Colette Fellous | Vue de Gammarth
Il a plu dans la nuit, il y a des flaques d’eau sur la terrasse, quatre chardonnerets font de la balançoire sur la plus légère branche d’un laurier-rose, on dirait une petite famille, le soleil est voilé mais il fait plus de 35. L’hôtel est complètement désert, c’est Ramadan, l’attente du soir nappe tout l’espace, tout le pays, un silence grandiose. Par moments légèrement polar. Je suis arrivée hier après-midi pour trois jours, j’avais besoin d’être là, de retrouver une vraie respiration, de marcher dans mes paysages intimes. Je vais jusqu’à la plage par le sentier de planches, bordé d’eucalyptus et de mimosas, les paillotes sont abandonnées, le sable est troué par de minuscules gouttes d’eau, il y a mille plages plus belles que celle-ci mais c’est avec ce rivage que je fais corps. J’entre dans la mer, je me moque de ces algues vertes, je n’ai plus d’âge, Gammarth est mon berceau, même si je suis à l’hôtel et que je n’y ai plus de maison. Je nage jusqu’au banc de sable, tiens, encore quelques gouttes on dirait, je lève la tête vers le ciel, mais oui, il se remet à pleuvoir, c’est merveilleux d’exister.
Ici, je connais les moindres frémissements de l’air, ils ne me quittent jamais, cette terre est devenue une langue invisible qui circule en moi, qui se glisse dans mon regard, dans ma mémoire, elle n’a pas de nom, elle est une espèce de tulle immense tendue entre tous les lieux que j’aime dans le monde et qui les relie, comme ce châle de prière qui vient recouvrir chaque famille à la fin du Grand Pardon. Rome, Kyoto, New York, Paris. Être ici me fait entrer à chaque fois dans une mémoire très ancienne, qui va bien au-delà de ma propre naissance, je ne ressens nulle part ailleurs ce sentiment.
Je n’ai dit à personne que j’étais arrivée, j’avais envie d’être invisible, de voir comment les choses bougeaient lorsque je n’étais pas là. Jeudi prochain, ce sera à la fois la fin du Ramadan et Rosh-Ashana. Hier soir, quand le taxi m’a ramenée de Sidi-Bou-Saïd jusqu’à l’hôtel à toute vitesse parce que c’était presque l’heure de la rupture du jeûne et qu’il devait rentrer chez lui, il n’y avait personne sur les routes, j’ai alors pensé que la vie était toujours déjà de la mémoire, déjà de la mise en scène, déjà de la reconstruction, c’était étrange de traverser ces routes si familières à cette allure, La Corniche, La Marsa, le bord de mer près des Ombrelles, Raouad, le Golfe, je croyais me déplacer dans mes images mentales, rien n’était vraiment réel, au fond j’étais venue pour retrouver ça. On allait à toute vitesse parce que dans quelques secondes le temps avait pointé une frontière et il fallait la respecter. J’aimais ce pacte collectif cerné de silence, j’avais déjà envie d’être de retour à Paris et de raconter ce moment, pourvu que je ne l’oublie pas je me suis dit, c’est si beau. Au croisement du boulevard de la Qualité-de-la-Vie (quelle drôle d’idée ce nom, quand même !) et de la route des plages, presque à l’endroit où nous venions, enfants, nous rouler dans les dunes, le chauffeur a allumé la radio pour suivre la prière, il m’a dit voilà, tu es presque arrivée et nous on va pouvoir manger, écoute la prière. À la grille de l’hôtel, le portier, un bol à la main, a actionné la barrière et lui a tendu une datte avec une vraie joie dans les yeux : ça y est, tiens, prends la datte, puis il m’a regardée et m’en a tendu une, voilà, pour toi aussi une datte. Merci, merci beaucoup. Le chauffeur m’a dit alors en riant tu vois, tu es comme nous maintenant puisque tu as mangé la datte, si tu veux tu peux dire une seule phrase et tu deviens comme nous, il n’y a rien d’autre à faire, c’est très facile, de toute façon tu as l’air d’une vraie Tunisienne, je t’ai regardée tout à l’heure quand tu es montée dans la voiture et j’ai dit : vraiment, on dirait une Tunisienne celle-là, le visage, le sourire, tout, vraiment vraiment, alors tu veux dire la phrase maintenant ou bien tu réfléchis un peu ?
Je suis née en Tunisie, je lui ai répondu en riant, c’est peut-être pour ça que j’ai l’air ?
« Née en Tunisie », je l’ai écrit et répété tant de fois. Ce n’est pourtant pas une information qui pourrait me définir complètement, mais d’ailleurs personne ne devrait avoir besoin de se définir, nous sommes ce que nous sommes, là où nous sommes, dans ce que nous faisons, nos gestes, nos pensées, nos convictions, nos élans, nos passions, nos corps, nous sommes si nombreux dans notre seul corps, mille êtres tour à tour déchirés, exaltés, confiants, étonnés, en suspens, écartelés, scandalisés, polyglottes.
« J’ai l’air d’une Tunisienne, c’est vrai. » Oui, dans le fond, je crois que je l’ai en permanence en moi cet air, du verbe avoir et non du verbe avoir l’air, je le reconnais tout de suite, en descendant de l’avion, je l’attrape avec mes mains et mon visage, j’entre dans sa couleur, sa matière, son odeur, je veux bien croire qu’il m’appartient ou que je lui appartiens puisqu’il participe de mon intimité et de mon premier lien au monde. Je reviens dans ce pays pour avoir l’air, pour ne pas le perdre, pour le sentir à nouveau sur ma peau, pour qu’il réveille ma mémoire, pour qu’il me relie à ma vie d’aujourd’hui. Ces choses-là ne s’expliquent pas, on les comprend avec son corps c’est tout. C’est comme ce qui vous pousse à écrire. Un souffle, une respiration, un élan, un secret, quelque chose que vous ne comprenez pas tout à fait mais qui est à vous, à vous seul. À chacun ses voyages, ses déplacements incessants, ses allers-retours d’une langue à l’autre, d’un lieu à l’autre. On peut s’approprier un air, pas une terre. Au marché, ce matin, j’ai acheté les grenades, les coings et les jujubes pour mercredi soir, j’ai pris aussi quelques feuilles de bricks qu’une vieille femme venait de préparer, une poignée de gombos, des figues fraîches et de tout petits citrons verts, que je ferai mariner à Paris, chez moi. J’ai choisi aussi des lys chez la marchande de fleurs, nous nous sommes embrassées, alors comment ça va, tu es revenue, c’était bien les vacances ? Mais croit-elle vraiment que j’habite toute l’année ici ou arrive-t-elle à lire mon état profond qui fait que même absente d’ici, une part de moi n’a jamais quitté cette terre ? Une chose est sûre, c’est que je ne peux me défaire de ces visages, même trois jours me suffisent à les retrouver pleinement. Je suis l’une des leurs tout en étant une étrangère, mais je suis habituée à cet état, depuis que je suis née c’est comme ça. Dans ma famille, à l’école, en voyage, partout je sentais que j’étais d’un autre lieu, mais je ne savais pas le nommer, une image vide apparaissait et c’était là chez moi, je m’attachais à cette image, c’est elle qui est la toile de fond de tous mes livres, de mon envie d’écrire. Aucun pays particulier, ailleurs c’est tout. Pour le plaisir de partir, de quitter, de me séparer, de me défaire, puis de connaître, d’apprendre mille et mille autres grammaires, pensées, villes, le plaisir de reconnaître d’autres histoires, d’autres scénarios, d’autres paysages. Encore aujourd’hui, je ne sais pas ce que veut dire être une seule personne, agrippée à un lieu. Mais je veux protéger ce que j’ai vu au début de ma vie, avant de savoir parler, avant de savoir lire et écrire. Je crois que c’est cette matière qui me trouble le plus, ces premiers regards sur les choses et les êtres, ces étonnements et ces découvertes insatiables, ces joies modestes, humbles. Une surface immense, blanche, silencieuse, pleine d’un tremblement de la lumière et des corps. Une même matière que je retrouve quand je reviens ici, à Gammarth. Ma vie, qui s’est construite en France, s’est formée à partir de ce point précis du monde, point planté dans le sable, au milieu du cercle. Cet attachement pour ma terre d’enfance, ses paysages, ses gens, ses gestes, je le vois aujourd’hui comme un amour de reconnaissance. Comme si la situation très particulière d’être née juive dans un pays musulman m’avait donné une force d’adaptation qui m’étonne moi-même, une gourmandise pour tout ce qui est différent. Je suis à l’aise et enjouée dès que quelqu’un, n’importe où dans le monde, soudain me raconte son histoire, je veux alors tout savoir, les détails, les odeurs, la manière d’aller d’une pensée à l’autre, la recette d’un gâteau, d’une soupe, je compare, je m’étonne, je questionne encore, ma vie s’élargit en écoutant, je respire mieux, je retrouve une joie intacte et brillante, je me débarrasse enfin de mes tourments, mes arrachements, mes angoisses. La France, bien sûr, était déjà mon pays avant même mon arrivée à dix-sept ans puisque le français est ma langue maternelle. Elle était elle aussi une frontière dans l’espace et le temps, elle aussi je l’ai attendue et aimée avec passion, à travers la langue, les livres, l’école, les professeurs, le cinéma, la danse, la musique. Il fallait être patient et bien étudier, disaient les parents, alors vous irez en France. Cette attente aussi était grandiose, grand drap de lin recouvrant toute mon enfance et mon adolescence. Le son même de son nom « La France », quand on le prononçait, chantait à la fois comme une récompense ou un cadeau, un endroit magique pour quand on serait grand, comme on disait des films ou des romans d’amour qui ne nous seraient accessibles que plus tard.
Paris-Tunis-Paris, tresse infinie, film en séance permanente d’une scène qui n’a sans doute pas compris tout de suite sa violence, qui a mis trente, quarante ans pour le faire. Ces couleurs, ces visages, qu’ils ne me soient plus arrachés, que je ne les perde pas trop longtemps de vue, continuer à vivre auprès d’eux, sous leur regard, même loin d’eux. Ils sont ma boussole. Sans eux, je ne suis pas entière. Et être entière, c’est être plusieurs.
Si je n’ai prévenu personne ici de mon arrivée, c’est que j’avais en effet envie de voir comment était le monde quand j’étais absente et comment il sera quand je serai morte. Les arbres, la lumière, le marché, la gare, la route, les arcades de La Marsa, l’immeuble de ma mère quand elle était enfant, les Thermes d’Antonin, la colline rouge d’Amilcar, la montée de Carthage, les pains ronds au sésame, les vendeurs de figues de Barbarie, les marchands de fruits secs, leur visage découpé dans leurs minuscules échoppes, je regarde tout comme si j’étais morte, c’est envoûtant. Regarder aussi comme il y a très longtemps, lorsque je n’étais pas là non plus. Je sais que mon histoire n’a pas commencé à ma naissance, ni à celle de mes parents, elle s’est glissée sous les dunes, très profondément, sous les villas et les restaurants qui s’y sont maintenant installés, mais un coup de vent pourrait montrer son mouvement très ancien. Les pierres et les collines toscanes, les rues de Livourne, de Venise ou de Pitigliano, les escaliers de Lisbonne, le fleuve de Séville, le Guadalquevir, près du marché de Triana, là où on a jeté tant de corps à l’Inquisition. Guadalquevir, Oued el Kbir. Mon voyage n’a ni commencement ni fin, je marche encore dans ce sable qui ressemble à de la farine de pois chiches et je pense à Paris. C’est ce que je veux écrire maintenant, Paris comme ma seconde terre de naissance. Paris, quand j’y suis arrivée à dix-sept ans et que je ne savais pas encore que mes yeux avaient embarqué en eux tous ces paysages dont je ne peux plus me séparer aujourd’hui, j’étais tellement pressée, gourmande, avide de devenir la ville tout entière, de devenir livre, cinéma, théâtre que le passé n’avait plus besoin d’exister, je n’avais pris aucun bagage, seule cette langue invisible s’était infiltrée dans mon corps sans me demander l’autorisation, passagère clandestine de mon cœur et de ma raison. À Paris, il fallait faire vite, je devais tout bâtir, façonner le présent et l’avenir (L’Avenir, du nom de ce bateau que j’avais pris en partant et qui faisait la traversée de la Méditerranée, de Tunis à Marseille), je n’avais pas le temps de penser au passé, il y avait tant de choses à apprendre. Bien sûr, de temps en temps, je venais humer les odeurs d’Orient dans les épiceries de Belleville, citrons beldi, olives violettes, boutargue, croquants à l’anis, et je « rentrais » une fois par an, l’été en Tunisie, ce rythme me suffisait. Ça a duré presque trente ans. Un jour, j’ai compris que je devais fixer ce que ma mémoire avait capté, je devais raconter à la place de ceux qui s’étaient volontairement coupés de leur passé, par peur de ne pas savoir affronter cette déchirure intérieure, comme mes frères par exemple qui avaient presque perdu la mémoire de la Tunisie et qui n’y étaient plus jamais retournés depuis leurs vingt ans. Je serais le scribe de cette famille, peut-être le scribe d’autres familles. Et j’ai écrit Avenue de France, premier temps d’une trilogie formée par Aujourd’hui et Plein été. Maintenant, c’est vers Paris que je vais et c’est à Gammarth que je choisis de m’installer pour écrire ma ville.
Paris capitale, vue de Gammarth. Article premier de la Constitution de la Ve République : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. »
Il pleut sur la plage de Gammarth, je vais rentrer dans la chambre. Je ne voudrais pas abandonner mes rêves.