66 - Floride II - pour Freddie Gray
USA. Pays-continent si vaste qu’on n’y sent pas ce relent de frontière, comme un relent de culotte malpropre, qu’on perçoit partout en Europe où on est toujours sur le point de passer d’un pays dans l’autre, pas de frontière, sauf la ligne sanglante du rempart barbelé derrière lequel l’Oncle Sam contemple l’Amérique latine et ses propres afro-américains, pays-continent du racisme polymorphe, centré sur le racisme anti-noir, puissant comme il y a 100 ans, ou presque, dans toutes les têtes et dans tout le pays qui s’enflamme, une fois de plus, après l’assassinat de Freddie Gray à Baltimore, qu’on voit sur toutes les chaînes menotté par six policiers et traîné, la nuque brisée, dans un fourgon cellulaire, qu’on entend hurler « vous me faites mal, ma nuque me fait mal, arrêtez, arrêtez ! », qui hurle, mais qui n’est déjà plus présent dans son corps qui s’effondre, dont les jambes et la tête pendent, pendant que les flics le chargent dans le camion comme un quartier de viande, et que quelqu’un filme cette scène si banale en Amérique avec son smartphone, en invectivant les forces de l’ordre, « we are watching you ! we are watching you ! »
Baltimore désormais sous couvre-feu après des manifestations que les médias qualifient d’émeutes déclenchées par des casseurs, tous bords confondus, y compris les chaines nationales, sur la même ligne, de CNN à FOX News, des casseurs comme ceux dont nous parlaient les télévisions françaises lors des soulèvements dans les banlieues en 2005, sans jamais évoquer les causes, l’essence et l’allumette qui ont mis le feu aux poudres, le racisme, racisme appelant tout le cortège des discriminations qu’on connaît, et qu’on glisse, une fois encore, sous le tapis dans les commentaires, insistant sur le courage des mères qui se jettent sur leurs enfants cagoulés, au beau milieu du cortège, tirant leurs gosses par la capuche et les ramenant à la maison à coups de gifles, pour qu’ils ne fassent pas la une d’un prochain fait-divers, pour qu’ils ne soient pas les prochains cadavres à mettre les gens dans la rue aux États-Unis.
Tout ceci tourne, pivote, vortex halluciné d’histoires, de versions contradictoires, se résumant d’abord à celle de la police de Baltimore annonçant que le rapport sur la mort de Freddie Gray ne sera pas divulgué. Puis Barack Obama prendra la parole, prononcera un discours inspiré, évoquant des décennies d’iniquité ; enfin, la procureure du Maryland poursuivra, deux jours plus tard, les six policiers pour meurtre et pour violences volontaires. Pendant ce temps, une foule compacte défie le couvre-feu à Baltimore, se rassemble à New York, à Philadelphie, une foule qui n’est pas celle que nous décrivent les médias, volontiers violente et revancharde, mais des individus qui suffoquent et qui expriment ce manque d’air en silence, faisant chaque jour l’expérience d’une brutalité policière aggravant encore celle de la rue, une brutalité qui n’est que l’expression de la formation des policiers, du dogme toujours en vigueur dans certains commissariats, non pas la loi, mais la loi du plus fort, et qui n’a pas changé depuis qu’on pendait les noirs aux arbres, voilà ce que réclame la foule si mélangée, tous âges et toutes couleurs, qui défile dans les grandes villes d’Amérique, la justice, une fois encore, y compris à Miami où je me trouve, me mêlant au cortège, me disant que mon fauteuil roulant me protègera de la matraque, parce que je n’ai pas l’âme d’un dur à cuire, et que je pousse ma plainte avec les autres et pour eux, parce que je me suis mis à aimer ce pays-continent, allez savoir pourquoi on tombe amoureux de l’enfer.
Complément du 27 juin 2015 - conclusions de l’autopsie de Freddie Gray / source : Washington Post
(photo : Jim Bourg/Reuters)