêverie ∙ je pensais ∙ tout le monde pense ∙ ça vous est tombé dessus avant la torture jusqu’au certain point qui touché fait trop mal ou jouir ∙ c’est la chose commune par quoi s’espère l’inespéré […]

 

Et l’enfant dit je cherche mes mots ∙ fait des bouts rimés pour que ça trouve des mots ∙ des assassinats ∙ des enfances ∙ les vieux disent c’est génial ! l’enfant s’énerve et puis vieillit ∙ croit ∙ si les vieux le disent ! pas besoin de savoir pour quitter le savoir ∙ fait le virtuose avec ça ∙ et tout le monde est content ∙ il a quitté les bistrots de refaire le monde pour des plateaux derrière l’écran ∙


 

Le rêve livre la bataille du style, se met en quête d’une voix singulière à travers le taillis des phrases éculées, lutte contre la tradition, contre le poids du Vieil Alexandre [1] et l’irruption de ce rêve plonge d’abord l’instance narrative dans la stupeur.

 

[…] j’étais l’idiot qu’on voyait là pisser sa gloire au sous-bois ∙ je n’y arrive pas ∙ sanglot ∙ on n’y arrive pas tout est en cours ∙

 

Vertige de l’orphelin, vertige de la figure solitaire errant à travers la forêt, donnée à la fois comme prison et comme matrice, forêt du conte où la voix se perd, sous-bois sonore, inextricable, tentaculaire, des histoires ressassées depuis toujours, mais aussi forêt médiévale de longue attente dont sortiront un jour les héros de légende, les mots renouvelés. Car le rêve prisonnier de la forêt est attiré par la lueur de l’orée, il s’approche du bord du cercle et, faufilant son regard à travers les lanières des troncs, soudain, voit dehors :

 

embraye


 

Alors on commence à détacher ses yeux par lanières si l’injustice ne l’a pas fait ∙ on voit derrière des barreaux on dit qu’on est en forêt ∙

[…] je veux adorer la joie de vivre énormément le style ∙

 

tendre l’arc et c’est un monde entier

 

Quelque chose est lancé à travers la grille et tombe de l’autre côté : un texte. Le « journal » d’un texte. Action et méthode. Aa reconstruit le système perdu du langage, tout en nourrissant cette reconstruction de la question générale de l’écriture.

L’écriture de Caroline Sagot Duvauroux se présente à la manière d’une doxographie particulière qui apparie les éléments objectifs, mais lacunaires, d’une architecture narrative très concrète, identifiable (lieux, dates, personnes, œuvres) à l’immatérialité, à la mouvance enveloppante du flux psychique dans lequel croisent les intentions, les rêves et les désirs, les forces qui empoignent l’esprit, puis le compriment jusqu’à l’explosion.

Le livre accomplit ainsi le prodige d’élever ses verticales sur des fondations molles. Doxographie, chantier de l’écriture. Interruption et flux, ensemble. Écrire comme marcher sur l’eau…

Ces deux éléments constitutifs de la faculté de dire, flux et fragments, entrent progressivement dans un rapport de contagion, chaque phrase transmettant à la suivante une charge métaphorique qu’elle amplifie, tandis que monte, à la lecture, une ivresse jubilatoire.

Très vite, on ne sait plus si ce sont les fragments fixes, les paroles effectives qui viennent percer le continuum silencieux de la mémoire pour y creuser des tourbillons, eux-mêmes destinés à faire naître de nouvelles paroles, de nouveaux fragments, ou si c’est, au contraire, le souvenir qui se présente comme socle à la surface duquel l’écriture délie et laisse dériver ses fragments, pages posées directement sur la voix…

Héraclite, dont la silhouette se profile régulièrement à travers le livre, ne fixe pas, d’ailleurs, la nature profonde des fleuves. Sont-ils toujours les mêmes entre leurs rives sans âge, ou sans cesse renouvelés ? Si rien n’existe sauf le corps, mais que ce corps ne se donne pas comme système clos, comme origine, alors quelle instance décide du langage ? Nouvelle spirale, personne ne décide de rien dans cette phénoménologie, la littérature attire sur elle toute la violence dont nous sommes capables pour nous défendre de la mort, mais aussi tout le mystère dont nous sommes porteurs pour l’accueillir.

 

Mais la littérature !


 

Entrer là / Planquer sous les mots fouettés jusqu’à la lymphe / Pressés comme des furoncles / Sans le ciel délivré / Les outils des géomètres le compas la poudre bleue la patience et l’arpentage de l’apprentissage / La barque avant pulvérisation par abordage / La langue ouvre-toi qu’ouvrir claironne c’est pour toi / On risque l’œil à peine hors la paupière jusqu’au mur de poussière / On rengaine / Instinctif / Dans la voix piaule une prière

 

Le corps, donné à la naissance, doit apprendre pour devenir langage et ce qu’il conquiert, c’est la faculté de s’émerveiller, de confondre, de superposer l’accident et l’ouverture, pour que chaque parole s’avance avec son propre incendie, pour qu’elle fasse l’expérience de son réenchantement dans le langage commun. Mourir n’est pas un verbe ; mourir est parler le corps. Anticiper, puis partager le silence qu’on sera. Le cercle s’ouvre, la zone de l’informulable s’étire désormais dans la voix. Tous les livres tiennent dans la pause typographique qui sépare les deux lettres du titre du livre, Aa. Tous les récits, entre les deux berges du fleuve. Et repartir à neuf, en faisant renaître l’archaïque début.

 

[…] et la forêt cathédralait mourir dans sa poussée plurielle ∙ mourir n’est pas un verbe ∙ pas réfutable ∙ ni un attribut ∙ pas retirable pas photo ∙ objet direct ∙ cathédrale est un verbe dans les futaies ∙ tout un récit l’ardeur l’idée l’image rendues aux pierres et aux arbres par désaffection de prescription grâce à la lutte chute de temple avant retour d’âge et survie d’image ∙

 

beau verbe pour mourir en forêt


 

furent ici des compagnons litanisait la forêt grégorienne à l’allongée côtes cassées par sanglier sous le vitrail ∙
 

car l’enfant disait j’ai trouvé un mot / vitrail / qu’on dirait / là


 

Oui on dirait ∙ si quoi ? si nous étions où nous sommes ? si quoi ? si nous étions plusieurs dans le noir de la peur du noir et qu’on se souvienne du jour et de demain ∙ on dirait vitrail alors pour les morceaux de la lumière protégée des couleurs par l’ombre verte du feuillage ∙ oui ∙ on allumerait l’homme à la nuit dans soi kaléïdoscopé de rêverie ∙ oui on regarderait dans le récit d’un mot ce qu’on ne voit pas quelle merveille ∙ on aurait du courage∙

 

Vitrail, autre fusion des contraires, autre miroir du fleuve. Le fluide et le solide, le verre et le plomb, y forment une surface mixte, comme si l’eau et la terre pouvaient se rencontrer sans former de la boue, comme si les berges des fleuves pouvaient aussi venir au centre, diviser, cloisonner le fil de l’eau sans l’interrompre. Mais l’image du vitrail excède celle du fleuve lorsqu’on la rapporte au langage. Car le vitrail est une surface sans profondeur, ou plutôt dont la profondeur est celle de l’air qu’il scinde, du vide qu’il décompose entre lumière du dehors, et silence intime.

Même si nous savons que le noir intégral, comme le silence absolu, nous demeurent interdits, notre corps répercute partout le murmure de sa présence. Nous percevons le bruit strident de nos nerfs et le battement de notre cœur lorsque nous sommes enfermés dans une chambre insonorisée. Nous voyons des éclairs, des ombres, la résille de notre système sanguin quand nous fermons les yeux. Alors pourquoi parler, pourquoi faire comme si puisque notre corps est incapable de disparaître ? Ce que nous appelons « mort », Caroline Sagot Duvauroux en fait ce qu’elle veut, un vitrail à verre libre :

 

Le sursaut saisissant

 


métacritique

 

Maintenant, de l’autre côté de la lecture et du commentaire de Aa, je me retourne et je me demande quelle impression je garde, tout au fond. Après avoir cherché à m’approcher, aussi près que possible, de ce texte qui détruit toutes les résistances qu’on oppose à l’inconnu, je perçois un son clair à l’arrière de la tête, comme un doigt passant au bord d’un verre, sans pouvoir distinguer s’il est de moi, ou du livre.

Ensuite, parce que je ne sais fondamentalement pas dire « oui » et que mes proches m’ont appelé « Contradictus » dès ma plus tendre enfance, je résiste à l’idée selon laquelle je serais contenu dans le livre d’un autre. Je fonde cette résistance sur mon aversion du sublime. L’écriture n’offre aucun refuge, il faudrait un texte absolument libéré du souci d’exister. Or, je ne connais pas de livre qui ne soit motivé par le désir d’écrire (ce désir fût-il porté par la nécessité), ou orienté par le désir de convaincre.

Prière, poésie, slogan publicitaire, aucune parole ne s’affranchit de son lecteur.

J’ai pour obsession d’écrire un jour un texte pour personne, des phrases auxquelles il serait impossible de s’identifier sans mentir, et dans lesquelles j’aurais pourtant mis toutes mes forces, et tout mon coeur.

Sortir la littérature du langage.

 


et la lecture de Dominique Dussidour sur remue.net


Caroline Sagot Duvauroux, Aa, José Corti 2007.

3 décembre 2007
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[1"le Vieil Alexandre (Autour de l’alexandrin du XXe siècle)", Bibliothèque nationale, 1990 ; Textes de Jacques Roubaud, Salon de poésie, 1990.