Édith Msika | Introduction au sommeil de Beckett

Qu’est-ce que je vous sers ? dit le garçon.
Quand on aura besoin de vous on vous appellera, dit Camier.
Qu’est-ce que je vous sers ? dit le garçon.
La même chose, dit Mercier.
Vous n’avez encore rien consommé, dit le garçon.
La même chose que monsieur, dit Mercier.
Le garçon regarda le verre de Camier.
Il était vide.
Je ne me rappelle plus ce que je vous ai servi, dit-il.
Moi non plus, dit Camier.
Quant à moi, dit Mercier, je ne l’ai jamais su.
Faites un effort, dit Camier.
Vous nous intimidez, dit Mercier. Bravo.
Nous crânons, dit Camier, tout en faisant sous nous.
Allez vite chercher de la sciure, mon ami.


Samuel Beckett


 

One


 

Le paysage est abstrait le plus souvent, constitué de plaques claires. Les couloirs ne se finissent pas, des portes ouvrent sur d’autres portes. Des portes qui devaient rester fermées sont ouvertes, à mon toujours grand étonnement. Des portes qui ne devaient pas se situer là se rajoutent. Des gens vont et viennent.
Des gens apparaissent, au comble de l’intrusion. Ils entrent et font comme si je n’étais pas là. Je ne peux rien y faire. Parfois ils font un tour et s’en vont, comme dans une expo d’art moderne quand on n’aime pas les œuvres : on fait un peu semblant de s’intéresser puis on tourne les talons en prenant un air dégagé.
Des mots surgissent : l’autre nom de Brno par exemple. On se met à savoir des choses qu’on ne savait pas. Pas de transitions, seulement des juxtapositions, des positions qui se jouxtent et se transforment.
L’écroulement de mon corps est fréquent. Il nécessite une grande surface porteuse, avec prédilection pour la diagonale de grande amplitude, membres épars comme l’homme de Léonard mais à l’horizontale.
Le sommeil est instantané. Tout autre geste devient superflu. L’enfoncement est réussi.
Il arrive parfois que les seins soient mal placés, c’est vrai, il est possible qu’ils soient coincés, un peu écrasés. Je n’aime pas ces gênes par principe, je tâche de les ranger comme il faut. Mais le sommeil n’attend pas, il me veut, il n’aime pas les gênes.
Le répondeur ne stipule jamais que je dors ; je sais que je ne dois pas provoquer ceux qui circulent dans la sphère.
Je dors sans partage. Je dors avec volupté, malgré l’impératif qui préside à l’allongement de mon corps auparavant en train de faire quelque chose.
Je dors. Je ne vois pas ce que je peux faire de moins. Ou de plus. Dormir. Il faudrait que je parle à quelqu’un. A Beckett. A quelqu’un qui a connu Beckett. A quelqu’un qui apprécie Beckett. Comment faire ? Comment faire autrement ? Comment faire semblable même ?
Je me parle dans ma tête. C’est de plus en plus fréquent. Puis je me rendors.
J’ignore où est le début de tout ça, ça m’est tombé dessus d’un seul coup. Ce sommeil permanent, cette sombrade dans le black. C’est un continuum d’absences.
Le dormir me tombe dessus, très brutalement, m’attaque, je dors. Il en faudrait beaucoup pour me réveiller, beaucoup plus que ces coups de marteaux dans le lointain-proche, que j’entends et qui bercent le silence de leur inégale intensité.
J’ai laissé la radio là-bas tourner toute seule, parler peu, enchaîner des musiques agréables. La radio fait ce bruit de fond qui me permet de savoir que je suis reliée au monde. Avec la radio je plonge ; avec la radio je réémerge plus loin dans le temps. Lorsque je reviens, les notes d’abord isolées et peu fortes, finissent par reconstituer un morceau identifiable.
A la fin je me réveille, je m’en fiche du morceau, j’entends la musique et je réexiste.
La douceur du sommeil n’a d’égale que sa brutalité initiale : l’attaque est imminente, la sombrade instantanée.
Lorsque je dors je ne sais plus ce que je suis, aussi bien une autruche qu’un lycaon. C’est l’hiver qui revient chaque hiver.
Quand je dors, il m’arrive de présenter des notes, des revendications, des doléances énervées, des ratures, des essais, des bouts. A ceux qui n’ont aucun visage, aucun corps, aucune épaisseur, aucun lieu. A ceux qui se baladent dans la sphère. Quand je dors, je suis au spectacle. Je ne dors cependant pas pour être au spectacle, ce n’est pas garanti.
Il n’y a pas de jubilation particulière à dormir : l’oubli balaie l’envie, elle-même balayée par le besoin. Tout se précipite dans des départs plats.
C’est puissant le sommeil, la puissance de la force qui ne recule pas et me ploie. Pas d’échappatoire. Ensuite : félicité inouïe - ou pas.
Je ne donne pas de consigne, je n’ai pas le temps. Avant-même de pouvoir prendre une quelconque décision, toutes affaires cessantes, le sommeil m’abat comme un vulgaire porte-partition balayé par la main d’un pianiste énervé. Schlak.


Autour, de hauts murs de béton brut. Je dors au centre d’une pièce immense, sur un canapé de velours rouge. C’est un lieu où je suis venue pour regarder. Un lieu qui me ressemble, un lieu qui favorise ma chute dans le sommeil. Et j’y dors. C’est ainsi.
Je m’asseois dans le canapé avec la ferme intention de regarder, puis je m’endors. Je sens mon corps s’allonger malgré moi. Expériences répétées au Palais. J’aurais pourtant de nombreuses raisons de ne pas y dormir.
Une chinoise en béret mange une mini-banane, puis se déplace. Elle migre d’un banc à un autre. Avant de repartir vers le fond. Je me demande ce qu’elle a fait de la peau de la banane.
J’aime les bavardages lorsque je dors. Je préfère les grands ensembles modernes, les flux continus, la Télévision par exemple, ou la Radio. Les canaux qui diffusent m’infusent un sommeil nourricier de langue.
Pour que cet endroit devienne le mien, j’ai couché comme un chien dans ma bibliothèque, dit un écrivain parlant de lui à la télévision. Comme le chien pisse pour délimiter son territoire, ajoute-t-il, des fois qu’on n’aurait pas compris. Puis il parle des langues qu’il parle, de ses nourrices. C’est la même chose. Je me laisse vaquer dans mon imagination, l’écrivain, le chien, pisser, le territoire, tous ces livres jusqu’au plafond sur lesquels il doit pisser avant de dormir dedans. Je n’arrive plus à retrouver pourquoi il doit se coucher comme un chien ni pourquoi le chien dort ni pourquoi le chien ni l’écrivain.
Tout s’embrouille, je dois reprendre au début.


[...]

 


Cet extrait est tiré d’un texte inédit d’Édith Msika que nous avons déjà eu la chance d’accueillir sur remue.net. Le texte intégral est disponible sur publie.net.

25 février 2013
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