Rodrigo Garcia chez Sylvie Gracia

C’est quoi, penser avec la tête d’un autre ? par Sylvie Gracia

17 février : le conseil de classe vient d’avoir lieu, et l’ensemble des élèves a de bons résultats. On sort de la logique habituelle "zep/élèves en échec" et ça fait plaisir. Pour cette dernière séance avant les vacances, on avait envie, avec Chantal, de lâcher la bride. Dans les premières séances d’atelier, on doit fournir, pour que l’écriture vienne, un cadre rassurant de contraintes, àla fois formelles et thématiques. Il est plus facile d’être contraint que libre, je le leur dis aujourd’hui, àtoutes ces têtes d’adolescents qui me regardent, dans la vie comme dans l’écriture. La liberté se construit. Comme ils ont su, pendant les cinq séances précédentes, "répondre" aux séances qu’on leur proposait, on avait envie d’aller voir du côté d’une séance où leur marge d’invention serait plus grande, de voir comment ils s’en saisiraient. Depuis le début de l’année, avec Chantal, on avait envie de leur proposer de travailler sur Rodrigo Garcia, cet auteur de théâtre argentin, provocant dans ses textes et ses mises en scènes, qui travaille sur les images et les mots du monde contemporain. Je cite àla classe quelques-uns des titres de ses pièces comme J’ai acheté une pelle chez Ikea pour creuser ma tombe (toutes publiées aux Solitaires intempestifs) L’un de ses monologues (puisqu’il n’écrit que cela), est titré J’aimerais bien savoir ce qui vous fait marrer et commence ainsi :

"Penser avec la tête d’un autre.
C’est tout àfait ça. Je ne veux pas penser avec la tête d’un autre.
Toute ma vie j’ai eu du mal àpenser avec la tête d’un autre.
En d’autres mots : je déteste vivre en pensant àce que les autres veulent que je pense, àce qui fait plaisir aux autres, àce qui déplaît aux autres..."
Au fur et àmesure de son soliloque, Rodrigo Garcia imagine un jeu macabre, dans lequel, pour comprendre ce qu’il ressent (comment la pensée "commune" envahit notre propre tête, nous faisant perdre toute autonomie de pensée), chacun se tranche la tête et la transplante sur le corps d’un autre. Le texte continue ainsi :
"Toi, demain, tu vas àl’école et tu leur proposes.
Tu arrives et tu proposes que tous les enfants échangent leurs têtes. Qu’ils commencent àpenser avec la tête d’un autre. Qu’ils pratiquent. Plus on pratique, moins on souffre (...)
En quoi ça consiste ? À échanger nos têtes. On sort dans la cour - àcause du sang, pour éviter de laisser l’école dans un trop sale état— et on commence àpratiquer.
Des têtes de pions, des têtes de maîtresses, des têtes de directrices, des têtes de patron de la cafétéria, des centaines de petites têtes d’enfants, des grosses têtes comme la tienne empilées les unes sur les autres.
Et face àla montagne de têtes, àquelques mètres, en rangs, comme des acteurs en train de saluer, les corps décapités.
Ceux qui ont perdu la tête.
L’exercice consiste àce que les corps aillent se chercher une tête dans le tas"...

On les incite alors àlâcher, du côté de l’humour, de l’absurde, de la violence. On les incite àrépondre au jeu délirant de Rodrigo Garcia : c’est quoi, penser avec la tête d’un autre ?


Quelques textes :

Quelle idée farfelue de vouloir penser comme l’autre, d’avoir ses idées. Oh ! J’adore le Mac Donald ! Mes bourrelets ne demandent que ça ! J’exige des kilos en plus ! Et puis j’enchaînerais bien avec un petit match de football qui passe àla télévision ! Non non, décidément les pensés des autres ne me conviennent pas le moins du monde...Au point où j’en suis, pourquoi se greffer la tête de l’autre ?

Je changerais le monde àmoi tout seul ! Bien sà»r ! Les autres ne m’arrivent pas àla cheville ! Non non, cela ne me convient pas du tout...

Mais quel abruti ! Il raconte n’importe quoi ! la vraie version c’est évidement moi qui l’ai ! Non non, ce genre de réflexion n’est vraiment pas fait pour moi.

J’insiste, c’est bien moi qui ai raison ! C’est ridicule, je ne pense qu’àma propre personne.

J’ai reçu la tête d’un être puissant, maintenant je suis une toute autre personne, j’ai le pouvoir entre mes mains je n’ai aucune contrainte, je fais ce qu’il me plait, j’adore ce statut, je préfère celui-lààcelui que j’avais avant, cette petite tête ronde et grassouillette de banquier mal aimé.
Maintenant tout le monde est àmes pieds, je peux commander un restaurant tout entier, je l’aurai. Tiens ! J’ai quelque chose dans la tête, c’est une petite fille, elle est brune aux yeux éclatants d’un vert pomme. J’ai aussi un autre souvenir de cette petite fillette, elle part, loin, vers cette femme, elle est belle, qui est-ce ? Je ne sais pas mais je suis triste, je pleure, je tombe les deux genoux àterre, je la vois, elle part, je ne la vois plus, elle est partie. Je me relève, je pars dans l’autre sens, je vais dans ce magnifique palais orné d’or àchaque recoin qui m’attend, il est beau mais je suis triste, j’ai mal au cÅ“ur, il pleure. Une femme arrive, je regarde ses vêtements, c’est une servante elle me propose de dîner mais je refuse, je vais me coucher et peut-être que demain j’aurai oublié cette petite histoire et que cette tête aura disparu devant ce miroir.

Parmi cette montagne de têtes, j’en pris une au hasard. Je venais de me procurer làle magnifique visage d’une jeune femme africaine. Quand ses grands yeux noirs commencèrent àme contempler, un grand « oh  » de stupéfaction sortit de sa bouche. Elle venait de se rendre compte de la blancheur de mes mains. Puis, après quelques réflexions, elle trouva que c’était très original d’avoir la tête plus foncée que son corps. Et elle pensa que la mixité était peut-être un espoir pour tous les hommes.

Lorsque j’étais dans la rue j’ai eu l’idée folle de m’arracher la tête pour l’échanger avec celle d’un malheureux clochard. Je me suis mis àdiscuter avec cette tête : c’est la meilleure façon de connaître quelqu’un, mais malheureusement ce fut une discussion àsens unique, mes questions restaient sans réponses. Cette tête ne pense àrien et rêve de tout, c’est ça qui l’assassine. Cette tête me dit beaucoup mais ne parle pas, c’est ça qui l’assassine. C’est comme si on l’avait secouée, sérieusement traumatisée. C’est comme une énorme pancarte affichée dans la rue pour nous rappeler qu’on n’a pas le droit àtout. C’est àce moment que je me rends compte que le monde est une balance, une balance comportant un équilibre parfait comme pour les sciences. On ne peut pas tous être heureux dans la vie, tout ce qu’on peut faire c’est se donner àfond pour essayer de l’être. Alors que des gens souffrent, d’autres sont heureux et vice-versa. Tout ça pour dire bonne chance àtoi.

Je suis allé chercher la tête de l’autre qui avait l’esprit tordu. Maintenant le monde n’est plus le même. Je ne suis plus l’odieuse personne que j’étais avant. Les personnes que je détestais me sont proches et semblent avoir changer elles aussi. On pense parfois qu’on a toujours raison alors que nos pensées sont fausses. Parfois il est préférable de penser comme un autre. J’en fais l’expérience. La manière de penser dont je me réjouissais n’est plus la même. Je vois désormais grâce àcette nouvelle tête que ma vie n’en était pas une. C’est depuis l’instant où j’ai placé cette tête sur mon corps que ma vie a enfin commencé. Cette tête que je qualifiais de tordue.

Je suis partie chercher la tête de ce gars là-bas, assis au fond du bus, qui me regarde. Je me prends la tête, je la mets dans sa main et je lui arrache la sienne. Je visse celle-ci sur mon corps. Sa tête est trop petite. Elle est légère. Elle rentre trop. Elle glisse. Elle s’enfonce dans mon cou. Mais elle est bloquée par son nez. Son long nez pointu s’accroche àmon cou. Je me lève, je prends la tête qui a glissé dans mon cou et qui ne m’appartient plus. Je vais vers le chauffeur du bus, je lui arrache sa tête et je lui donne celle que j’avais dans les mains. La tête du chauffeur est trop grosse pour mon cou. J’essaye de l’emboîter, mais elle ne veut pas rentrer. Je l’écrase, je l’enfonce dans mon cou en tournant. Décidément, aucune tête ne veut rentrer. Alors, je recommence àenfoncer la tête du chauffeur. Enfin, je réussis. Qu’est-ce quelle est grosse cette tête ! Les yeux se baissent, ils regardent mes pieds, mes mains. Mon doigt s’approche du nez. Les yeux louchent. Une langue sort de la bouche. Ca fait bizarre, j’ai l’impression que ma tête va exploser. Je sens que la tête va partir. Boum ! Elle est tombée. Elle était trop grosse pour mon cou. Mais au fait, elle est partie où ma tête ! Le gars qui était assis au fond du bus est descendu.

Je voulais vraiment savoir tout ce qui se passait dans sa tête alors je suis partie la chercher et je l’ai mise sur mon corps. Je connaissais tout ce qu’il comptait faire, je lisais dans ses pensées. Je suis très avancée maintenant. Je m’intéresse de plus en plus et j’ai énormément de connaissances. J’ai plus de contacts avec les autres et je suis mieux respectée car je ne pense plus du tout comme avant. J’ai moins de mal àm’intégrer et je découvre des choses qui sont belles, ce qui n’était pas mon point de vue avant ce changement d’esprit.
Je pense comme les autres, ce qui ne me différencie pas d’eux àpart que c’est moi qui leur apprends de nouvelles choses.
Maintenant, ma vie n’est plus comme avant, je préfère celle-ci car je m’y sens mieux.

Je suis allé chercher la tête d’un fou dans un asile, c’est une tête rongée
par la folie de cet homme, ses cheveux sont gris, assez longs, arrivent
jusqu’àses épaules. Les yeux de cet homme sont noirs, un noir infini. Sa
peau est ridée par la vieillesse. Je mets cette tête sur mon cou et rentre
chez moi en laissant ma tête sur le cou du fou. Je me sens bizarre, je
ressens un besoin immense de me défouler, je sens que ma nouvelle tête prend
le dessus sur mon corps, je ne contrôle plus rien, je bouge alors que je ne
le veux pas, je fais des mouvement étranges, comme une marionnette, je lève
la jambe gauche puis la jambe droite, Ma nouvelle tête me guide en dehors de
chez moi, dans la rue. Mon mal empire, ma tête crie, chante, mon corps
accomplit des gestes complètement désordonnés. Les gens qui me voient me
prennent pour un fou, ce que je suis devenu malgré moi. Ils éclatent de rire
àma vue mais je continue sans le vouloir mes gestes hilarants pour les
passants mais affreux pour moi qui ne peux les contrôler. Je m’allonge
finalement dans un parc espérant retrouver ma tête le plus vite possible.

Oh quelle jolie tête ! Bourrée et dégoulinante de sang ! C’est impressionnant, on dirait que cette tête va exploser tellement elle contient de sang... Il y a du sang qui sort des oreilles, du sang qui sort par les narines, et des larmes de sang qui s’écoulent des yeux. Et la bouche ! Je ne vous en parle même pas... le sang se déverse comme d’un robinet ! Et puis quelle expression ! Le visage décrit une sorte de folie mentale... Ah je vais me la visser sur mon cou... juste pour voir, juste par curiosité... Merde alors ! Qu’est-ce que c’est lourd ! Je vais me mettre devant le miroir pour pouvoir la mettre... Bon ça y est !
« Oh j’ai jamais vu autant de sang sur ma tronche ! ... mouais tu en as tellement dans ta tête, tu dois même pas avoir de place pour un cerveau... euh... chocolat vanille s’il vous plaît... non samedi je peux pas... ah c’est vrai il t’a dit ça ?... ouais moi aussi j’aime bien la neige... et l’autre jour tu t’es suicidé ?... non j’ai juste sauté par la fenêtre... oh j’ai oublié de faire mes devoirs... non il a fait froid hier... tu n’aurais pas une serviette pour que je me nettoie les oreilles ?...  »
Oups ! ... la tête est tombée... Bon tant pis ! De toute façon je ne comprenais pas trop ce qu’elle me faisait dire... Ce n’est pas pour rien qu’on a tous notre propre tête.

14 mars 2005
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