Aude Pivin | Retour à Berlin
Rosanna Warren
Tu es tombée en admiration devant le Altes Museum. Je me demande à mon tour quel sera mon lieu préféré. Je contourne un trottoir éventré en traversant la Friedrichstrasse. Plus loin, un groupe d’artistes démarre une performance en mouvements désynchronisés. Tu m’expliques qu’ils ont leurs rues, leurs quartiers, leurs cafés. Certains, plus connus que d’autres, ont reçu la commande d’un mémorial, en souvenir d’une maison bombardée ou d’un poète célèbre du XVIIIème siècle. Ils se chargent des ruines et défrichent les terrains à l’abandon ; en échange, les loyers sont modestes.
Je m’installe devant un vase de tulipes mauve et blanc et découvre le recueil du poète allemand Durs Grünbein. Tu me parles du talent de jardinière de Vita Sackville-West et d’un parterre de fleurs à Sissinghurst, que m’évoquent justement les tulipes de ton salon à Berlin. Mais Sissinghurst est inconnu pour moi, contrairement à Berlin qui me revient en mémoire à la lecture de ton poème, Palaces, reçu ce matin. Me voici à nouveau en haut des marches du Pergamon Museum où je m’entends dire : cette ville ne manque-t-elle pas d’unité ? Pourquoi les architectes ne parlent-ils pas la même langue ? Dire à tout prix quelque chose. On marqua une pause devant la Bibliothèque Vide, je m’en souviens, place de l’Opéra, place de l’autodafé, « ce crime contre la pensée », dis-tu. On dîna le soir même dans un restaurant de Berlin Est avec un historien de la seconde guerre mondiale qui te confia, en finissant ses profiteroles, qu’il perdait la mémoire.
La perte ouvre la voie, j’écrivis dans une lettre
qui n’était pas une lettre d’amour,
dit ton poème, et je nous revois dans l’ancien cimetière juif sous une pluie de grêle, le long de la Große Hamburger Strasse qu’on traverse sans parapluie. Juste en face, c’est le trou laissé béant par Christian Boltanski, « The Missing House », en mémoire d’une bombe qui pulvérisa la maison. La terre noire et les racines qu’on dirait calcinées dessinent dans l’alignement de la rue un visage édenté. Marbre, bitume, brique, même les velours du théâtre où tu m’emmenas un soir semblaient tachés par le drame.
J’ai parlé des cicatrices, et encore des cicatrices, à tous ceux qui me demandaient à mon retour : alors, c’était comment Berlin ? Mais aussi de la maison au bord du lac de Wannsee où tu étais en résidence cette année-là avec d’autres écrivains. La vue argentée tout autour. Le lac était gelé. Sa surface incroyablement plate, incroyablement calme, que j’observais chaque matin depuis ma chambre. Et je me mis à rêver au jour où je serais peut-être invitée au même endroit jusqu’à ce que mon père me demande un soir à dîner si nous étions dans la maison où les Nazis avaient organisé la solution finale et que tout s’arrête – rêve et récit infectés.
C’était il y a trois ans. Me voici ce matin de nouveau à Berlin avec ton poème, que je reprends du début.
Une ville, un couteau dans le cœur,
ses nerfs à nu, ses artères qui pendillent, ses temples à la royauté,
à la religion, à l’éducation, à l’art,
noircis et criblés de balles
ou propres, décapés, laqués
pour la nouvelle ère du marché.
J’assiste impuissante au démantèlement de la ville, opérée à cœur ouvert sous ta plume, et toutes les blessures se mêlent narcissiquement dans mon souvenir. Mais curieusement, dans ton poème, les trous d’hier sont désormais comblés et les murs criblés de balles ont été bouchés, repeints « pour la nouvelle ère du marché » dis-tu. Les terrains vagues et vides qui me paraissaient abandonnés pour toujours aux seuls artistes autorisés à y déposer un cartel, les cratères, les pans d’un mur sur cimaise censés servir la mémoire universelle laissent place peu à peu à une vision nouvelle, à mesure que tu fais sortir la ville des décombres de l’Histoire et que tu fais entendre les marteaux piqueurs.
Les boulevards se convulsent sous les excavations,
les grues grattent le ciel. Le Palais des Larmes
ruisselle toujours. Dans les terrains vagues,
des fûts émergent de flaques kakis,
des fanions de plastique lacéré tremblent d’une chaîne de clôtures.
La perte ouvre la voie, j’écrivis dans une lettre
qui n’était pas une lettre d’amour.
Juste en face de l’église Sainte-Sophie sur la Sophienstrasse,
un petit garçon barbouillé s’applique avec un sérieux d’érudit
à extraire du trottoir un pavé de la taille d’une brioche.
Tout le quartier tremble sous la roulette du dentiste :
tôle après tôle, poutre après poutre,
le nouvel œuvre démantèle l’ancien œuvre du Palast der Republik.
Et tandis que Berlin émerge dans son ultime paradoxe sous mes yeux, cette brèche, je replace les lieux et les noms où il faut, brèche dans le souvenir, et je prends une feuille pour te dire combien je suis touchée et te remercier pour ce poème – antidote.
Palaces
Rosanna Warren
A city with a knife in its heart,
nerves exposed, arteries dangling, its temples to kingship,
religion, learning and art
begrimed, and pockmarked by bullets,
or spruced, sand-blasted and lacquered
to face the new market day. No wonder History
has a grim and elderly look.
She sits at the base of Schiller’s statue,
manly, legs crossed, in her toga,
while her buxom sisters in negligé, Lyric,
Drama, and Philosophy, flirt with the passersby.
The boulevards convulse in excavations,
cranes rake the sky. The Palace of Tears
still runs with tears. In vacant lots
barrels protrude from puddles of khaki water,
pennants of shredded plastic shiver from chain link fence.
Loss opens the way, I wrote in a letter
that was not a letter of love.
On Sophienstrasse, a small, grubby-faced boy
works with scholarly concentration
to dislodge a cobblestone the size of a scone
from the sidewalk in front of Queen Sophie Luisa’s church.
The neighborhood shakes to the dentist’s drill :
panel by coppery panel, girder by girder,
new labor dismantles old labor’s Palast der Republik.
Aude Pivin a traduit des poèmes de Rosanna Waren qu’on pourra lire ici.