Critique de la raison nègre, d’Achille Mbembe
A.R.
Pour soutenir cette idée, l’auteur convoque l’histoire — celle de la traite, du colonialisme, de l’apartheid — mais aussi les stéréotypes auxquels on identifie les Noirs et qui, avec le concours de la science, servent de point d’appui aux empires occidentaux pour édifier leur représentation du monde et démontrer la supériorité de leur race et de leur culture. Cette histoire se déroule grosso modo du XVIè siècle jusqu’aux guerres d’indépendance des années 1960. Elle concerne principalement l’Afrique, l’Europe, les Amériques et les Caraïbes. Est-ce tout ? Non. On ne saurait sortir indemne d’une telle histoire et c’est pourquoi cette thèse se développe en deux temps. Le racisme d’hier — dont au vu des discours et des pratiques sociales et politiques qui font notre actualité il ne viendra certainement à l’idée de personne de nier qu’il se prolonge aujourd’hui —, survit sous une forme plus diffuse, mondialisée, qui pousse l’historien à parler d’une nouvelle figure du « Nègre » dans laquelle pourrait se reconnaître toutes les humanités subalternes qu’engendre ce qu’il est convenu d’appeler le capitalisme financier (qui a succédé au capitalisme industriel). Il est toujours délicat de qualifier quelqu’un ou un système, une organisation sociale, de raciste. On cherche parfois à exonérer les personnes, on incrimine alors l’époque. A l’inverse, on cherche à sauver son « monde » et on stigmatise ceux qui incarnent ses excès. Ce qui appert et sur quoi on peut sans doute tomber d’accord, c’est qu’il existe de profonds non-dits ; et l’urgence semble bien consister à dire, à (re)mettre en discours des pratiques, des conceptions plus ou moins effarantes, ceci afin que chacun agisse et pense en connaissance de cause (héritage et refus d’hériter). Contre l’occultation multiséculaire, la formation/formatage des esprits (éducation), la minimisation des crimes et le déni des conséquences plus ou moins visibles d’un ordre barbare (est-on sûr qu’il soit révolu ?).
1) Point de vue et usage du mot nègre
Le sens que revêt le mot « nègre » dans le titre du livre de Mbembe est singulier. La « raison nègre » désigne en fait un certain usage de la raison qui identifie (invente) son autre pour mieux l’exclure et le dominer (il eût été plus logique de parler de « raison blanche », mais le titre eût perdu de son impact). Et c’est en ce sens qu’il convient effectivement d’en faire la critique, c’est-à-dire d’en mettre à jour les ressorts et les finalités. Eu égard aux finalités de cette ouvrage, on pourrait s’étonner de son emploi. Pourquoi ne pas lui préférer le mot « noir », moins connoté quant à la période coloniale ? L’auteur s’en explique. Se référant à Césaire ou Fanon, après avoir rappelé tout ce que ce terme peut avoir d’humiliant, il met l’accent sur ce que la différence à laquelle il renvoie peut avoir de positif : « L’universalité du nom “Nègre”, il faut la chercher non du côté de la répétition, mais de celui de la différence radicale sans laquelle la déclosion du monde est impossible. C’est au nom de cette différence radicale qu’il faut réimaginer le “Nègre” comme la figure de celui qui est route, qui est prêt à se mettre en route, qui fait l’expérience de l’arrachement et de l’étrangeté. » (p 231)
Ceci étant précisé, l’emploi de ce mot ou nom n’en reste pas moins délicat. Critique à l’égard des représentants de la négritude qui selon lui sont restés dépendants des représentations coloniales du Noir, Mbembe y recourt d’une manière originale et somme toute littéraire. En effet, il faut attendre la page 218 pour lire ceci : « Tout commence donc par un acte d’identification : “ Je suis un Nègre ”. » Les 200 pages qui précèdent sont écrites d’un autre point de vue, d’un point de vue distant, extérieur, généralement neutre, voire parfois d’un point de vue qui se confond avec celui des Blancs, des colons, des dominants et nominants (si l’on me passe ce néologisme). C’est ainsi qu’on peut lire des phrases comme « Etre humain vivace et aux formes bizarres, rôti par la radiation du feu céleste, doté d’une pétulance excessive, pris sous l’empire de la joie et déserté par l’intelligence, le Nègre est avant tout un corps - gigantesque et fantastique -, un membre, des organes, une couleur, une odeur, chair et viande, une somme inouïe de sensations », avec une note qui renvoie à Pline l’ancien ; ou encore, prolongeant les réflexions de Tocqueville sur l’Amérique : « La question, à l’époque [XIXè siècle], est de savoir si les Nègres sont des êtres humains comme tous les autres. Retrouve-t-on, chez eux aussi, toujours la même humanité, simplement dissimulée sous des désignations ou des figures différentes ? Peut-on déceler dans leur corps, dans leur langage, dans leur travail et dans leur vie le produit d’une activité humaine, la manifestation d’une subjectivité, bref, la présence d’une conscience comme la nôtre - présence qui nous autoriserait à considérer chacun d’eux, pris individuellement, comme un alter ego ? » (p 129)
On le voit, à la manière de Descartes, l’historien avance masqué. En faisant varier les points de vue (l’énonciation), son souci n’est évidemment pas de dissimuler son identité (sa notoriété l’en empêche), il serait plutôt de recourir à différentes stratégies littéraires pour interpeler ou convaincre le lecteur et, au-delà de ce but, d’affirmer l’identité plurielle de tout auteur et peut-être même de tout individu. Citant Fanon, Mbembe dit bien que le mot « nègre » est une fiction [1], laquelle a d’abord servi à l’asservissement de nombreuses populations avant que ceux qu’il servait à stigmatiser ne s’en revendiquent pour affirmer leur identité (temps de l’émancipation). On peut aujourd’hui s’en servir autrement, pour dénoncer un « devenir nègre » du monde comme pour dénoncer de nouvelles formes de racisme (et pas seulement entre Blancs et Noirs). On peut aussi, dans certains cas, se refuser à l’employer : je pense à l’expression française qui désigne par ce nom celui que les anglo-saxons appelle un « écrivain-fantôme ». Pourquoi continuer à parler d’un « Nègre » pour désigner l’anonyme qui travaille dans l’ombre ? Cherche-t-on par là à dénoncer les méfaits du néocolonialisme ou bien véhicule-t-on en toute innocence un contenu colonial qu’on se refuse à questionner ? Il est clair que l’usage que l’on fait du langage véhicule des représentations avec lesquelles on est plus ou moins en phase. Cherche-t-on à provoquer, à entretenir la mémoire, perpétuons-nous le souvenir d’un crime infâme sans chercher à savoir si ce n’est pas là une manière d’en légitimer de nouveaux ? Tombons au moins d’accord sur ce point : l’emploi du mot nègre est tout sauf anodin.
2) De l’esclavage
L’histoire de l’esclavage a fait l’objet d’une occultation massive, aussi bien de la part des esclaves que des esclavagistes, tous marqués par la honte, bien que différemment. Citons pour indice la reconnaissance de la « traite négrière atlantique et de l’esclavage perpétré à partir du XVè siècle » comme crime contre l’humanité par la France en 2001.
On sait que l’esclavage fut pratiqué pendant l’antiquité et que le modèle grec de la démocratie s’en accommodait. On sait moins que la disparition du servage à fin du Moyen Age s’accompagna d’un trafic d’esclaves dont les Bulgares furent notamment les victimes. La Crète et l’Italie jouèrent un rôle crucial dans cette sinistre économie, après quoi, la mise en œuvre de la traite atlantique profita aux pays ibériques et nord-occidentaux. C’est à partir de 1450 que l’afflux d’esclaves africains augmente considérablement. « Des milliers d’esclaves débarquent au Portugal chaque année » écrit Mbembe, et de préciser : « Lorsque s’amorce la conquête des terres d’Amérique, Afro-Ibériens et esclaves africains font partie des équipages de marins, des postes commerciaux, des plantations et des centres urbains de l’empire. Ils participent à différentes campagnes militaires (Puerto Rico, Cuba, Floride) et font partie, en 1519, des régiments d’Hernan Cortès qui font assaut sur le Mexique. » (p 29) Les premiers esclaves noirs débarquent aux Etats-Unis en 1619. La France se dote d’un code noir en 1685. La traite fonctionne à plein à partir du dernier tiers du XVIIè. Elle devient un commerce privé à partir du début du XVIIIè. Quelques voix s’élèvent contre de telles pratiques, mais elles sont rares. Aux Etats-Unis, la guerre d’indépendance à laquelle participèrent les esclaves, d’un côté (américain) comme de l’autre (anglais) renforça l’esclavage (ce sont les Anglais, vaincus, qui promettaient la liberté aux esclaves). La révolution française en prononce l’abolition en 1794 (deux ans après l’interdiction de la traite par le Danemark, premier pays à montrer l’exemple) ; Napoléon le rétablit en 1802. Haïti déclare son indépendance en 1804. Les Anglais interdisent la traite à partir de 1807 (comme les Américains, même s’il leur fallut attendre la guerre de sécession pour résoudre la question de l’esclavage). Les Français abolissent pour la seconde fois l’esclavage en 1848. Voilà pour les repères historiques.
Parallèlement à ce cheminement historique, les sciences se développent, l’encyclopédisme et ce qu’on pourrait appeler la manie du classement, de la typologie, de la taxinomie. Evocant le travail de Buffon sur les races et l’extrême simplification dont il fait preuve, Mbembe écrit : « Appelons cela le moment grégaire de la pensée occidentale. C’est celui au cours duquel le Nègre est représenté comme le prototype d’une figure préhumaine incapable de s’affranchir de son animalité. » (p 34-35) On invente alors le Nègre comme objet corvéable et marchandise (cette réduction du corps à une marchandise est liée au capitalisme, même si l’esclavage lui est bien antérieur). Une fois sa capacité juridique réduite à néant, il n’est plus qu’un « bien meuble ». Ce qui ne manque pas de sidérer mais qu’il faut bien avoir à l’esprit, c’est l’articulation d’un savoir et d’une politique, en d’autres termes la légitimation par la science (biologie, physiologie, psychiatrie) d’un crime contre l’humanité. On peut ne voir dans la traite qu’un aspect économique, un besoin de main d’œuvre. C’est s’aveugler sur ce qui le légitime et qu’on ne peut guère appeler autrement que racisme, et même plus exactement racisme institutionnel.
Soucieux de segmenter le temps historique, Mbembe parle d’un moment moderne de la « raison nègre ». C’est celui où la collecte de récits d’explorateurs, de colons, etc. donne lieu à une « science coloniale » dont certaines expositions universelles portèrent la marque. Il parle à son sujet de « texte premier » et le définit comme la « conscience occidentale du Nègre ». Il coïncide avec cette période où le Noir s’identifie peu ou prou au miroir que lui tend celui qui le domine. A ce premier moment répond celui où le Nègre revendique une identité propre, au travers une pratique des arts, un entretien de la mémoire (problématique en raison d’une rupture organisée du lien avec les origines), aussi des luttes, des formes de résistance. Comme le dit Mbembe, « cette écriture s’efforce de faire advenir une communauté ». (p 52) C’est le moment de l’émancipation et de la conquête de la citoyenneté. Il ne se limite pas aux années 1960, moment de la négritude. Tout le XIXè siècle porte la marque cette revendication, et si l’on veut prendre un repère pensons au combat des Haïtiens et au symbole que représente Toussaint Louverture. Ce second texte est évidemment en dialogue avec le premier, il est fait de retours en arrière et de projection vers l’avenir, de traumatismes et de rêves, de réalités exhumées et d’imaginaire, notamment politique. « Au cours du XIXè siècle en particulier, cette résistance est en grande partie impulsée par l’anarchisme international, principal véhicule d’opposition au capitalisme, à l’esclavage et à l’impérialisme ». (p 55) Ce qui est en jeu dans la lutte des esclaves ou des Noirs asservis, opprimés, discriminés (et au-delà d’eux de tous les opprimés), ce n’est ni plus ni moins qu’un changement de société, une refonte du « savoir » et une critique des apparences comme des idées reçues.
« Traitant du racisme en particulier et de son inscription dans les mécanismes de l’Etat et du pouvoir, Michel Foucault ne disait-il pas à ce propos qu’il n’y avait guère de fonctionnement moderne de l’Etat qui, “à un certain moment, à une certaine limite, et dans certaines conditions, ne passe par le racisme ?” La race, le racisme, précisait-il, “c’est la condition d’acceptabilité de la mise à mort dans une société de normalisation. » Et de conclure : “La fonction meurtrière de l’Etat ne peut être assurée, dès lors que l’Etat fonctionne sur le mode du biopouvoir [2], que par le racisme.” (p 58) D’où l’idée plutôt hypocrite d’une « guerre zéro mort » prônée par des sociétés condamnant le racisme, voulant se débarrasser d’ennemis et n’assumant plus le fait de donner la mort.
3) Pour en finir avec le racisme
Si le capitalisme première et seconde période (le capitalisme marchand qu’on fait généralement débuter au XVIè siècle et le capitalisme industriel contemporain de la colonisation qui démarre grosso modo en 1850) s’appuie sur une conception du racisme qui amène Mbembe à dire que l’avènement de la modernité coïncide avec l’apparition du « principe de race », il n’en reste pas moins vrai que le racisme exista avant la traite atlantique et qu’un usage fallacieux de l’épisode biblique où Noé condamne à la servilité les descendants de Canaan résidant à l’ouest du croissant fertile (Phénicie et Palestine) eut lieu à partir du VIIè siècle dans le contexte des traites orientales pour justifier de l’esclavages des Noirs [3]. La nouveauté, si l’on peut dire, c’est qu’à l’âge moderne la notion de race devient synonyme de corps politique et substitut de la nation. C’est ce qui amène Mbembe à parler de « la lente transformation de ce principe en matrice privilégiée des techniques de domination, hier comme aujourd’hui ». Et ce n’est pas, aujourd’hui même, la remise en cause du droit du sol par certaines voix politiques qui nous fera penser autrement. Et Mbembe de poursuivre : « Par principe de race, il faut par ailleurs entendre une forme spectrale de la division et de la différence humaine susceptible d’être mobilisée aux fins de stigmatisation et d’exclusion, de ségrégation par lesquelles on cherche à isoler, à éliminer, voire à détruire physiquement un groupe humain. » (p 88) Aussi, si le racisme ou le racialisme ont servi à partager le monde, à le diviser et à opposer ses parties (il continue de le faire pour certains), il sert également à diviser une société intérieurement, en créant de faux clivages. L’héritage postcolonial est visible dans la partition du monde et de la société que beaucoup projettent sur le présent, héritage qui consiste à penser en termes de race en dépit du travail des anthropologues qui ont ruiné le sens de cette catégorie, comme si c’était par l’identification de sa couleur qu’on pouvait connaître quelqu’un ou un peuple ! Une telle vision des choses présuppose une véritable batterie d’a priori attribuant à tel ou tel peuple telle ou telle caractéristique, généralement négative, une telle conception n’ayant pas d’autre fonction que de dévaloriser les autres au profit d’une soi-disant appartenance qu’elle soit nationale ou raciale, toujours glorifiée. Ce n’est pas seulement le Noir et le Blanc qui sont des fictions, mais toute identification nationale. Fiction meurtrière, pour soi (guerre civile ou apartheid) comme pour les autres (colonisation ou destruction).
A une approche historique des composantes du racisme, Mbembe mêle un éclairage psychanalytique. Il se réfère notamment à Fanon qui fut psychiatre dans un hôpital en Algérie pendant la guerre, avant de démissionner. Il ne suffit pas de se dire qu’on imagine très bien quels ont pu être les dégâts causés par le colonialisme sur l’esprit et le corps des colonisés. Il faut lire ceux qui ont vu ou subi cette forme spécifique d’oppression pour s’en faire une idée. Et la lecture de Fanon est à cet égard une des plus saisissantes.
Pour Mbembe, ce rapport à la psychanalyse ou à la psychologie est une manière de connecter l’histoire à l’imaginaire, de montrer à quel point les représentations imaginaires sont constitutives des situations vécues. C’est là où d’un point de vue stylistique l’écriture de Mbembe touche au littéraire. Certains chapitres - citons Requiem pour l’esclave à titre d’exemple - ne saurait être lu avec la même paire de lunettes que d’autres, plus objectifs. Dans ce Requiem, c’est la littérature qui sert de levier à l’auteur pour libérer une vision traumatique du corps, laquelle atteste des séquelles laissées par l’histoire coloniale dans l’imaginaire africain. Il ne s’agit plus de démontrer mais de faire entendre, même si le « commentaire » de l’historien tend à donner aux extraits de romans convoqués un statut de généralité quelque peu problématique. (Les expériences qui visent à brouiller les frontières existant entre le genre fictionnel et le genre critique ou théorique ne manquent jamais d’intérêt. Elles risquent cependant de gommer la singularité de la fiction ainsi que la portée démonstrative de la réflexion.) Ce brouillage joue aussi au niveau du temps historique, comme si ce qui était pouvait être à nouveau, comme si le passé s’actualisait, à la fois pour rappeler le traumatisme ou pour désigner les formes nouvelles qu’il peut prendre. Une des ambiguïtés de l’auteur consiste à relancer l’appellation « Nègre » pour en faire une figure de l’humanité subalterne, tout en sachant que son emploi est infamant et n’a plus cours. C’est ainsi que Mbembe peut écrire qu’ « il fut de ce nom comme de la mort » tout en disant qu’il « relève » (usage du présent) de l’insulte comme de l’habitude. Présent et passé, histoire et fantasme : de nombreuses pages de cet ouvrage se déploient autour de cette ligne de partage ambigüe. Je crois comprendre l’intention de l’auteur qui est de nous confronter à un imaginaire colonial et raciste dont les effets dévastateurs persistent ; pour autant gardons-nous de confondre le mode — inséparable du contexte — sur lequel il fonctionnait hier avec le mode sur lequel il fonctionne aujourd’hui (postcolonialisme).
Au-delà de l’usage d’un terme pour le moins polémique, on soulignera la volonté de l’auteur de déterritorialiser la figure de l’opprimé pour en faire une catégorie générique qui puisse servir à dénoncer des traitements inhumains, quel que soit l’endroit du globe que l’on considère. Un Nègre universel en quelque sorte, ou, pour le dire autrement, une figure qui dénonce la violence propre à l’Universel démocratique (Cet autre que l’on veut assujettir et priver de droit, au nom même d’un principe plus haut — la démocratie. N’est-ce pas en son nom qu’on rejette le migrant clandestin parce qu’il menacerait l’harmonie sociale des sociétés égalitaires ?). Usage polémique donc, dont l’horizon reste bien l’avènement d’une société sans races, ainsi que pouvait le souhaiter Césaire et bien d’autres avec lui.
Nul doute que le travail d’Achille Mbembe s’inscrit dans le sillage d’un retour du refoulé colonial qui ne concerne pas que la France, même si cette dernière trahit de fortes résistances à l’idée d’écrire certaines pages de son histoire (certaines « sorties » récentes de nos hommes politiques relatives à la non-histoire de l’Afrique ou aux bienfaits du colonialisme sont proprement effarantes et témoignent du degré d’inculture, d’ignorance, et sans doute d’occultation, de certains membres de l’élite dirigeante, pour ne parler que d’eux). Si l’on est d’accord avec l’idée que rabaisser autrui au niveau d’une « bête » c’est s’avilir, il ne faut pas seulement dire avec Mbembe que « la reconstruction de soi au sortir de la servitude implique un énorme travail sur soi », mais qu’il incombe aussi aux anciens et aux nouveaux maîtres d’inventer de nouvelles figures du vivre ensemble, d’autres modalités du conflit, comme le dialogue par exemple, ou la traduction, à entendre dans un sens étroit comme élargi. Mbembe parle de « montée collective en humanité », une belle formule.
Un certain lyrisme affecte la fin du livre, où l’on trouve un éloge de Fanon, de Mandela et d’un certain usage du christianisme. Un flou « transhistorique » me semble alors parasiter la lecture, où se mêlent sacrifice, renaissance et violence instauratrice. Contrebalancé par ces lignes : « Ceci dit, pour quels droits les Nègres doivent-ils continuer de lutter ? Tout dépend du lieu où ils se trouvent, du contexte historique dans lequel ils vivent, ainsi que des conditions objectives qui leur sont faites. » Effectivement. En dépit d’intentions claires, un trouble peut naître à la lecture de certaines pages de ce livre, en raison notamment du fait qu’il semble s’adresser aussi bien aux colonisés et colons d’hier et d’aujourd’hui, alors qu’il me semble qu’on ne saurait avoir le même rapport au « signifiant Nègre » relativement à l’époque et à la classe sociale auxquelles on appartient. A moins de ne plus se référer à la « race » et de considérer qu’on est sorti de ce mauvais rêve qui hante notre histoire commune — ce que le livre ne dit pas, et ce que la réalité dément, dans son délire même (racisme).
Il y a une voie pour rejoindre le Nègre, même quand on est Blanc. C’est celle que j’ai indiquée en exergue de ce texte, la voie imaginaire, celle qu’a choisi Rimbaud dans sa Saison en enfer. Elle est insuffisante. On dit à juste titre que c’est par l’imagination qu’on renouvelle le présent, qu’on revivifie le réel. Certes. Mais entre le « tout victimaire » et le « on est tous frères », il semble qu’il faille inventer quelque chose. Mbembe cite Edouard Glissant, le poète du Tout-Monde. Que disait-il entre autres choses ? Que la vie est un risque qu’il faut courir, que l’homme est un migrant et que les murs qui menacent l’homme aujourd’hui sont d’abord ceux qui sont dressés pour séparer les riches des pauvres. Le moment des solutions politiques venu, il semble que le langage écrit doive s’effacer pour laisser la place à autre chose. Je repense à un proverbe romani qui me semble être davantage en phase avec notre époque que l’idée de se faire une place au soleil. Il dit ceci, qui indique comme un seuil minimal d’humanité au niveau duquel se maintenir, avec un sens certain de la poésie et peut-être une pointe d’humour : « Chacun a droit à sa place dans l’ombre. » Ce qui reste encore à traduire au niveau des faits.
[1] On pourrait presque soutenir la même chose à propos de l’Afrique, tellement ce continent a fait l’objet de projections imaginaires, essentiellement européennes, gommant sa diversité pour en faire un tout isolé, presque une île. C’est à partir du XVIè siècle que l’Europe, notion qui supplante celle de Chrétienté, commence à redessiner le monde, mais ce n’est qu’au XIX° qu’elle parvient à imposer vraiment ses vues (eurocentrisme). Dans L’invention des continents , Christian Grataloup écrit : « Au même titre que celle d’Asie, la notion d’Afrique est une catégorie spatiale construite par l’Europe. (...) La limite entre ces deux « non-Europe » a d’ailleurs été fluctuante : ce fut longtemps le Nil, avant que la Mer rouge ne soit définitivement adoptée comme frontière avec l’ Encyclopédie . (...) Mais, si cette Afrique éternelle est un mythe rétrospectif, il n’en reste évidemment pas moins qu’être africain est aujourd’hui un vécu puissant, dans le cadre de relations avec l’Occident. La forme même, représentée comme une île sans contact, est devenue un marqueur identitaire. » (Larousse, 2009, p 185-187)
[2] Pour donner une définition plus que sommaire du biopouvoir, disons qu’il s’oppose à la souveraineté absolue qui permettait au souverain de disposer de la vie et de la mort de ses sujets pour se confondre avec une manière de gérer la vie. Comme dit Foucault, « les massacres [mêmes] sont devenus vitaux ». (voir Histoire de la sexualité I , chapitre V)
[3] Voir Olivier Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières , folio, 2011. Pour cet auteur, ce n’est pas le principe du racisme qui est à la source des pratiques mais l’inverse : « Même si l’on pense que le « virus » du racisme préexiste (il est, selon certains, tapi dans toutes les sociétés, en tout temps), il a besoin de conditions favorables pour prendre véritablement forme et se développer. L’essor des traites orientales, puis celui des traites par l’Atlantique, créa ses conditions. Le racisme à l’encontre des Noirs fut ainsi une des conséquences de la traite, non l’un de ses motifs. » (p 38) Mbembe n’ignore évidemment pas cette réalité de l’esclavage, seulement il entend par « principe de race » la conjonction d’un discours biologique et d’un discours d’assujettissement qui serait propre à l’âge moderne (scientisme).