Contemplations d’une fleur de coucou

La fleur de coucou frôle-t-elle un populage,
L’heure qui passe alors devient plus belle.
 [1]

Dans ses vieux jours, le grand botaniste Jean-Baptiste Rauzan [2] est enclin aux larmes. À quatre vingt huit ans, il a trouvé enfin la fleur devant laquelle il peut déposer son petit matériel, la loupe pour observer certains détails, le carnet et son crayon pour noter et dessiner ce qu’il voit, le couteau pour écarter un sépale, ouvrir un fruit, compter des graines ou détacher du pollen, l’appareil numérique à la fonction macrophotographique, le morceau de tapis de sol en mousse pour économiser (sic) les genoux... et ses yeux s’emplissent d’un large éclat bleu transparent et mouillé.
Chez une personne ainsi saturée d’émotions, c’est le déclic d’un long processus extraordinairement contemplatif dont il n’est jamais possible de dire jusqu’où il se prolongera.

Jean-Baptiste est ému quand la fleur de coucou se lève et Rauzan sait que quelque chose pense ici, par-delà les formes observables, contre les significations que véhiculent obligatoirement les mots de la langue “naturelle”. La fleur de coucou n’est pas un mode de penser, mais un moyen de restaurer la perceptibilité des choses du monde. Outre son nom scientifique “Silene floscuculi” a quelque confidence à chuchoter au vieil amoureux de la nature que Théophraste n’a jamais noté dans son Histoire des plantes.
Les travaux dont il est ici question rendent visible cette relation mystérieuse.
Ailleurs et autrement ces recherches s’intéressent aux modes de production et de réception des images de fleurs. De multiples techniques et des matériaux variés sont expérimentés pour produire des séries de représentation photographique donnant des formes à ces modes. Des images “abstraites” et “figuratives” alternent car une fois de plus il ne s’agit pas de reproduire la fleur, mais au contraire de la produire. Et cette production passe par des formes “hexachromes” par exemple, telles qu’elles sont exposées actuellement au rez-de-chaussée d’une galerie parisienne.

La “question fatale” pour Jean-Baptiste Rauzan comme pour James Welling est de comprendre pourquoi la fleur de coucou et le medium photographique « disent toujours la vérité », pourquoi en dépit de toutes les erreurs, l’une et l’autre ne sont « jamais mensongers. »
Dressée sur sa tige, scabre, légèrement pubescente, un peu visqueuse dans le haut, le calice tubulaire, rougeâtre à dix nervures bien marquées, la corolle formée de cinq pétales libres, la fleur de coucou se nomme aussi Silène, satyre hors norme protecteur de Dionysos souvent identifié à un vieillard jovial et laid et parfois à Socrate même.
Les fleurs “hexachromes” de James Welling métamorphosées par des jeux chromatiques et des effets techniques sophistiqués et outranciers, entre pop art et imagerie publicitaire, gesticulent des glossolalies aux tonalités les plus artificielles mais s’exclament en couleurs franches à l’intérieur de formes découpées, sans inquiétude des catégories [de l’art] préétablies.


Une série de « Flowers » monochrome, concise, modérée, produite par photogramme fait face à cette première série de fleurs tout en démesure. Les empreintes des fleurs posées sur le papier dont la compacité dépend d’un temps de pose jouant sur les transparences de la matière colorée dessinent des formes qui soulignent « l’impossibilité actuelle à prétendre à une quelconque originalité, toute œuvre n’étant que la citation d’autres ». [3]
Dès les commencements de la photographie sous le Second Empire et au-delà jusqu’aux décors architecturaux de l’Art Nouveau, les
photographies de fleurs et de plantes servent de modèles aux fabricants de tissus d’ornement, de papiers peints et de mobiliers divers. Le daguerréotype dont la valeur documentaire est immédiatement “scientifiquement” proclamée, apparaît d’emblée comme « un laboratoire d’image, une lisière dans l’histoire de la représentation qui, avant d’être servie par d’autres techniques, aura engendré une éclosion de nouveautés visuelles encore méconnues de nos jours » écrit Michel Frizot. [4]
C’est ce même “laboratoire” historique que revisitent les pratiques photographiques de James Welling pendant que le vieux botaniste contemplant la fleur de coucou rappelle fort à propos que dès 1928 Walter Benjamin saluait l’œuvre photographique de Karl Blossfeldt :

Il est pour beaucoup dans l’examen des différentes perceptions qui modifiera notre conception de l’univers, même si on ne peut encore définir comment. Il a prouvé combien Moholy-Nagy, pionnier de la nouvelle photographie, avait raison d’affirmer « l’on ne peut concevoir les limites de la photographie. Ici, tout est encore si nouveau que la recherche est déjà créative. La technique en fraie naturellement la voie. L’analphabète du futur ne sera plus celui qui ne sait pas déchiffrer les écrits mais celui qui n’arrivera pas à lire les photos. » Que nous observions la croissance d’une plante en accéléré ou que nous montrions sa forme sur une épreuve quarante fois agrandie…dans les deux cas se mettent à jaillir des geysers de nouveaux mondes d’images, en des lieux que nous étions loin de soupçonner. » [5]

Au premier étage de la galerie la série « Rocks » en noir et blanc présente des paysages de plage aux teintes grises et délavées relativement aux variations lumineuses données par la mer au fil de plusieurs jours de prise de vue.
— « D’où viennent les images ? »
Une autre exposition
« Les Repreneurs » non loin de là montre une réponse possible : les images viennent d’autres images.
Il y a encore aussi le vieux botaniste au nom de révérend qui révère à distance révérencieuse une fleur de coucou. Il chantonne une citation de Goethe qui servit de devise à Blossfedt dans Wundergarten der Natur :
« Si vous étiez, rêveur que vous êtes, en mesure de comprendre les idéaux,
Vous révéreriez vous aussi la Nature comme il se doit. »
Les Affinités électives n’étant pas ce que les “idéaux” auraient voulu qu’elles soient, la révérence est aujourd’hui sans qualités :
« Mais un forestier qui se promène voit un autre monde qu’un botaniste ou un assassin. (On voit beaucoup de choses invisibles.) Une femme voit l’étoffe d’une robe ou le peintre découvre une mer de couleurs fluides. Je vois à travers la fenêtre si un chapeau est dur ou mou. Quand je considère la rue, je vois aussi s’il fait chaud ou froid dehors, si les gens sont gais, tristes, malades ou en santé ; de même le goût d’un fruit est souvent déjà au bout des doigts qui le palpent. Ulrich se rappelait : quand on regarde quelque chose à l’envers, par exemple dans le viseur d’un petit appareil photographique, on découvre des choses insoupçonnées » [6]

Avec la série « Quadrilatère » les représentations de Welling sont plus que jamais différentes des choses représentées. Leur “objectivité” et leur “fidélité réaliste” sont des leurres. L’image ne donne que la sensation d’une forme géométrique et non la forme elle-même. C’est un programme informatique qui crée le dessin, lui donne de la profondeur, lui ajoute des ombres. « Mon travail reconstruit le monde qu’il représente. Le monde n’est pas l’origine mais l’effet de la photographie. » [7]
C’est pourtant une certaine heure du jour qui donne toute sa forme à la fleur de coucou contemplée par Jean-Baptiste Rauzan. Ce moment où le soleil est déjà bas et atteint sa plus grande force sur la corolle devenue rouge, de plus en plus rouge parce que rouge en vieux russe signifie « beau ».
Bien entendu les contemplations d’une fleur de coucou demandent toujours autant de lumière pour qu’une forme soit mise au jour. Ce qui a changé c’est le point de vue à partir duquel la continuité et la tradition doivent être envisagés en art, surtout depuis que les pratiques photographiques existent. Mais l’art, selon Chklovski, c’est le « faire » et non le « fait » et il faut toute une vie pour faire.

4 décembre 2006
T T+

[1Velemir Khlebnikov, Zanguezi et autres poèmes, Flammarion, 1996, p.104

[2homonyme par simple concours de circonstance du révérend père Jean-Baptiste Rauzan (Bordeaux 1757, Paris 1847), fondateur des congrégations des pères de la Miséricorde et des religieuses de sainte Clotilde, dont la tombe se trouve au cimetière de la Chartreuse à Bordeaux

[3James Welling, in Claude Gintz, Ailleurs et autrement, Jenny Holzer, Barbara Kruger, Louise Lawler, Sherrie Levine, Allan McCollum, Richard Prince, Martha Rosler, James Welling, Paris : Arc, Musée d’art moderne de la ville de Paris, 1984

[4Daguerréotypes. Le Miroir de la nature, Nouvelle histoire de la photographie, Bordas/Adam Biro, 1994, p. 51 .

[5W. B. « Neues von Bleumen » 1928. In Karl Blossfeldt. Photographies, Bibliothèque Visuelle, Schirmer/Mosel, 22, 1991, p 7-8

[6Robert Musil, L’Homme Sans Qualités. Points, t.2 p. 960

[7James Welling, in catalogue Ailleurs et autrement, p.47