Artaud, l’existence par rafales
(La souris cherche le programme sur l’image.)
« Savez-vous ce que c’est que la sensibilité suspendue, cette espèce de vitalité terrifique et scindée en deux, ce point de cohésion nécessaire auquel l’être ne se hausse plus, ce lieu menaçant, ce lieu terrassant. »
(A.A., Le Pèse-Nerfs, 1925.)
Se mettre dans la peau d’un conducteur du métro (Artaud devait descendre dans le souterrain de temps en temps), c’est possible avec le modèle automatique qui se dirige silencieusement vers la Bibliothèque François-Mitterrand. On se place tout de suite à l’avant et l’on imagine emmener tous les passagers jusqu’à l’exposition de la BnF, sans leur demander leur avis. Prise d’otages, détournement de transport public…
Les éléments se sont joints d’ailleurs, hier matin, à la partie. Affronter l’approche du glacis des quatre tours livresques par vent de force 8 et pluie de force 9 tient de l’expédition aventureuse. Le ponton de lattes de bois est glissant, périlleux, les parapluies montrent soudain leur envers retourné, et les rares visiteurs n’ont qu’une hâte : descendre vers le havre culturel où l’on accueille l’exposition dont l’affiche défie dehors les embruns serrés.
A 10 heures pile, alors que j’attends l’ouverture avec deux personnes, je reconnais de loin Sereine Berlottier, de remue.net, qui arrive à son travail. Elle a déjà visité l’expo et nous évoquons la critique mi-figue mi-raisin de Philippe Dagen parue dans Le Monde des livres du 17 novembre dernier.
Pourtant, dès que l’on entre dans le dispositif scénographique, Artaud semble très proche car il n’est pas écrasé par l’immensité du lieu et une mise en scène démesurée. On imagine la même exposition au Centre Georges Pompidou, la file de touristes résignés ou patients remontant jusqu’en haut de la piazza, et les salles à n’en plus finir, le labyrinthe où l’on avance poussé par le flot derrière soi.
Non, ici, les photos tout contre les yeux renvoient aux autoportraits dessinés, les lettres manuscrites (écriture verte du cahier autographe, novembre 1947, de l’émission de radio interdite Pour en finir avec le jugement de Dieu, Artaud est mort le 4 mars 1948 à Ivry, jambages violents, le cri est là) aux écrits dactylographiés et méticuleusement corrigés.
Oui, ce couloir blanc d’hôpital à électrochocs (relire le lacérant Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud, d’Emmanuel Venet, chez Verdier) distribue avec infiniment d’art et de soin les différentes passions du poète : théâtre, dessin, peinture, cinéma, littérature, poésie, expériences intérieures…
« C’est un bandement de squelettes barbares sans fin ni commencement, un effroyable concassement ardent. Et c’est cela le théâtre de la Cruauté. »
Accusation d’exhaustivité ? On pourrait aussi demander que n’existent pas les Œuvres quasi complètes d’Artaud et que Paule Thévenin (on la voit dans un extrait du film de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, La véritable histoire d’Artaud le Mômo, 1993, Les Films d’ici, la Sept) ne dise pas : « Je ne vous pose pas de questions. Ca c’est passé comme ça. C’est comme si vous demandiez à une rivière pourquoi elle coule là. »
Sous un grand tableau, ce commentaire d’Artaud : « Quant à la poésie, elle entre dans la peinture de Balthus par une toile intitulée La toilette de Cathy, où le corps jeune et amoureux d’une femme s’impose comme un songe dans une peinture qui a le réalisme de l’Atelier de Courbet. Imaginez dans la vie un modèle de peintre transformé tout à coup en sphinx et vous avez à peu près l’impression que cette toile peut faire. »
Les murs sont barrés de citations ? Oui, comme autant d’apostrophes sans concessions, ou de hurlements dans les rues, et l’on peut aller voir ailleurs comment tout cela s’intègre dans la vie de celui qui avait reçu comme initiales de ses nom et prénom la première lettre de l’alphabet redoublée.
« Alors, tous mes cheveux seront coulés dans la chaux, toutes mes veines mentales, alors on percevra mon bestiaire, et ma mystique sera devenue un chapeau. Alors on verra fumer les jointures de pierre, et d’arborescents bouquets d’yeux mentaux se cristalliseront en glossaires, alors on verra choir des aérolithes de pierre, alors on verra des cordes, alors on comprendra la géométrie sans espaces, et on apprendra ce que c’est que la configuration de l’esprit, et on comprendra comment j’ai perdu l’esprit. » (Le Pèse-Nerfs, 1925.)
Le choix thématique est-il pertinent ? Oui, encore, car Artaud dessine s’il écrit, écrit s’il dessine, invente et se produit sur scène, joue dans vingt et un films (Abel Gance, Carl Dreyer, Fritz Lang, Georg Wilhelm Pabst…), il scénarise La Coquille et le Clergyman (Germaine Dulac, 1927), ses activités s’entremêlent mais sont forcément distinctes, la folie qui gagne est leur doux opium.
« J’aime le cinéma.
J’aime n’importe quel genre de films.
Mais tous les genres de films sont encore à créer. »
Dans une des salles de l’exposition se fait entendre comme le coassement d’un crapaud : musique de la nature ou chant dans le cerveau, la « révolution surréaliste » avait brisé jusqu’au Tric-trac du ciel.
Quand André Breton demande, le 18 janvier 1947, à Artaud de bien vouloir participer à l’Exposition Internationale du Surréalisme prévue au printemps, celui-ci lui répond, le 25 février, depuis Ivry : « Je ne peux plus du tout vous cacher que je m’enfonce tous les jours un peu plus dans une espèce de gouffre que ni l’art, !!!, ni la poésie, ni une activité morale ou physiologique quelconque, intellectuelle ou sexuelle, ni la vie même enfin, ne peuvent plus combler. C’est que je suis décidé, absolument décidé à ne pas supporter plus longtemps le carcan de l’être ou de la loi. »
A la sortie de l’exposition, il y a la libraire de la BnF : les livres de Florence de Mèredieu sur Artaud sont tous là. On trouve également le dernier ouvrage d’Evelyne Grossman, Antonin Artaud, Un insurgé du corps (Découvertes, Gallimard), celui, précieux, de Bernard Noël, Artaud et Paule (Lignes, Editions Léo Scheer, 2003) et puis aussi le texte de la conférence prononcée au Musée d’Art moderne de New York, le 16 octobre 1996, par Jacques Derrida, Artaud le Moma (Galilée 2002), alors que ce titre même avait dû être remplacé par le plus convenable « Antonin Artaud, Works on Papers ».
Sur le mur d’une salle de l’exposition, sans que la source ne soit jamais indiquée (mais l’on sait bien que c’est signé Artaud), on lit cette affirmation : « Ni ma vie n’est complète, ni ma mort n’est absolument avortée. »
Artaud, l’existence par rafales.