Contemplations d’un trait d’union
Aujourd’hui, mue par le seul désir de contempler un espace réputé pour sa spatialité, je suis entrée en trait d’union. J’avais depuis longtemps le projet de cette excursion. En effet par cette suite de moments affranchis de l’ordre du temps qui marquent les choses importantes, il m’a été donné de traverser cet espace dès l’enfance avec un proverbe « L’union fait la force », un slogan révolutionnaire : « Prolétaires de tous les pays unissez-vous » et un signe en forme de tiret servant à unir les éléments des mots composés “au-dessous”, “au-dessus”, “au-dedans”, “au-dehors”, “au-delà,”
“au-devant”, etc. ça tombe à pic c’est par-delà le beau et le laid que je contemple ce trait depuis très longtemps effacé : « MEMORY .. »
La Fascination des ruines jamais ne me quitta des yeux, Oui, je me regarde avec frayeur comme une ruine…, parce que depuis cette première fois où en 1975 je l’ai contemplée, dans les foyers d’un Grand Théâtre où elle était incontestablement déplacée [1], j’habite une Domus Aurea.
Au moment où se confondaient utopie et projet politique les reconstitutions imaginaires de l’antique Ostie, de la Maison Dorée romaine et d’une cité sur pilotis, des maquettes monumentales charbonneuses et fragiles de matériaux de bois calciné où tout est noir, ont uni d’un trait ineffaçable l’album de mes souvenirs et un journal des données historiques d’une actualité incertaine.
Anne Poirier racontait : « Les données historiques sont très minces ; Hérodote signale que dans une ville lacustre, construite près d’un grand lac, les hommes vivaient séparés des femmes. Œuvre de fiction, “Ausée” n’est pas fondée sur des données historiques. C’est le lieu de rencontre de quelques lignes d’Hérodote avec des réminiscences littéraires. »
Patrick Poirier formulait : « À partir de ces données, nous avons imaginé une civilisation utopique. »
Anne Poirier révélait : « La ville peut avoir existé… »
Patrick Poirier énonçait : « Dans les textes de la bibliothèque noire, nous précisons que cette civilisation fondée sur des échanges psychologiques, sans aucun but d’efficacité, avait édifié “Ausée” qui fut détruite par une grande incandescence dont on s’explique mal l’origine. Les savants se perdent en conjectures et en théories contradictoires sur l’origine de la catastrophe… »
[2]
L’une des œuvres récente d’Anne et Patrick Poirier [3]
présentée au centre d’art de Brest « Passerelle » nécessite la participation des regardeurs. Cette pièce est composée de paroles, de poèmes, de courts récits apportés par les visiteurs de l’exposition ou reçus par courrier. Des messages où il est question de souvenir, de quelque chose à voir avec l’enfance, la pensée d’un proche, d’un lieu, une lettre à un ami parti au loin, disparu, absent …
« L’âme du voyageur endormi », titre de l’exposition, est une invitation au regard de telle façon que chaque trait fixe (endormi) révèle à chaque trait mouvant (voyageur) un trait d’union : une fragilité.
Les Éditions Incertain Sens qui publient des livres d’artistes ont coédité Dangerzone avec le centre d’art . L’espace représenté n’est plus celui d’une civilisation imaginaire et de ses ruines plus ou moins enfouies, c’est un lieu déjà là et la révélation du où : une “ruine future” [4]
À peine arrivés à Rome le couple d’artistes est allé visiter Ostia. L’homme, tout d’un coup, a senti ce qu’il n’avait ressenti jusque-là que dans la ville de Nantes, juste après la guerre, et il s’est dit « c’est ça, c’est là ». La femme a éprouvé tout d’un coup le besoin de construire, de recréer une ville sur un coin de table, un petit bout d’Ostia antica. [5]
Dès les tous premiers jours de son arrivée à Munich, où il était venu à trente ans, abandonnant le long travail des années précédentes pour apprendre la peinture, Wassily Kandinsky rencontrait un cheval qui était la réplique très exacte d’un petit cheval de plomb appartenant à un jeu de petit chevaux de sa tante Elizaveta Ivanovna Tikheeva, un cheval pie, avec du jaune ocre sur le corps et une crinière jaune clair :
« Je m’arrêtai et le suivais longtemps des yeux. Et une promesse à demi consciente mais pleine de soleil tressaillit dans mon cœur. Il faisait revivre en moi le petit cheval de plomb et rattachait Munich à mes années d’enfance. » [6]
Cheval pie ou archétype de ville en ruine, le trait d’union entre Maintenant et Autrefois est un réseau de liens organiques et d’images mentales. Le regard sur le jaune clair d’une crinière ou sur les colonnes tronquées des vestiges est tactile : il touche, il palpe, il caresse, il frôle, il effleure, il pénètre, il manie, il manipule, il active, il érafle, il glisse, il longe, il côtoie, il est tout à côté et à la fois au plus lointain une façon d’élever la main à la contemplation, le tracé avec la main qui dessine le temple, l’espace sacré, une plénitude matérielle et spirituelle de plaisirs nécessairement transformée en une œuvre d’art.
L’accueil réciproque d’un avant et d’un après se réalise dans la mystérieuse interpénétration d’un trait d’union entre quelques petites notes. Ce n’est pas la sonate tout entière de Vinteuil que Swann mémorise, mais quelques petites notes, le « motif domestique et familial ».
Je me souviens [MEMORY] d’un long pétale banc douloureusement bléssé par son étamine. D’être à deux une seule fleur /Fleur hermaphrodite, homme et femme / De sentir le pistil en pleur/
Sous l’étamine toute en flamme. [7]
Je contemple un long trait blanc gracieusement sévère. En haut à gauche du tableau le motif de la Troïka : la voiture à trois chevaux. C’est ainsi que Kandinsky nommait trois lignes parallèles qui se courbent. Tout à fait dans le coin des dentelures claires qui font obstacle en vain à l’élan des chevaux. Un long flux circulaire pèse, la neige est en train de fondre, les habits tombent sans risque d’avoir froid. Clarté et simplicité d’un bleu assourdi ça et là, dissolution grassement étalée, avec petites dissolutions sourdes à l’intérieur de chaudes découpures nacrées et assez blanches donnent la nuance d’un bouillonnement intérieur, d’un rouge un peu déliquescent. Projet pour tableau au bord blanc : les deux centres sont séparés l’un de l’autre et reliés entre eux par quelque tache blanche. La fonction apaisante de la couleur blanche semble évidente dans ce contexte d’excitation.
Il y a des moments où la ruine domine et d’autres moments où c’est le rêve. Dans l’œuvre des Poirier alternent les décombres et les illusions. Silenzio della memoria, en Italie, une des dernières expositions montre de grandes tentures blanches recouvrant tout l’espace (les murs, les fenêtres, etc.) sur lesquelles les artistes ont écrit « Disparaître dans le silence », le titre d’un poème que leur fils disparu avait écrit.
Patrick Poirier [8] :
Vous entrez dans une salle de 50 m de long et de 7 m de haut, voire plus à certains endroits. La salle est blanche de tous côtés, on ne voit aucune image. Entre chaque tenture, une échancrure qu’on peut ouvrir : on découvre alors des séries de photos, de différentes époques de notre travail, mais que nous avons choisies précisément pour leur relation avec cette idée de mémoire, de fragilité…Et une seule photo, au fond, est montrée, les tentures écartées […]
C’est la seule photo visible, vraiment ouverte.
L’exposition « La fabbrica della memoria » [9] montre un autre parcours de la marche incessante des “voyageurs de la mémoire”. Quand l’homme a rencontré la femme ils ont pensé qu’ils avaient un peu des choses en commun sur cette idée de mémoire, au moins l’espace vide d’un trait d’union.
De plus l’artiste s’intéressait énormément à la psychanalyse. La métaphore archéologique intervient de façon récurrente dans Freud et principalement dans le début de Malaise dans la civilisation, “Rome Ville Éternelle et Ruinée” et dans Délire et rêves dans la « Gradiva » de Jensen, “Pompéi, Ville Pétrifiée”.
Une approche américaine aime à présenter le couple d’artiste sous l’égide de « Et en Arcadia Ego » de Poussin : comme le maître néoclassique Anne et Patrick Poirier nous restituent des images antiques pour un commentaire de notre monde contemporain. En effet, quand l’Institut de recherche du Musée Jean-Paul Getty de Los Angeles a invité les Poirier à créer une exposition représentative de la production artistique française ils ont choisi de travailler à partir de la figure de Gradiva.
Cette figure qui depuis le roman de Wilhem Jensen publié en 1903 est devenue peut-être un peu trop figurative retrouve ici sa qualité secrète, cette manière de montrer qui ne montre rien : « Comment peut-on montrer un secret, le phénoménaliser, sans lui faire perdre sa séparation de secret ? Parce que le secret, ça veut dire ça, c’est la séparation »
[10]
Gradiva est celle qui avance, celle qui resplendit en marchant. Le blanc est ce vers quoi avancent les couleurs lorsqu’elles tendent vers la clarté. Kandinsky a montré comment le blanc oscille entre une résistance immobile et une dynamique intérieure qui « agit sur notre âme comme un grand silence, absolu pour nous ». [11]
Le blanc n’est pas séparation dans le temps et dans l’espace même il est union, trait d’union [12] , résonance intérieure à la manière d’un non-son en musique et d’un non-mot en poésie. Il est comme un silence, une respiration, un souffle, qui ne fait qu’interrompre un instant le flux d’une phrase entre deux mots sans en marquer l’achèvement.
Anne Poirier [13] :
Moi je ne vois pas ces séparations que l’on fait dans le temps. Pour moi le temps est une continuité. On peut, grâce à la mémoire, se promener en avant, en arrière, et au milieu…Pourquoi on s’interdirait de voyager dans le temps ? Moi je revendique un regard nostalgique : je suis aussi nostalgique du futur ! Il y a un tas de nos travaux qui regardent le futur : soit qui y voient un cauchemar soit qui y voient une utopie. Notre travail est peut-être plus situé vers le futur que vers le passé.
[1] le centre Georges Pomidou acceuillit Domus Aurea en 1978
[2] Catalogue de l’exposition « Identité / Identifications », Centre d’Arts Plastiques Contemporains, Bordeaux, Entrepôt Lainé, avril-juin 1976, p. 80
[3] Un “portrait” d’ Anne et Patrick Poirier, « Fragilité - Anne et Patrick Poirier » artistes, architectes et archéologues, a été réalisé par François Maillart lors de leur exposition au
musée de Picardie, en 1996. Ils y commentent leurs travaux : maquettes, "Journaux" faits de moulages, photographies, traces diverses de leurs voyages attentifs. Passé et futur se mélangent entre ruines et architectures utopiques dans des oeuvres élaborées en métaphores du temps.
Le film d’Alain Fleischer « Longs débarcadères - Anne et Patrick Poirier », nom d’une installation que les artistes présentèrent dans la chapelle de la Salpétrière en 1984 est une approche chuchotée tout à fait appropriée de cette œuvre fragile qui demande une grande délicatesse de regard.
La visite du site « Light Art Collection » est recommandée...
[4] Par rapport au site de Passaic, ville de son enfance, Robert Smithson
écrivait : “Ce panorama zéro semblait contenir des ruines à l’envers, c’est-à-dire – toutes les nouvelles constructions qui seraient finalement construites”. Robert Smithson, A tour of
the Monuments of Passaic, traduction française de Gilles A. Tiberghien. Lire « Ruines à l’envers (Introduction à la visite des monuments de Passaic par Robert Smithson) », Jean-Pierre Criqui, Un trou dans la vie, Desclée de Brouwer, 2002, p. 79-98
[6] Kandinsky, Regards sur le passé et autres textes 1912-1922, Hermann, 1974, 2003, p. 89
[7] Germain Nouveau , Valentines, 1886
[8] ibid. note 4
[9] ouverte jusqu’au printemps 2007 au centre d’art “La Limonaia di Ponente - Arte Contemporanea", Villa Medicea La Ma’gia di Quarrata, commissaire d’exposition Katalin Mollek Burmeister.
[10] Trace et archive, image et art Jacques Derrida
[11] Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier. Folio-Essais
[12] ce que la clairvoyance de l’artiste
Marcel Broodthaers a rendu visible en marchant de conserve avec le poème de Mallarmé Un coup de dé jamais n’abolira le hasard jusqu’aux traits d’union.
[13] ibid. note 4