André Markowicz | Chercher sans langue
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Chercher sans langue
Akhmatova, Mandelstam, Aïgui
Cercle pauvre des nombres, sa
ductilité,
ce qui s’appelle chant
hirsute,
une touffe de neige à la lumière,
et le
velours,
et l’ossature de
ce chant, de proche
en proche, par surprise
heureuse, me le chuchotant
tout seul, la nuit,
les vasques enflammées,
la neige mauve crisse
et ne prend pas l’empreinte,
une image-miroir
qui me conforme aussi
intermittent
qu’un autre, — un cercle
en tant qu’il est
faillible
et superfétatoire, mais un cercle
(ils sont
chez eux,
dans leur dignité propre, leur
jubilation
de « peupliers levés »,
les au milieu
des autres) qui ne rompra pas,
« tu peux cogner dessus »,
silex, d’un seul
tenant, —
c’est la charge de joie qui me sépare.
Chercher sans langue
Ce texte est né de la rencontre d’un mot et d’une image. Le mot, c’est « ductilité ». La ductilité, c’est un terme de physique, qui désigne la capacité d’un matériau à se déformer sans se rompre. Je suis absolument ignorant de la physique, mais j’avais tracé ce mot sans le connaître, en le liant d’abord à une étymologie rêvée avec le verbe ducere (conduire), et donc le processus même de la traduction, et puis à la douceur, aux doigts, comme une réminiscence, sans doute, de dactyle — qui désigne une unité métrique particulière en Grèce, puis en Allemagne et en Russie. C’est, particulièrement, le mètre de l’épopée, celui qui définit l’Odyssée et l’Iliade.
J’ai cherché le sens de « ductilité » dans le dictionnaire, et ce que j’ai découvert m’a ramené à une image qui, je ne sais pourquoi, m’avait particulièrement touché quand je traduisais Onéguine. Au chapitre I, Pouchkine décrit le moment où son héros arrive au bal :
Semé de vasques enflammées,
Luit un palais illuminé ;
Des ombres passent en manège
Sur les carreaux d’un seul tenant…
Dames, messieurs s’entretenant.
(str. 27, 10-14)
Sans doute cette image de nuit d’hiver, avec les couleurs qu’elle implique — l’or de la lumière, le gris de l’haleine des hommes et des chevaux, et le noir argenté des pelisses des protagonistes (on se souvient, quelques strophes auparavant,
Le givre luit sur sa pelisse
Et tremble en poussière d’argent),
et les souvenirs d’enfance, l’odeur, la chaleur, la sensation des poils de fourrure sur la joue, bref, tout cela faisait-il une espèce de concentré de Russie et de l’enfance.
Je me suis laissé guider par les associations, comme l’œil est enchanté et, sans doute, enivré, par les vasques qui, les unes après les autres, éclairent, et assombrissent la neige.
Pendant longtemps, mes brouillons ont porté « cercle pauvre des ombres » — pas seulement à cause de mon intérêt pour les ombres (qui a donné l’unité, si unité il y a, des Gens de cendre), mais aussi pour une série d’allusions aux poèmes de Mandelstam, liés, là encore, à la Russie, à la neige, et aux images de pelisses. Et il y a chez Mandelstam un grand nombre d’images nocturnes de la neige, et d’images de gens autour des feux. Ainsi, dans un poème de 1920, « À Pétersbourg, nous nous retrouverons… » : « Autour des feux, nous nous réchauffons par ennui /Peut-être, des siècles passeront / Et les mains familières des femmes bienheureuses / ramasseront la cendre légère » — évocation des feux qui brûlaient de rue en rue pendant la Révolution d’octobre, des feux autour desquels les gens se retrouvaient.
Les « ombres » sont devenues les « nombres » quand je me suis rendu compte que mon oreille était métrique, c’est-à-dire que le nombre, le mètre de tel fragment de vers me renvoyait presque obligatoirement vers tel autre, d’image en image, d’écho en écho, et que je n’étais pas le seul en cause, mais que toute personne un tant soit peu cultivée en Russie pouvait, « de proche en proche », voyager dans un seul cercle — qui était le cercle même d’une culture commune.
Le chant « hirsute » reprend une image de Mandelstam, développée très souvent, depuis l’Ode à l’ardoise (l’hirsute étant évidemment opposé au lisse et à la ligne unique) et renvoie au poème de 1931 qu’il appelait Le loup :
enfouis-moi comme une chapka dans la manche de la chaude pelisse des nuits de Sibérie, — un poème écrit à un moment où il comprend que son arrestation sera inévitable, mais qui est tout sauf un poème tragique ; c’est un poème jubilatoire, un hymne à la beauté, de la poésie, et de la Sibérie elle-même : un pays où « luisent les renards bleus », et les « sapins atteignent à l’étoile ».
Le velours vient également de Mandelstam, de ce poème, « À Pétersbourg, nous nous retrouverons… », déjà cité — un poème où il évoque les ombres de l’ancien théâtre, celui d’Orphée et Eurydice de Gluck, qui est au centre d’un grand nombre de ses poèmes de cette période charnière. Le mot à mot des vers 4 à 8 dit : « Dans le velours de la nuit soviétique, /dans le velours du vide universel, /chantent toujours les yeux familiers des femmes immortelles, /Fleurissent toujours les fleurs immortelles — Mais le velours est évidemment lié au noir, à la pelisse, à la nuit. »
« L’ossature », à la suite du « velours », vient encore de Mandelstam, qui parlait de la “ colonne vertébrale” (pozvonotchnik) du siècle. — Là encore, l’association n’est pas directe, ce qui la rend peut-être plus complexe, mais, d’une façon ou d’une autre, j’avais besoin des deux s de l’ossature, et sans doute en avais-je besoin pour une espèce de signature quasiment inconsciente à partir du prénom Ossip, ou du diminutif Ossia, qui était la forme utilisée par son épouse mais aussi par Anna Akhmatova. Toujours est-il que c’est ce jeu de mots d’ordre privé qui introduit la présence d’Akhmatova dans mon texte.
La jubilation des peupliers levés est un montage de citations transformées de Voronej, un poème qu’Akhmatova écrivit en 1936 au moment où elle vint rendre visite aux Mandelstam dans leur exil de Voronej. C’est là qu’exilé, privé de tout espoir de publication et vivant dans le dénuement le plus total, Mandelstam a écrit des poèmes entièrement nouveaux, réunis en trois Cahiers de Voronej, — des poèmes traversés par un sentiment de jubilation et de reconnaissance envers la vie. Akhmatova écrit (je traduis) :
Ces peupliers, comme des coupes vives
Levées soudain, sonneront d’une voix
Pour célébrer, par mille et un convives
À un banquet de noces, notre joie.
Mais l’association poursuit naturellement l’idée de la dignité, du « soulèvement », et, tout aussi naturellement, par le son, l’idée de la ductilité, de ce qui « peut plier » — et ne rompt pas, tout en portant comme un écho du « peuple », puisque, et c’est là l’essentiel, ces poètes ont partagé le destin des gens qui vivaient autour d’eux, avec eux, ils ne sont jamais sentis « en dehors ».
Ces « nombres », en effet, sont « chez eux », parce qu’ils sont en russe, et entre eux, ils sont « au milieu des autres », selon la formule déterminante d’Akhmatova dans son exergue au Requiem : « Non, pas sous des cieux étrangers/Pas sous la protection d’ailes étrangères, — /J’étais alors avec mon peuple, /Là où mon peuple, par malheur, était. »
« Tu peux cogner dessus » est une citation directe d’un poème de Guennadi Aïgui, daté de 1976, Oui et poète, qui, me semble-t-il, résume, en citant directement Mandelstam, sa conversation avec la tradition lyrique issue de Pouchkine :
que oui : il est une Réalité Illuminée
(telle — pour soi : lyrisme)
et la mendicité-chef d’œuvre (telle
qu’on peut cogner dessus — du fer)
Tel est, brièvement, et en simplifiant, le « cercle » de mes associations.
Cela, je l’écris dans ma langue à moi, le français.
C’est progressivement que je me suis senti appartenir au monde « ductile » de la poésie russe. Je ne lui appartiens pas parce que ma langue maternelle est le russe, par appartenance naturelle. J’y appartiens par mon absence, ma séparation, parce que ma langue d’écriture est le français. Je lui appartiens par un lien « superfétatoire » : pas seulement inutile, mais surajouté. Les « nombres » que j’évoque n’ont évidemment aucun besoin d’être dérangés ou utilisés en dehors de leur cercle et de leur langue naturels.
C’est ce que j’essaie de dire, en assumant, autant qu’il m’est possible, ce déplacement obligatoire à partir duquel se construit mon travail.
Oscillant, pour les textes qui impliquent ce que j’appelle des « figures » entre l’autisme et l’hermétisme, voire, ce qui serait le pire, la spéculation sur le nom et le destin d’œuvres et de personnes qui me sont plus précieux que je ne saurais dire, j’essaie, en parlant en mon nom, de tracer des contours — non de faire des portraits, mais de faire sentir, d’une façon ou d’une autre, des présences, — de les faire sentir non seulement par l’invocation, la nomination, la citation, mais, plus simplement peut-être, par l’utilisation et le développement de quelques images archétypales : la neige, le feu, la nuit, le cercle (peut-être les gens autour d’un feu ?)… mais, il ne dépend que du lecteur de tracer, « de proche en proche », ou de lointain en lointain, ses propres chemins, pour peu qu’il y trouve un minimum d’accès.
Voronej
La ville est comme prise sous la glace ;
Tout est sous verre : arbres, neiges et murs.
J’avance et crains que les cristaux se cassent,
La course du traîneau n’a rien de sûr !
5.À Voronej, les freux rôdent sur Pierre…
Ces peupliers, ce ciel — une poussière
Ensoleillée, vert pâle, trouble encor,
Et c’est la même et triomphante terre
Qui engloutit jadis la Horde d’Or.
10.Ces peupliers, comme des coupes vives
Levées soudain, sonneront d’une voix
Pour célébrer, par mille et un convives
À un banquet de noces, notre joie.
15.Mais dans la chambre étroite du poète,
Veille la peur, et la Muse la suit.
Et vient la nuit,
Que désormais nulle aurore n’arrête.
Notes :
Voronej est située à 470 km au sud-est de Moscou, au bord d’une rivière du même nom, et à 8 km de son confluent avec le Don. C’est une ville chargée d’histoire : c’est là, paradoxalement, que Pierre le Grand fit bâtir la première flotte russe, qu’il destina d’abord à combattre les Turcs. — De là vient l’évocation de Pierre dans le poème : une statue du fondateur de l’Empire russe trône en effet au milieu du parc central de la ville.
Le texte, à l’instar du Requiem, place l’anecdote personnelle — si tragique soit-elle — dans la perspective générale de l’Histoire russe, et ce, dès le quatrième vers, qui rappelle un lieu commun de l’imagerie populaire, la course en traîneau sur la neige…
Le vers 5 dit, en russe :
A na Pétré voronezhskom — vorony
littéralement : « Et sur le Pierre de Voronej — [il y a] des corneilles », ce qui reprend un jeu de mot fait par Mandelstam lui-même (et sans doute pas que par Mandelstam) à partir de l’homophonie du nom de la ville et du nom russe de la corneille (vorona). Mandelstam avait consacré un des premiers poèmes de son premier cahier à décliner par associations phonétiques le nom même de la ville où il était forcé de vivre — et ce poème, daté d’avril 1935, était certainement connu d’Akhmatova. — Incapable de trouver un jeu de mots en français entre les corneilles et Voronej, j’ai pris le parti d’enlever les corneilles et de les remplacer par leurs compagnons de tous les parcs russes, les freux.
Les vers 8 et 9 semblent peu clairs :
I Koulikovskoj bitvoj vejout sklony
Mogoutchej, pobeditel’noj zemli…
littéralement : Et les pentes de la terre puissante, victorieuse/ Ramènent [le souffle, le souvenir, l’odeur ?] de la bataille de Koulikovo.
La bataille de Koulikovo, en 1380, sur les bords du Don, vit la première victoire des princes russes (réunis pour l’égide du prince de Moscou, Dmitri) sur les troupes du khan des Tatares, Mamaï. Cette victoire, sanglante, est considérée comme une des premières affirmation de la Russie en tant que telle. — En 1908, Alexandre Blok lui a consacré un poème resté fameux.
Là encore, j’ai pris le parti de ne pas traduire littéralement la référence historique.