Auxeméry | Codex
Le traducteur est intercesseur. Il est celui qui passe non pas le sens ou l’explicitation, mais ce qui, tout autour, en fait parole. Et la langue française, qui exige que ce travail soit toujours à refaire (on le sait pour la Bible, pour Dante et le Quichotte, pour Hölderlin), nous a au moins appris cela : que le traducteur est écrivain. Aussi haut, aussi nu que les autres. Certains disent et amènent ou inventent des mondes, eux nous reconstruisent des mondes préexistants d’écrivains. En nous interrogeant sur ce qui fait un grand traducteur, on bute sur le mystère même d’écrire : ils sont écrivains de leur traduction, personne ne le met plus en doute. D’où la rareté, d’où la singularité, de ceux qui prennent pied dans cette caste.
D’aucuns s’y distinguent par le refus d’écrire, et de n’avoir visage que par ces mondes qu’ils suscitent (je pense à André Markowicz). D’aucuns, parce qu’ils construisent autour de ce monde les fils qui nous y portent (l’œuvre de Walter Benjamin). Auxeméry avec Codex nous donne une clé supplémentaire.
Qu’on s’entende bien. Je ne connais pas l’homme, je l’ai croisé une fois, je ne sais rien de lui, que ces traductions qu’il nous offre, et la charpente sûre, la dureté ferme, de ce qu’il signe lui-même. Ce livre Codex est une énigme à chaque pas : livre de voyage, non, parce qu’on ne nous y raconte pas de voyage, on y confronte la poésie à des éclatés de monde, à échelle de la terre, chaque fois dans un extrême du voyage, s’il ne s’agit pas d’un paysage ou d’une vision, mais d’une culture, d’un mythe et ses récits. En cela, dans la fusion organique avec Auxeméry traducteur : ne disant pas d’abord le voyage ou l’image, mais présentant le conflit des langues et la culture, et le présentant (offrant au présent) cela qui déborde, et dont seule la langue peut avoir charge. Ce qui revient au traducteur, quand il a fermé les yeux et ses dictionnaires, et qu’un chant ou une image seule subsiste, qu’il faut inventer de dire avec sa tripe, son coude, ses doigts, son ciel de La Rochelle.
Je n’ai aucune idée de la vie d’Auxeméry, homme d’écriture, sauf que le voyage dont témoigne son œuvre traduite, dans la poésie des autres, doit nécessiter des siècles de travail et d’immobilité. Et voilà qu’on apprend que ces siècles peuvent tenir à un instant, à condition que cet instant on l’ait pris dans l’extrême que dit la poésie. Non pas seulement savoir traduire la poésie peau-rouge, mais apprendre pour soi que le mot katchina est égal à l’image crotale dans la bouche. Je n’ai aucune idée de la vie d’Auxeméry, qui sous son ciel de La Rochelle s’est inventé ce nom de plume sans prénom, compact et lisse comme un galet de bronze, ni s’il est familier des avions et du sac à dos. Je n’ai pas envie de savoir s’il a vu en Chine au Wu Han le fleuve jaune, en Inde (est-ce seulement en Inde ?) la taverne d’Abû-Nuwas ou marché aux déserts de Samarcande comme il proclame aussi bien la Grèce ou Santa Fe.
M’intéresse que ce n’est pas le livre de poésie d’un voyageur du monde, mais d’un voyageur de l’universalité de langue, toujours si parfaitement hétérogène et singulière, où le traducteur chaque fois invente son impasse. Se rend parce qu’il y a impasse. Me fascine dans Codex, où depuis quelques semaines je m’enfonce, cette superposition du monde intérieur et de l’autre. La poétesse anglaise Emily Dickinson devient alors elle aussi un voyage et son mystère (elle égrène les syllabes de soie) comme le voyage s’appréhende depuis Rimbaud (chargé d’humanité, des animaux même…) ou discrètement Segalen et si la calle de los Reyes à Oaxaca en 1978 cela à voir avec Malcolm Lowry ou un autre ? Vous connaissez mon adresse, poste restante…
Je voudrais qu’on ne passe pas à côté de cette conjonction heurtée d’extrêmes, du fleuve jaune à Sante Fe en passant par la Grèce et Samarcande, qui ne dit que cela : ce qu’on cherche pour soi dans ce mystère qui n’existe que fixe sous ce ciel où on s’assied pour écrire, et n’appartient qu’à la langue, pourtant lui résiste. Je voudrais qu’on ne projette pas sur l’image solidifiée ou seulement solide, hautement établie, d’Auxeméry traducteur, la mise à nu, la fragilité, et ces mots traque, œil, souffrance, étreinte, corps, habits d’incendie qui font de Codex un des plus forts et cohérents livre de poésie d’aujourd’hui, parce qu’il y fait s’affronter bien plus vaste que ce reflux / de moi-même à moi-même.
Codex, Flammarion / Poésie, janvier 2002