Anne Luthaud | Je suis un coucou 1/4
1.
Je ne suis pas un coyote, je ne vis pas en Amérique, je ne hurle pas à la tombée de la nuit ni à la lune, je ne vis pas en meute, je ne pèse pas 16 kg, je ne suis pas couverte d’un pelage gris. Je ne cours pas à 60 km/h sur 300 mètres. Je n’aime pas les charognes, enfin pas spécialement. Je ne déchiquette pas mes proies, je les préfère entières et vivantes, je prends leur place, je suis un coucou, j’occupe leur nid.
Je suis Farida.
Je suis Algérienne. Arrivée en France à 10 ans. J’avais froid et sept frères et sœurs. Ma mère n’était pas tendre, jamais de câlins. Je ne sais pas si elle m’aimait. J’aime danser et je danse bien. Je suis comme ça, je ne peux m’empêcher de danser, dès qu’il y a de la musique, j’y vais.
Je suis Margareth.
Américaine. J’ai vécu à Londres dans les années 60, la musique et la fête, tout le temps, la défonce aussi, alcool et drogues. J’ai été mannequin. Puis rédactrice en chef d’un magazine de mode. J’habite maintenant en Californie, grande maison, piscine. J’adore danser. Dès que j’entends trois notes, ça me prend. Je peux danser jusqu’à l’aube sans m’arrêter.
Et je suis Monique.
Française. Je suis volontaire pour la Croix rouge. Je vais à l’antenne deux fois par mois pour trier des vêtements. J’ai une fille de 19 ans, elle a eu son bac avec mention. Quand elle était petite elle était bonne élève sans travailler mais je l’ai obligée à toujours faire plus, pour lui apprendre l’effort. Aujourd’hui elle passe le concours de Sciences Po. J’ai une maladie des os. Je connais toutes les femmes qui viennent à l’antenne chercher des vêtements et de la nourriture gratuite. Au fond, je ne les aime pas beaucoup.
Je suis Pamela.
Mexicaine. Je vis en France, dans un petit village. Je suis peintre. Je ne fais que des copies. De paysages, surtout, les portraits sont plus difficiles, il faut vraiment sentir les gens, je n’y arrive pas toujours. Ma mère est folle. Enfermée depuis 30 ans. Je lui rends visite une fois par mois, je l’ai fait venir en France.
Ou je suis Chantal.
Sénégalaise. Je fais mon deuxième VAE et je vais suivre une formation pour être assistante maternelle. J’ai quatre enfants, deux sont ici, les deux grandes sont restées en Afrique, je ne les ai pas vues depuis 6 ans.
Je suis Rafika.
Marocaine. J’ai un petit garçon de 3 ans, son père me l’a enlevé, nous sommes mariés, le divorce n’est pas prononcé, et tant que la justice française ne le prononcera pas, je ne récupèrerai pas mon fils. Je ne l’ai pas vu depuis 2 ans et demi. Je voudrais au moins pouvoir l’attendre à la sortie de l’école, mais la directrice l’interdit. Je l’ai entendu une fois au téléphone, il était dans le bureau de la directrice, j’ai pleuré. Avec les femmes de l’hôtel où j’habite, les samedis soirs on danse toutes ensemble.
Je suis Fumi.
Japonaise. Je vis à Sydney. Je rends leur jeunesse aux femmes qui viennent faire des soins chez moi. Je les masse, impose des serviettes chaudes sur leur visage, leur corps, j’insiste sur les points névralgiques. Mon salon est installé devant l’une des plus belles plages de Sydney. Ma clientèle est chic. Je suis douce et calme.
Et je suis de nouveau Farida.
Mon mari me frappe. Évidemment il boit. Je l’ai quitté. Je l’aime toujours. Il veut me reprendre. Je ne veux pas. Qu’il aille voir ailleurs. Je me souviens quand il est venu me chercher chez ma mère. J’avais 16 ans. Chez nous, on faisait les mariages à la française, il fallait se choisir. Lui, il croyait qu’il allait m’avoir comme ça. Finalement il m’a eue.
Je me disperse de nid en nid.
Je retrouve Margareth.
Mon frère est artiste. Il a fait des mises en scène pour le festival d’Edimbourgh, en Écosse, dans les années 1970, Romeo et Juliette. Il joue du jazz au piano. Et moi je danse.
Et je suis de nouveau Monique.
Certaines des femmes qui viennent à la Croix rouge chercher des vêtements ou de la nourriture sont folles. Je les repère à leur façon de parler, de regarder dans le vide à cause des médicaments ou de la folie, je ne sais pas. Je le vois aussi à leur corps, comment elles se tiennent, leurs vêtements, comment elles les agencent. Moi non, je ne suis pas folle.
Ou de nouveau Pamela.
Je peins. Je vends mes paysages, parfois. Ça me fait quelques sous. Pas assez pour vivre normalement. Je suis obligée d’avoir régulièrement recours à la Croix rouge. Mais la peinture est un choix de vie. J’ai renoncé à tout pour elle.
Je suis Hélène.
Française. J’ai un fils. Même les jours où je suis morte, mon enfant est vivant. Il chante, s’invente des histoires et joue.
Je suis Mélanie.
Française. Je m’occupe d’un club pour enfants. Je les occupe en fin de journée après l’école ou la première semaine des vacances scolaires. Je m’occupe en les occupant. J’ai fait des études de sculpture mais je n’ai plus le temps de faire de sculpture, 35 heures par semaine avec des enfants, ça remplit le temps. J’en ferai plus tard. Demain c’est les grandes vacances, je pars au Vietnam.
Je suis Soumaya.
Algérienne. J’ai trois enfants. Je donne gratuitement des sacs SNCF aux enfants les jours de départ des grandes vacances. Dans les sacs il y a des extraits de magazines avec des jeux et des tests, un gâteau, une boisson, des bonbons. Les parents ne veulent pas toujours prendre les sacs, ils sont pressés et énervés, se disputent, engueulent leurs enfants. Je n’oblige personne à prendre les sacs. Je gagne un peu d’argent avec ça. Mais c’est fatigant, à cause du stress des parents.
Je suis Sylvie.
Suisse. J’aime faire des randonnées dans la montagne avec mon mari. Je porte des chaussures de marche, ou que l’on aille, quoique l’on fasse. J’emporte du chocolat dans mon sac à dos et des fruits secs. Je déteste qu’on me marche sur les pieds, comme l’a fait cette femme en montant dans le train pour Grenoble. Je lui ai jeté un œil noir.
Ou je suis Amélie.
Française. Je travaille dans une chocolaterie dont mon père est propriétaire. C’est moi qui fait les visites commentées aux groupes, enfants ou adultes. J’ai les ongles vernis rouge vifs, coupés courts, soignés. Je suis enjouée, j’essaie d’intéresser les gens à la fabrication du chocolat tout en les faisant rire. J’aime mon métier, j’aime travailler dans la fabrique de mon père, j’aime le chocolat, même si je suis dedans depuis toute petite, je ne suis pas dégoûtée, j’aime le chocolat et j’aime mon père.
Et je suis encore Hélène.
Je joue à la bataille avec mon fils, je gagne toujours. Il me dit : un jour je t’aurai.
Je suis Carole.
Française. Je suis serveuse dans un restaurant à la campagne. Un restaurant dont la spécialité est la petite friture et les grenouilles. Je suis un peu grosse, toujours souriante, même quand je sers des familles avec des mômes qui prennent un air important pour commander un plat sous l’œil bienveillant des parents attendris devant tant de certitude.
Je suis Leila.
Marocaine. Je cherche quoi faire de mes journées, quoi en faire à tout prix. Parfois je trouve, je fais très bien de la pâtisserie, je sais aussi aider mes amies dans la détresse. Mais quand elles vont mieux, je suis de nouveau désœuvrée. Pour autant, je ne traîne jamais. Suis toujours énergique, pleine d’entrain, enjouée. Prête à tout, à toute proposition qui pourrait m’advenir enfin.
Je suis aussi Madelon.
Française. Je vis avec mon frère et sa femme dans un petit village de campagne. J’ai toujours vécu avec mon frère. On ne s’est jamais séparés. Il avait un métier dur et prenant, commerçant, avec sa femme. C’est moi qui ait élevé leurs enfants. J’étais toujours là où il fallait, quand il fallait, là pour eux, les enfants et les parents. Maintenant les enfants sont partis. Je suis toujours là, avec les parents, mon frère et sa femme. Je partage leurs repas, leurs soirées, je suis avec mon frère comme depuis toujours. Parfois mon frère et sa femme partent quelques jours en vacances, je reste seule. Depuis quelques temps ils disent que je perds la tête.
Je suis Fatima.
Tunisienne. Je vis en France depuis 40 ans, j’ai un mari et deux enfants. Je suis nourrice, ne garde que des petits Français. Ce n’est pas un choix, ça se trouve comme ça. Je me suis mise à porter le voile il y a cinq ans, quand ma sœur est morte subitement d’un accident cardiaque, dans notre village de Tunisie où l’on retourne chaque été. Chez moi, avec les enfants, je l’enlève. Le soir, quand ce sont les pères qui viennent récupérer leur enfant, dès que l’interphone sonne, je le remets. Si c’est la mère, non. Ma fille a choisi de ne pas porter le voile. Elle changera peut-être d’avis un jour.
Et je suis Ranya.
Marocaine. Tous les jeudis, je déjeune avec ma fille Mariama au café Danton. Elle ne me dit pas grand chose. Moi je lui donne des conseils, pour sa vie personnelle, son mari, ses enfants, pour son travail aussi. Je ne sais pas si elle m’écoute. Elle range ses cheveux derrière ses oreilles toutes les cinq minutes, moi je n’ai pas cette sorte de manie, mes cheveux sont tirés sous mon voile que je porte bleu foncé, presque marine, une couleur qui va bien à ma peau plutôt pâle et lisse. Ma fille n’a pas la même peau que moi. Elle a hérité de celle de son père.
Je suis aussi Elisabeth Swann.
Et je deviens américaine. J’ai de longs cheveux chatain-blonds et des lèvres pulpeuses, des poignets fins. Dans Pirates des Caraïbes 1,2, et 3, je suis amoureuse, de Jack Sparow beaucoup plus que de Will Turner que j’épouse pourtant dans le 2 et avec qui je fais sans doute l’amour dans le 3. Je suis surtout amoureuse de Johnny Deep. Il est beau et drôle. La scène du baiser dans le 2 me fait encore défaillir quand j’y pense. Je l’ai guetté durant tout le tournage, mais il était vraiment très attaché à sa femme, la chanteuse française.
Alors le lendemain je suis Florence.
Française. Je marche comme je danse. J’ai un chien, un bâtard, noir. Je le promène chaque matin le long du canal. Je retiens mes cheveux dans un foulard que je noue à la manière d’un corsaire. Je porte des vêtements flous et amples. Ils accentuent l’allure de ma démarche. J’aime marcher au bord du canal. Pour voir passer les péniches ou parce que la promenade est sans fin, le canal sans bout.
Ou je suis Valérie.
Française. Tous les samedis vers 15 heures, je vais dans le square lire mon journal. Je m’installe sous les arbres, assise sur une chaise, une autre devant moi pour y poser les pieds, allonger les jambes. Je le lis de a à z. Je suis seule et bien.
Et je suis encore une fois Farida.
J’ai toujours dansé. Chez moi, on n’apprend pas la danse, on l’a en soi. Même dans les moments les pires de la vie, je danse. Et je ris. Je fais rire les autres, c’est mon destin. Si on ne rit pas, la vie ne vaut rien, elle est mortelle. On s’est finalement séparés, mon mari et moi, il est retourné au bled et a pris une autre femme. Je suis contente. En même temps il me manque. Même s’il me battait. Je ne sais pas pourquoi il me manque. Il se saoûlait, criait et me battait. Je ne pense pas qu’il restera au bled. Je vais lui manquer. Il va revenir et voudra être encore avec moi. Mais je n’en voudrai pas. Il peut toujours attendre.
Je suis X.
Américaine. Photographiée en prison par une célèbre photographe américaine. Je suis dans la cour de promenade, le visage contre la grille, les mains accrochées au grillage. Je grimace et pleure. Ça doit faire bander la photographe de faire ce genre d’image.
Je suis Véronique.
Française. Tous les soirs vers 20 heures, je sors mon chien au parc. Ce crétin tire sur la laisse et me force à courir. Je suis vite essoufflée. C’est toujours le même trajet. Une fois qu’il a fait, je rentre, je retrouve la télé allumée, je m’installe tranquille devant, j’ai la soirée pour moi, avec mes bouteilles. J’en bois 2 ou 3 et je m’endors. Les voisins disent que je suis alcoolique.
Et aujourd’hui, je suis Lucia.
Anglaise. Je suis brune, j’ai de longs cheveux qui ondulent. Je ne suis pas très grande. Je suis chanteuse. J’ai enregistré un album, j’ai de plus en plus de dates de concerts. Même des concerts en plein air. C’est l’été, je suis avec mes deux musiciens, guitares, soleil de fin de journée, sous les arbres du parc. On est arrivés en France par l’Eurostar il y a deux jours. On repart demain pour un concert à Copenhague. Avion tôt le matin. Autre pays pour autre public. On traînera ensuite deux jours là-bas avec mes musiciens. J’adore les tournées, j’adore cette vie qui commence, elle est à moi.
Et je suis Virginie.
Française. Quand il me bat, c’est dans la cuisine. Tous les soirs vers 19h30, il rentre du bar où il a bu ses bières. Je suis habituée, j’attends.
Je suis de nouveau Hélène.
Je retrouve mon fils après plusieurs jours d’absence. Des jours avec mes pensées propres. Je me remets dans les siennes.
Et je suis de nouveau Margareth.
J’ai couché avec mon frère. Dans les années 70, tout le monde couchait avec tout le monde, on ne s’en rendait même pas compte. Ça aidait pour la danse, ça se faisait avec, on faisait tout en même temps. Maintenant je ne couche plus avec mon frère, depuis longtemps, je ne sais même plus depuis combien de temps. J’ai un amant parisien mais je ne couche pas non plus avec lui, lui c’est pour la littérature. Mon frère vient dans les soirées que j’organise à Paris et il joue du piano. Parfois, alors, je danse. Sans retenue, comme autrefois. Mais je bois beaucoup plus de champagne.
Je suis Camélia.
Mes parents m’ont donné ce nom de fleur à cause de la dame du même nom. En d’autres temps, j’aurais été courtisane. Je vis de l’argent des hommes, quand j’en trouve. Je veux devenir chanteuse. Je suis libre et gaie. Toujours gaie même sans sou. Je m’habille de couleurs vives et de talons très hauts, je me maquille avec goût, jamais vulgaire. Je suis là pour le plaisir. Le mien et celui des autres. Sauf quand je sombre, mais c’est rare.
Et je suis Mitsouko.
Japonaise. Je voyage en France avec mon manager. Je fais des performances un peu partout. C’est l’été, je porte des tongs rouges en cuir travaillé, un bracelet aux chevilles avec des grelots, une mini jupe en daim brun, une veste d’homme, je me suis maquillée les yeux de violet. Je n’ai pas d’"affaire", comme disent les Américains, avec mon manager, je n’ai pas envie de lui et de toutes façons il est homo. Il porte tellement de bracelets qu’on ne voit plus ses poignets. Je suis dans un train et je lis des livres français, je les ai achetés à la gare, au rayon "romans féminins".
Je ne suis pas un coyote, je ne hurle pas à la tombée de la nuit ni à la lune.
Je suis Jessica.
Hollandaise. Je marche seule le long d’une digue. Je marche vite, il fait noir, personne. Je suis partie de la soirée parce que j’étais en colère. Je marche seule le long de la digue, j’avance vite, je suis en colère et j’ai peur. J’ai peur d’un homme qui pourrait surgir de nulle part et me violer ici. Personne n’entendrait, je ne pourrais rien faire. Sa main sur ma bouche, je ne pourrais pas crier. J’ai peur de cet homme. J’ai peur de tous les hommes qui pourraient me violer, ici, dans la nuit, seule sur la digue qui longe la mer.
Et je suis Jacqueline.
Belge. Je marche sur une jetée au bord de la mer avec mon amie Christiane. Elle est plus jeune que moi. Elle me parle de son mari et de ses enfants, tous les soucis qu’elle a avec cet ensemble compact, le mari et les enfants. Je l’écoute un peu puis plus. Je pense au bain de mer délicieux que j’ai pris aujourd’hui, seule, avant de remonter chez moi, me changer pour retrouver Christiane et me promener sur la jetée avec elle. Quand elle aura fini de me raconter son mari et ses enfants, je rentrerai chez moi, je mettrai de la musique et m’allongerai avec un livre. De loin, j’entendrai le bruit de la mer. Les enfants de Christiane, alors, seront endormis. Ce que Christiane sera entrain de faire, ce que sera entrain de faire son mari, je ne sais pas.
Je suis aussi Amanda.
Hollandaise. Mes cheveux sont devenus blancs avec l’âge, je les retiens avec une barrette sur le haut de la tête. Je porte un tee-shirt blanc, un pantalon ample, j’avance avec une trottinette. Quand j’en ai assez, je mets pied à terre, je regarde la mer en marchant. Certains jours je vais au delà de la digue. Je découvre des endroits que je ne connais pas. Je ne prends jamais le même chemin. Et parfois je décide de ne pas rentrer chez moi. Je trouve une chambre dans un hôtel de bord de mer et j’y passe la nuit.
Et je suis Michèle.
Française. J’habite au bord de la mer. L’été, en fin de journée, je vais avec ma sœur au bar de l’hôtel des ambassadeurs, sur la terrasse qui donne sur la plage, je prends un eskimo glacé à la vanille, ma sœur un soda à l’orange, elle n’aime pas les glaces. On traîne jusqu’au couchant, on n’est pas pressées, nos deux maris sont morts. Quand il commence à faire frais, on rentre chacune chez nous, je regarde un film ou une série à la télévision, je ne sais pas ce que fait ma sœur pendant ce temps là.
Le lendemain je suis Marie-Jeanne.
Française. J’ai une tête d’ange, c’est ce qu’on me disait petite, et c’est encore le cas aujourd’hui. Je viens de faire mes vœux, d’entrer dans les ordres. Le voile me va bien, il met en valeur l’ovale de mon visage d’ange. Le couvent où je suis se trouve au bord de la mer. Je vais marcher sur la plage avec mes consœurs. Je porte des sandales noires, les pieds dans des chaussettes blanches. J’aime marcher sur le sable, et sentir l’air vif de l’océan. Je n’ai besoin de rien d’autre, je suis avec Dieu.
Et je suis Jeanne.
Française. De Bretagne. Je fais ce que me dit mon fils. Il m’apprend à sortir de l’économie mondiale qui nous pousse à consommer. Il a compris cette nécessité bien avant moi. J’ai crée un lieu dans un ancien temple protestant resté à l’abandon avant que je ne l’achète. Je vends des fleurs, des roses surtout, des guitares et des violons (le facteur qui me les fabrique est italien), des tissus, des parfums, de la vaisselle. J’écoute de la musique et la fait entendre à mes clients. J’ai longtemps été fière de ce lieu, magique au dire de ceux qui le découvrent, avant de me rendre compte qu’il nourrissait l’économie mondiale et me nourrissait mal, moi. Avant de m’en rendre compte grâce à mon fils. Et que je décide de vendre. Avec l’aide de mon fils.
Je ne suis pas un coyote, je ne cours pas assez vite. Je suis un coucou, je vais de nid en nid.
Et je suis de nouveau Virginie.
Quand c’est fini, quand il a fini de me battre, je me couche, seule, tranquille dans mon lit. Je m’endors vite, je me love sous la couette, genoux repliés, dans la position du fœtus. Je me réveille très tôt le matin, bien avant lui. J’ai un peu de mal à me lever mais j’y arrive tous les jours. Une fois debout, il faut tenir toute la journée, je manque d’énergie. Je me sens une merde, ce que je suis, il le dit quand il me bat "t’es qu’une merde". Je me traîne toute la journée mais je fais ce que j’ai à faire en attendant le soir.
Je suis Suraji.
Indienne. Je vis en France. Je vends des vêtements de soie et des bijoux brillants, bracelets de toutes les tailles, y compris pour les petites filles, et des bindis que les femmes indiennes se collent au milieu du front. Je suis souriante et grosse. Je suis grosse depuis trois ans. Je ne peux plus porter les saris ajustés que je mettais à 20 ans. Je les vends aux femmes françaises qui veulent avoir l’air original. Je les complimente sur leur taille et leur sveltesse. Seules mes mains sont restées fines.
Et je suis de nouveau Leila.
Quand je fais de la pâtisserie, que je fais très bien, je pense à mon père. Il m’aimait beaucoup. Il disait Ma fille tu as tout pour toi, tu feras de ta vie exactement ce que tu voudras. Il me chuchotait ça tous les soirs au creux de l’oreille. Je ne l’ai jamais crû. Il me disait ça pour m’amadouer. Aujourd’hui, il est mort, je cherche quoi faire dans la vie. En attendant, je fais de la pâtisserie.
Je suis encore Chantal.
J’aime porter des robes brillantes et colorées. Je m’enroule autour de la tête des tissus assortis à mes robes, je mets des sandales ou des claquettes, quel que soit le temps. Je raconte des histoires à mon dernier petit, comme faisait ma grand-mère avec moi. Je ne sais pas si mes deux grandes filles restées au pays me rejoindront un jour en France. Elles n’auront pas la même vie que moi. Ni la même que les enfants que j’ai eus ici. Si elles pensent à moi qui les ai laissées à leur tante en partant du Sénégal, je ne sais pas.
Je suis au cinéma et je suis Claudia.
Italienne. J’ai une crinière de cheveux blonds, de longues jambes, un nez aquilin, l’attache des poignets fine. Je tombe amoureuse de Sandro qui cherche Anna. Je cherche Anna avec lui et on tombe amoureux l’un de l’autre. Je suis Claudia dans l’Avventura. En fait c’est de Michelangelo Antonioni, le réalisateur du film, dont je suis amoureuse, et lui de moi. Plus je tourne avec Sandro, plus j’ai des scènes d’amour avec lui, plus je suis amoureuse de Michelangelo. Il a inventé ce personnage pour moi. J’aime être filmée, j’aime qu’il me filme. On passe des nuits magnifiques, malgré les difficultés du tournage. Ou grâce à elles.
J’écoute la radio. Et je suis Déborah.
Française. Je suis grand reporter. J’aime la peur et les combats. Je prends des risques et j’ai régulièrement des scoops. Je vais dans des endroits dangereux, je rapporte des images volées, prises en camera cachée, des hommes et des femmes dans des hôpitaux surpeuplés, des infirmières dépassées, je me mets en observation. Je rends des sujets qui traitent de pays en guerre, j’aime me mettre en danger, j’ai failli mourir plusieurs fois. Je suis souvent en voyage loin de chez moi où j’ai des enfants. Ils attendent que je rentre. Je suis toujours rentrée. Et je gagne beaucoup d’argent.
Et je suis Sylvia.
Chilienne. J’ai été otage pendant cinq ans. Je suis libérée, je retrouve mes enfants en descendant de l’avion. Les caméras et les journalistes sont là. J’embrasse mes enfants, corps contre corps. Une journaliste s’approche très près de moi et me demande ce que ça me fait de les revoir après cinq ans. Je lui réponds que j’aime les toucher, et je pleure. Elle a son scoop : mes premières larmes.
Je suis Anita.
Portugaise. Je suis employée dans une maison de retraite. Je sers les résidents à table. Certains ne peuvent manger seuls, une aide soignante leur engouffre une cuillère dans la bouche, attend qu’ils déglutissent et avalent. Certains râlent parce que je ne leur apporte pas les plats assez vite. Il y en a que j’aime plus que d’autres : j’écrase leur banane avec du fromage blanc et du sucre avant de leur donner. Je suis fatiguée. J’attends le mois de vacances que je peux prendre tous les étés. Je retourne au Portugal. J’y retrouve ma vieille mère. Je m’occupe d’elle.
Et je suis de nouveau Rafika.
Mon divorce n’a pas encore été prononcé en France. Mon petit garçon a eu 4 ans. Je n’ai toujours pas le droit de le voir. Il me manque. J’habite toujours le même hôtel. L’une des femmes qui y vivait a pu le quitter, elle a trouvé un travail. Elle m’a proposé de garder son petit garçon après l’école. J’ai refusé.
Et je suis de nouveau Farida.
Mon mari est rentré du bled, il a quitté sa nouvelle femme. Il est venu me voir pour qu’on se remette ensemble. Je n’ai pas voulu. Il dit qu’il ne me battra plus jamais. Je le croise parfois, par hasard, dans la rue. Il est charmant avec moi. Rien à voir avec avant, j’aime bien.
Je suis Dorothée.
Française. Je vends des parfums, crèmes de beauté, maquillage, dans une parfumerie grande surface. Je suis très grosse et très maquillée. Quand je me penche pour prendre des produits dans un tiroir sous les rayons, mon pantalon descend, on voit la peau de mon dos et le début de mes fesses. Je tire vite sur mon tee-shirt pour tout cacher. Je suis très souriante avec les clients. Excessivement souriante. Je souris tellement que les clients ne se rendent pas compte que je suis grosse.
Je suis à l’aéroport et je suis la voix de l’aéroport. Votre attention s’il vous plaît, Mme Paillette Andrée, passagère du vol 5507 sur Air Portugal, à destination de Faro, est priée de se rendre Hall A porte 26 pour embarquement immédiat, Mme Paillette Andrée. Votre attention s’il vous plaît, M. et Mme Bouzina passagers du vol 757 sur Air Algérie à destination d’Alger, sont priés de se rendre Hall B porte 18, embarquement immédiat, M. et Mme Bouzina. Je suis la voix qui énonce distinctement des informations pour en faire connaître l’urgence. Quand je rentre chez moi, j’ai la tête vide, je ne peux rien faire.
Et je suis Suzy.
Anglaise. Châtain, cheveux longs, pâle. Je suis en transit, je suis obligée d’attendre mon vol toute la journée, pas le droit de sortir. Je m’ennuie. Je m’ennuie mortellement. Tous ici m’agacent. Je leur fais la tête, ça leur apprendra.
Je suis aussi Maureen.
Anglaise. Rousse, cheveux courts. je suis en transit, obligée d’attendre mon vol toute la journée, pas le droit de sortir. J’aime ça. Mais la jeune fille aux cheveux longs châtain qui fait la gueule en face de moi m’exaspère. Elle s’ennuie mortellement et veut le faire savoir à tous. Je ne me laisserai pas prendre. Moi j’aime attendre dans les aéroports. J’aime être enfermée dans un aéroport, n’avoir pas le choix. C’est ça surtout, n’avoir pas le choix. Avoir juste à rester là où je suis.
Je ne suis pas un coyote. Je n’aime pas les charognes.