Des circonstances d’un amour en milieu hostile

Double suicide manqué aux 48 cascades d’Akamé, roman de Kurumatani Chōkitsu (1945-2015), traduit du japonais par Véronique Perrin, vient de paraître aux éditions vagabonde.


 

La montagne recouverte d’un épais feuillage d’été oscillait dans le vent. Le sentier était mouillé. Un sentier presque obscur, sous la végétation ombreuse et touffue des cyprès, hêtres, sycomores, érables, ormes et autres sapins. L’air était frais, un peu froid même, quand on sortait de la chaleur torride des rues d’Osaka. Les cigales craquetaient.
À mesure que nous avancions, une petite cascade est apparue sur notre droite. On l’appelle la Cascade de l’Ermite. Puis nous avons vu sur notre gauche la Cascade de la Vouivre. D’après le nom, ça devait être encore une légende de princesse changée en serpent blanc. Ensuite, en passant sur un pont, on trouvait à droite la Cascade de l’Immuable. Celle-là était énorme. Derrière, les rochers s’élevaient à pic.

C’est en se jetant d’une des 48 cascades d’Akamé, une à une décrites et déclinées selon leur joli nom imagé, que les amants ont choisi de se suicider. Non dans un romantique élan de fusion amoureuse jusque dans la mort. Pour deux raisons différentes, ce pourquoi l’un puis l’autre y renoncera. Elle, la jeune et belle Ayachan au corps tatoué, parce qu’elle ne veut pas l’entraîner lui, Ikushima, dans un acte dont la raison ne le concerne en rien : échapper aux traîne-savates, à la pègre à qui son frère Sanada l’a vendue afin de rembourser l’argent qu’il a volé dans les caisses du syndicat. Soit. Elle se rendra d’elle-même à Hakata où l’attend une vie de prostitution, de toute façon son frère est un bon à rien, il finira mal quoi qu’elle fasse.
Et lui, Ikushima, projetait-il de se suicider avant de rencontrer Ayachan ?

Depuis une dizaine d’années il erre ici et là au gré des rencontres, des amis qui l’hébergent, des emplois qu’il trouve — une existence d’incertitude. Dernièrement il découpait du matin au soir des abats de poulet, des tripes de bœuf et de porc destinés aux brochettes que sa patronne vendait dans une gargote. Cela dans une chambre sordide lui servant d’atelier de travail aussi bien que de logement, œuvrant dans les miasmes et les odeurs écœurantes de la décomposition animale et la proximité d’un milieu social qui n’est pas le sien : tatoueur, prostituées, malfrats à la petite semaine, vieux qui font les poubelles pour se nourrir, jeune enfant livré à lui-même. Et comme sa patronne s’étonnait qu’il accepte de vivre dans ces conditions, lui qui a étudié à l’université et travaillé dans la publicité, il a répondu que précisément, après avoir connu les apparats et les ressorts de la société moderne japonaise, après en avoir éprouvé la vanité et la vacuité, cette situation lui convenait.
Rencontrer Ayachan a été pour lui une double chance : être à nouveau amoureux d’une femme d’abord ; mourir avec elle ensuite, premier dessein qui se présentait clairement à lui depuis longtemps.

Une promenade solitaire sur les berges de la rivière Yodogawa en direction de l’estuaire a précédé la première et magnifique nuit d’amour qu’il va connaître avec Ayachan, à l’initiative de celle-ci :

La femme, pieds nus, ne bougeait pas et m’observait en silence. Et j’étais moi aussi, bien que la regardant de côté, assis les jambes croisées, un genou relevé au-dessus des tatamis, incapable de faire un mouvement. Subitement, Ayachan a porté les deux mains vers le bas de sa robe blanche. Le vêtement s’est retroussé comme en cascade, et sans crier gare elle a fait glisser sa culotte sur ses hanches. Sans cesser de me regarder. La culotte restait accrochée à ses jambes. Elle a levé le pied droit pour le dégager, a dégagé ensuite le pied gauche, a saisi entre les doigts de la main droite ce bout de lingerie blanche, l’a jeté en avant tout en me regardant. Il a atterri sur mon journal. Je l’ai regardé, j’ai regardé Ayachan, qui se tenait les bras ballants et me dévisageait en se mordillant le dedans des lèvres. Enfin les deux mains se sont croisées dans son dos, dégrafant la robe sur le haut des épaules, puis d’un seul coup la main gauche a tiré la fermeture éclair jusqu’aux hanches. Pourtant elle ne me quittait pas des yeux. Cette fois, j’avais le souffle coupé. Aussitôt la main d’Ayachan s’est tendue vers l’abat-jour ; la chambre a plongé dans le noir, la robe blanche est tombée à ses pieds. Un peu de lumière entrait par l’entrebâillement de la porte. Les yeux d’Ayachan me regardaient.
— Debout !
J’ai obéi à sa voix.

Et Ayachan, elle qui n’a pas marché le long de la rivière, qui n’a pas vu les pêcheurs à la ligne près de l’usine sidérurgique, qui n’a pas admiré les œnothères à fleurs jaunes, le paysage écrasé de lumière, le fleuve qui brasille dans le couchant, elle qui n’a pas entendu le chant des sauterelles, pourquoi est-elle entrée dans la chambre d’Ikushima ?
Elle a compris qu’il était amoureux d’elle dès qu’elle a croisé son regard. Il la suit dans la rue. Il ne la quitte pas des yeux quand elle passe dans le couloir de l’immeuble délabré. Il envie sa liberté de ton et de conduite. De son côté, elle voit en lui un gentil rêveur qui ne comprend pas grand-chose à la façon dont on survit dans les marges de la société, qui ne sait pas se battre, qui ignore la violence et la traîtrise, et cette innocence teintée d’indifférence l’attire. Elle l’aime comme on aime dans le milieu où elle vit, à la fois généreuse et intéressée, franche et rouée, elle veut le protéger si ce n’est le sauver. Lui, à l’opposé, est un amoureux transi, intimidé, muet, n’osant pas — ou ne sachant pas, ou ne souhaitant pas — exprimer ses sentiments. Deux êtres unis et désaccordés au point que chacun tour à tour, au seuil de leur fuite commune, a été tenté de ne pas rejoindre l’autre.

Une fois manqué leur double suicide, chacun retourne vers le quotidien auquel il avait voulu se soustraire. Elle dans le carcan de la prostitution, lui dans la servitude des emplois de bureau. Et quand six ans plus tard Ikushima revient sur ses pas, il ne retrouve rien : la gargote de brochettes pour laquelle il travaillait a été rasée et remplacée par un parking, l’immeuble où il a vécu et rencontré Ayachan est plongé dans l’obscurité, les portes sont closes.
Mais de quelle nature sont les regrets que ces lieux et cette période de sa vie lui inspirent ? Comment un milieu aussi brutal peut-il inspirer tant de nostalgie ? La belle figure d’Ayachan ne suffit pas à l’expliquer. Une question non formulée hante le roman depuis le début : y a-t-il encore, quelque part, une place pour les individus qui, tel Ikushima, refusent le système social, économique et politique, pour les exclus qui, telle Ayachan, survivent dans les marges de la société ? Double suicide manqué aux 48 cascades d’Akamé est le premier roman traduit en français de Kurumatani Chōkitsu, nous ignorons encore s’il a donné, ailleurs, quelque réponse.

20 avril 2016
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