Atelier d’écriture, première séance
La foule des quelqu’un,
par Sylvie Gracia
Pour nous, la chose n’est pas nouvelle : animer des ateliers, avec des lycéens, dans ce lycée-là en plus, nous l’avons déjà fait, Chantal et moi, l’an dernier. Chantal Anglade, professeur de lettres, et moi, Sylvie Gracia, casquette écrivain.
Mais pour eux, c’est la première fois, et c’est cela que l’on doit mesurer à chaque fois que l’on démarre un atelier, l’inconnu auquel s’affronte les participants, la peur que cela suscite parfois, les réticences, qui peuvent se marquer d’autant plus dans une classe de lycée.
Cette année donc, au lycée d’Argenteuil, le projet de classe à PAC (Projet artistique et culturel), a élargi ses portes : la même classe de seconde 7 accueille à la fois un atelier d’écriture (7 séances) et une activité danse en cours d’Education physique et sportive où les élèves écriront leur chorégraphie et passeront du langage des mots à celui du corps, à moins que ce ne soit l’inverse. L’idée est que cela circule entre les deux disciplines : danse et écriture, quel espace commun ? Quelque chose autour de la construction de formes, d’un travail sur la répétition/variation, sur le rythme. Écrire sur le corps directement, cela nous paraît d’emblée un peu difficile en lycée, on va voir, au fur et à mesure des séances. En tout cas, on espère que des textes écrits durant ces séances pourront être utilisés par les élèves durant les séances de danse, pour ouvrir un travail avec le mouvement du corps.
A la première séance, je propose un poème d’Henri Michaux, Quelque part, quelqu’un. 161 propositions commençant presque toute par "Quelqu’un", une série de portraits (qui pourrait être illimités) de l’humanité, un personnage/une phrase, ces sortes de coups de sabre brefs d’écriture, souvent déroutants, comme sait le faire Henri Michaux. Lorsque je présente la séance, je vois ces visages d’adolescents devant moi, ces figures multiples de quelqu’un, qui ne seront bientôt plus des inconnus pour moi. Je leur dis qu’à entendre les textes qu’ils vont écrire, ils vont devenir des individualités, qu’en atelier d’écriture, chacun arrive avec sa propre histoire, son propre corps, ses propres mots, et qu’à l’inverse de l’enseignement qui amène d’une certaine façon à intégrer des normes communes (Chantal ne me contredira pas), l’atelier d’écriture vise à ce que chacun, au fur et à mesure, travaille sa propre subjectivité. Je leur lis ensuite une partie du poème de Michaux, dont la première phrase, magnifique : "Quelqu’un quelque part est chien et aboie à la lune", les élèves sont déconcertés par le texte, ils le disent, "C’est pas du français, il a dû écrire ça en trois minutes", la norme encore, toujours la norme. Mais cela sera vite dépassé. Nous les incitons à le laisser peupler par d’autres, d’autres qu’ils connaissent, qu’ils pourraient inventer, celui qui écrit est l’écho d’autres, nombreux, et hors de tout ancrage "réaliste", nous les incitons à déployer une série de phrases, fonctionnant avec la relance "quelqu’un", chaque phrase, par le détail, disant l’essentiel de quelqu’un. On les incite à écrire des images, à se laisser aller au travail des mots plus qu’à la recherche du sens, la dernière phrase de Michaux est : "Quelqu’un cherche une fenêtre".
Et cela donne ces phrases-là, notamment :
Quelqu’un le soleil brille
Quelqu’un a cœur de pierre
Quelqu’un méchamment
Quelqu’un gentiment
Quelqu’un est anglais et minable
Quelqu’un devient blonde à 15 ans
Quelqu’un réfléchit pour l’autre
Quelqu’un les nuages ressemblent à l’autre
Quelqu’un se sent très seul
Quelqu’un se console avec un chien
Quelqu’un drague toute la journée
Quelqu’un n’a jamais embrassé
Quelqu’un ne fait que coucher
Quelqu’un admire la tombée de la nuit
Quelqu’un se cache mais se fait remarquer
Quelqu’un aime en frappant parce que c’est facile
Quelqu’un pleure il ne voit plus
Quelqu’un ne comprend pas il n’a jamais vu
Quelqu’un se cache mais se fait remarquer
Quelqu’un aime en frappant parce que c’est facile
Quelqu’un pleure il ne voit plus
Quelqu’un ne comprend pas il n’a jamais vu
Quelqu’un est un loup
Quelqu’un voudrait voler pour voire le monde autrement et se libérer de ses jambes
Quelqu’un ne dit rien mais pense pour éviter les autres
Quelqu’un ne veut pas sortir de son lit
Quelqu’un est malade
Quelqu’un vient le soigner
Quelqu’un est mort
Quelqu’un n’est plus là
Quelqu’un faisant voile vers l’Amérique
Quelqu’un explorant l’Amazonie
Quelqu’un de seul
Quelqu’un au fond de son être cherche la décision.
Que doit-il faire savoir à la fin de sa journée ?
Quelqu’un, timide
Quelqu’un s’excuse de ses excuses
Quelqu’un fait du silence sans faire du bruit
Quelqu’un voit tout seul
Quelqu’un suffit
Quelqu’un je ne sais plus
Quelqu’un roux
Quelqu’un s’habille des pieds
Quelqu’un la mer mais la piscine parce qu’à cause du sable
Quelqu’un cheval en bois mais les vrais chevaux en chair et en os
Quelqu’un au cœur en sanglot
Quelqu’un pleure le deuil de son ami, le son de la colère recouvrant celui des pleurs
Quelqu’un vit la mémoire remplie des souvenirs de son enfance
Quelqu’un est né orphelin et ne se rappelle plus de rien
Quelqu’un, c’est à la fois pleurer et à la fois rire
Quelqu’un, me casse la tête
Quelqu’un, c’est un repos lorsqu’il dort
Quelqu’un vit dans le métro
Quelqu’un rend visite à quelqu’un qui a été poignardé par un autre
quelqu’un
Quelqu’un s’imagine avoir gagné à la loterie
Quelqu’un se tait
Quelqu’un ne pense pas comme les autres et ne raconte pas la même histoire qu’eux
Quelqu’un a une touffe de cheveux