Quatre poèmes de Rosanna Warren / traduction Aude Pivin
Rosanna Warren est née dans le Connecticut en 1953. Depuis les années quatre-vingt, elle est professeur de littérature américaine et étrangère à l’université de Boston. Elle a publié quatre recueils de poèmes aux Etats-Unis : Snow Day (1981), Each Leaf Shines Separate (1984), Stained Glass (1993) et Departure (2003) et a reçu de nombreux prix. Son prochain recueil, Ghost in a Red Hat, paraîtra en mars 2011.
Quelques poèmes ont déjà été traduits par Aude Pivin et publiés
:
Dans la revue Pleine Marge n° 39, juin 2004
Dans la revue Jardins n°1, décembre 2009
Dans la revue Dans la Lune, janvier 2011
Ainsi que sur Poezibao (novembre 2010) où l’on découvrira
biobibliographie, présentation et poèmes.
Présentation et traduction : Aude Pivin. Les traductions françaises sont inédites. Les textes anglais sont publiés avec l’aimable autorisation de Rosanna Warren et de ses éditeurs.
Tannin
From Stained Glass
Amor Fati was a nice girl
but foreign
Like all of us she felt the tidal haul
Menses and sacred discs
of heart and solar plexus pull
Love the unnatural stimulant
You gnashing the forest into syntax with the power saw
I hoarding my knowledge like a cyst
as sweet gasoline fumes rise
to the veranda
and the lake shrivels
The singular procession fares on
with the sun blipping up to reveal
les causes secrètes de la Révolution du 9 Thermidor
in the pages of Carlyle
Tannin and white pine
sublimed to fear
This is the taste
of my etheric double
not yet lost
keening and whetting her tongue
on the whine of the saw on the steel blade of air
Tannin
Traduction d’Aude Pivin
Amor Fati était gentille
mais étrangère
comme nous toutes elle ressentait la force de la marée
Menstrues et disques sacrés
du cœur et pressions du plexus solaire
L’amour stimulant contre nature
Toi faisant grincer la forêt des dents à la scie pour extraire une syntaxe
Moi gonflant mon savoir comme un kyste
comme les douces fumées d’essence s’élèvent
jusqu’à la véranda
et le lac se ridule
La procession singulière se déroule
sous le spot du soleil pour révéler
les causes secrètes de la Révolution du 9 Thermidor
dans les pages de Carlyle
Tannin et pin blanc
subliment la peur
C’est le goût
de mon double éthéré
pas encore perdu
qui affûte et affile sa langue
sur la gémissement de la scie la lame d’acier de l’air
Bonnard
from Departure, 2003
It’s like this : three large slices of
world split into smaller, pulpy
fistfuls of world within each
world-slice, and it all hurts, so
debonair, so juicy : where
is the woman, after all, the
center of this story ? Well, we are
mistaken. The center
is a pillar of wrong
light, gone smooshed and overripe, re-
flected, glassed, and we
should be included but
we’re not. It’s not our house. The light
doesn’t smash us
in the face or tilt
us backward out of our lives. Still,
the column of garden
hardly holds the story
together, and pomegranate seeds
spill loose across the tiles and up
the doorpost. So
many mirrors, you’d think, would give
a point of view. They don’t.
They just ferment
sunlight into three species
of jam. The seeds
of light will stick
in our teeth, the paste of light
wedge, unswallowed, in
our throats. A flame
spurts in the toothy grate, but the soul
stays dark. She’s bent, the
soul, steeped in her confiture
of shadows ; leans naked, bruised,
peripheral, half-erased.
She’s trying
to pray. She’s trying to wash.
She’s shivering in
cold. She has understood
that never, in this life, will she be clean.
Bonnard
Traduction d’Aude Pivin
Traduction revue et corrigée mars 2012
C’est comme ça : trois larges tranches de vie
divisées en vies plus petites, plus
pulpeuses, comprises dans chaque
tranche de vie ; et tout fait mal, tant
c’est suave, tant c’est juteux : où
est la femme, après tout,
centre de cette histoire ? Et bien on
s’est trompé. Le centre
est une colonne de fausse
lumière, partie s’écraser, trop mûre, ré-
fléchie, reflétée, et on devrait
aussi trouver notre place mais
non. Ce n’est pas chez nous. La lumière
ne nous éclate pas à
la figure ni nous fait
pencher en arrière, hors de nos vies. Cela dit,
la colonne de jardin
tient à peine toutes les trames
de l’histoire ensemble, et des grains de grenades
se dispersent à travers les tuiles jusqu’au
montant de porte. Autant
de miroirs, vous me diriez, devraient donner
un point de vue. Mais non.
Ils font juste fermenter
la lumière du soleil en trois sortes
de confitures. Les pépins
de lumière vont nous coller
aux dents, la pâte de lumière
qu’on n’a pas avalée coince dans
la gorge. Une flamme
jaillit entre les dents du chenet, mais l’âme
reste sombre. Elle est penchée, l’âme,
elle trempe dans son confit
de pénombre ; cherchant appui, nue, avec des bleus,
en périphérie, à moitié
effacée. Elle essaie
de prier. Elle essaie de se laver.
Elle tremble de
froid. Elle a compris
que jamais, dans cette vie, elle ne sera propre.
Le Ventre de Paris :
A Marriage Poem
from Stained Glass
I
La Rue Montorgueil : the Market
They built the church here, imagining
He would come
to these cobbles, these streaming gutters,
the white pig’s head skinned with drowsing eyes ;
He would finger
dahlia petals mashed in the sewer,
chicken clutch, eel coil, choirs
of shrimp ;
He would touch you, touch
me, because we are equally
soiled, because butchery
is life, and life runs
in us as down this street.
II
St. Eustache : the Market Church
The little we know
of St. Eustache
becomes him : how
this Roman (third
century A.D.) general
while hunting beheld
a crucifix
in a stag’s antlers
and instantly
converted ; how
broiled
in an iron bull, his cries
converted
to music ; how, trans-
lated, he blesses
this butchers’ cathedral,
its stained glass, its clochards,
its organ recitals,
its street
whistling with market blood.
Le ventre de Paris
Un poème mariage
Traduction d’Aude Pivin
I
La rue Montorgueil : le marché
C’est ici qu’ils ont construit l’église, dans l’espoir
qu’Il viendrait
vers ces pavés, ces ruisseaux,
la tête de cochon écorchée aux yeux somnolents ;
Il palperait
les dahlias écrasés dans le caniveau,
la griffe de poulet, la tresse d’anguilles, les chœurs
de crevette ;
Il vous toucherait, me
toucherait, tous pareillement
souillés, parce que la boucherie
c’est la vie, et la vie coule en nous
comme dans cette rue.
II
St Eustache : l’église du marché
Le peu que nous savons
de St Eustache
l’illustre : comment
ce général romain (IIIème
siècle ap. J.C )
vit apparaître à la chasse
un crucifix
entre les bois d’un cerf
et se convertit
aussitôt ; comment
au-dessus d’un brasier
dans un taureau d’airain,
ses cris
se convertirent
en musique ; comment, trans-
féré, il bénit
cette cathédrale des bouchers,
ses vitraux, ses clochards,
ses récitals d’orgue
ses rues
chuintant du sang du marché.
Nightshade
from Departure, 2003
Suddenly, looking once more at the Japanese elm, I saw
that you do not exist. No, not after years
of haunting, of your stepping just to the rim
of the snapshot, so that all I would see would be
a man’s blurred silhouette half-cropped, crowded to the edge
by the messy plates on the table, the loaded fruit bowl ; not after years
of your appearing suddenly in a farther room, the library
or den, in someone else’s apartment, to beckon, then vanish ;
not after your trick of standing under the drizzled street lamp
late at night so the fauve green light underscored your eye sockets
and the slash of your jaw. I see now : you were Krishna, you were
Apollo, provisionally. Then they departed.
According to their nature. And the elm near the crown of Peter’s Hill
is left with out-flung branches-candelabra, octopus,
seaweed, lasso floating-still trying to embrace
the orbed horizon which eludes but dallies in its boughs.
Where they cut the longest branch last summer, the stump
still gestures out toward the sky beyond the sky.
Walking home, I see lime-yellow berries of pokeweed
glossing into purple. The park’s blood is up,
it makes its offering : knobbed crab apples, crimson
hawthorn berries with their crinkled parchment leaves,
and the little scarlet cornucopias of deadly nightshade,
and weeping larch, and each rose of Sharon with its hemorrhage at heart,
and jewelweed, and small tough marigolds. As evening floats down,
the train-rumble and traffic-wheeze tighten their cincture
around the hill, where the Japanese elm fingers a vanishing arc of shade.
You are not waiting, lounging against the stone gate of the park ;
you are not standing by the lindens along the street.
Two urchins greet me there, a boy and a girl, clambering on the trunk
of someone’s parked car. “We’re just sliding,” they explain.
Now they rappel up a municipal letterbox. The little boy
is dark, the girl elfin, blonde, her nostrils and upper lip
raw and brilliant from the feverish trickle of snot.
Belladone
Traduction d’Aude Pivin
Soudain, en regardant à nouveau l’orme du Japon, j’ai compris :
tu n’existes pas. Non, pas après ces années
de traques fantômes, d’entrées brusques en bordure de cadre
pour me laisser seulement voir ta silhouette floue
à moitié rognée sur une photo où débordent les assiettes
sur la table et la corbeille à fruits ; pas après ces années
d’apparitions soudaines dans une pièce reculée, bibliothèque,
salon, appartement étranger, pour faire un signe et puis disparaître ;
pas après cette ruse où tu te tiens sous le réverbère et ce crachin nocturne,
à une heure avancée, la cavité de tes yeux et le creux de tes joues soulignés
par la lumière fauve. Je comprends maintenant : tu étais Krishna, tu étais
Apollon, à titre provisoire. Puis ils s’éloignèrent.
Selon leur nature. Et l’orme près du sommet de Peter’s Hill
se retrouve seul, ses branches projetées dans l’air – candélabre, pieuvre,
algue, lasso flottant – essayant encore d’enlacer
l’orbe d’horizon qui se dérobe mais s’attarde dans ses branchages.
Là où on a coupé la plus longue branche l’été dernier, son bout
s’agite toujours en direction du ciel au-delà du ciel.
En rentrant à la maison, j’aperçois des baies jaunes de raisin d’Amérique
tirant sur un violet au reflet de laque. Le parc a le sang chaud,
c’est la saison des offrandes : des pommes sauvages toutes bosselées, des baies
d’aubépine cramoisies et leurs feuilles de parchemin froissé,
et les petites cornes d’abondance écarlates de la belladone,
le mélèze pleureur, et chaque rose de Saron, une hémorragie au cœur,
et la balsamine à côté des petits soucis vivaces. La soirée s’écoule lentement,
le grondement du train et le sifflement du trafic resserrent leur cordelette
autour de la colline, où l’orme du Japon touche du doigt un arc d’ombre en train de disparaître.
Tu n’attends pas à la porte du parc, appuyé paresseusement contre le montant en pierre ;
tu n’es pas debout à côté des tilleuls le long de la rue.
Deux gamins m’accueillent, un garçon et une fille escaladant le coffre
d’une voiture stationnée. « On glisse, c’est tout », disent-ils.
Les voilà qui font du rappel le long d’une boîte à lettres municipale. Le garçon
est brun, la fille un elfe blond, ses narines et sa lèvre du haut
qui brillent fiévreusement sous un filet de morve.