Elfriede Jelinek | En avant pour l’image, la jolie, l’innocente image
Les conservateurs autrichiens croient pouvoir s’arranger avec l’extrême droite dans les limites de l’acceptable, mais ce ne sont pas eux qui fixeront les limites. En s’acoquinant avec les aventuriers politiques du FPÖ ils s’imaginent réaliser un coup de force, mais c’est un vœu pieux, l’extrême droite ne se laisse pas maîtriser. Alors qu’ils croient contrôler, maîtriser, ils sont déjà à la merci de leur nouveau partenaire. Et les voici qui entament déjà des négociations sur les aides sociales, comme s’ils suivaient depuis longtemps des voies parallèles, en bonne intelligence. Ils ne tarderont pas à se taper dessus, à essayer de se coincer, et la droite, avec sa nature de loup, l’emportera, car elle s’est entraînée à ce jeu et ne se sent liée à aucune morale, elle se moque des « moralistes » et de ceux qu’elle appelle les « terroristes de la vertu ». Que nous dit aujourd’hui le FPÖ ? Retenons-le bien, car il dira et promettra demain tout autre chose qu’il ne tiendra pas davantage. Il offre 5700 schillings par mois [environ 2850 FF] pour le premier enfant, uniquement bien sûr pour les autochtones, et la moitié seulement pour le second. Après des négociations avec les sociaux-démocrates, l’ÖVP avait pour sa part proposé 6250 schillings. Ils ne s’arrêteront pas là et vont encore rivaliser de pragmatisme, gentillesse, compassion pour les faibles, dont en réalité ils se moquent comme d’une guigne. L’essentiel étant de casser enfin « ce système politique figé », de faire sauter la vieille couche social-démocrate - telle une couche de glace/givre - des vitres ternies du pouvoir, de faire éclater au marteau-piqueur le système éprouvé du partenariat social, ce mur impénétrable. On a l’impression qu’au cours de ces trente dernières années l’Autriche s’est contentée de végéter, telle un chantier pharaonique, avec nous comme esclaves rivés aux machines, animés d’un seul souci : bétonner à mort ce pays aux fameuses « structures pétrifiées », étouffer toute vie. C’est bien ce que veut nous faire comprendre la nouvelle alliance des droites, mais en réalité elle nous le donne à entendre depuis longtemps. Car il apparaît aujourd’hui que les pourparlers visant à enterrer la coalition centre-demi gauche ont commencé depuis longtemps. Les autres pays ne jugent pas l’histoire de notre pays à l’aune des personnalités célèbres (Mozart ! Schubert ! Trakl !) qu’il a produites et qui sont censées lui faire oublier qu’aujourd’hui nombre de ses enfants célèbres ne font que le « salir », à l’étranger comme dans le pays même (cf. les artistes Nitsch et Kolig). L’histoire autrichienne est toujours une parenthèse vide qui a semé à profusion guerres, cadavres et ruines, et n’a jamais vraiment payé ses dettes. Mais aujourd’hui tout est pardonné, oublié, jamais plus nous n’irions faire la guerre, ou alors à des minorités, des criminels (sur la « réforme » du pénal, ainsi qu’ils nomment l’aggravation des peines, ils sont vite tombés d’accord ; dans sa dernière déclaration sur la Stock-am-Eisen-Platz, hier, Haider a été jusqu’à traiter Klima de « protecteur des violeurs d’enfants »), ou encore aux étrangers, à l’exception des touristes, oui, vous, venez donc chez nous et vous paierez le prix fort dans les célèbres communes touristiques de Kitzbuhl ou au bord du Woerthersee qui ont encore plus qu’ailleurs voté pour Haider. Peut-être y ferez-vous sensation en tant qu’étranger, parce qu’à part vous, il n’y en aura pas d’autres. Et les richissimes hôteliers en seront réduits à faire eux-mêmes la vaisselle
Et nous les artistes qui « salissons notre propre nid », depuis des décennies nous avons tout cela en mémoire, sous forme d’éléments interchangeables, inertes. Nous les mettons bout à bout, nous expliquons sans relâche que l’extrême droite ne doit plus jamais exercer le pouvoir dans ce pays, nous le disons, nous l’écrivons, nous l’exposons - enfin nous ne sommes pas tous d’accord sur ce point. Moi, en tout cas, je n’ai jamais cessé de le dire : l’histoire bouge, elle avance à son rythme, mais elle ne s’en va pas, elle revient sans cesse : et juste au moment où nous la congédions, soulagés de la voir enfin passée, la voici qui resurgit par l’escalier de service. Que dis-je, en Autriche on lui ouvre grand les portes, on déroule le tapis rouge, tout est déjà arrangé depuis longtemps, c’est sûr Bientôt ils seront partenaires, les chrétiens avec leurs valeurs, la droite avec ses droits qui appartiennent aux forts qui sinon s’en emparent. Comment fonctionne-t-elle, l’histoire de la culpabilité et de la faute de l’Autriche qu’après la présidence néfaste de l’amnésique Kurt Waldheim le chancelier Vranitzky reconnut lors d’un voyage en Israël - bien tardivement, si tardivement qu’il aurait pu s’en dispenser. Car vu l’énormité de cette faute, attendre cinquante ans pour la reconnaître, c’est presque insultant ! Comment fonctionne-t-elle, traverse-t-elle le processus de formation de notre conscience nationale pour parvenir à la bonne conclusion : plus jamais ça ?
De la connaissance d’une chose peut-on déduire ce qui est juste ? Il semble bien aujourd’hui que la réponse soit non, on se fiche de tout, la kitzbouhélisation du pays va se poursuivre, les visages brunis et sains de ces gens laborieux, zélés, défileront sur le petit écran, il faut bien qu’ils se reposent de toutes leurs activités éprouvantes à un moment donné : en hiver sur des skis, en été en maillots de bain dernier cri ou en dirndl rustique et culottes de peau. Ceux qui sont à l’ombre, on ne les verra plus, peut-être les renverra-t-on chez eux où ils pourront à loisir s’exposer aux rayons de leur propre soleil, le soleil, voilà bien tout ce qu’ils auront jamais ! À qui la faute ! La question des étrangers a, dit-on, décidé des élections, ouvrant des brèches profondes dans le bastion des sociaux-démocrates, mais un des leurs, le ministre de l’Intérieur Schloegel, chantre de la veste tyrolienne (la veste, c’est Jörg qui la lui a posée sur les épaules, exprès pour la photo !), a infligé à son propre parti de graves blessures, symbolisées par un bout de sparadrap. Ce vaillant socialiste n’a pas jugé utile de démissionner pour un simple expulsé, bâillonné et mort par étouffement, lui, personnellement, n’est-ce pas, n’était au courant de rien.
Je crois que bientôt l’Autriche tout entière se figera en une image, ou plutôt non : elle s’est toujours voulu image : image même de l’innocence que sa beauté met à l’abri de tout soupçon de culpabilité, elle a toujours su toucher les coeurs du monde entier à travers la chanson, que voulez-vous qui change maintenant ? Ce qui fut - le passé - ces élégants gagnants qui veulent nous gouverner l’ont écarté depuis longtemps, ils tiennent leurs opinions pour seules vraies, et ils monopolisent ainsi la vérité, s’en réclamant à tout instant, la créant même à l’occasion : en effet, la liberté de mentir, ils l’ont, un jour ils disent ceci, un autre cela, peu importe. De toute façon, la vérité, nul ne la surmontera, on n’arrivera même pas jusqu’à elle, surtout pas par la pensée, ces chics types, ces « libéraux », leur élan les emporte sur la piste des gagnants, sur les pistes de ski et sur les remonte-pentes, sur les hauteurs des monts et jusqu’au fond des lacs alpestres, ça y est, nous avons enfin atteint ce Réel que nous incarnons depuis longtemps et sommes à présent devenus : des vainqueurs, des gagnants. Pourquoi ne pas devenir premier, moi aussi, demande Jörg Haider, après avoir fait entrer comme député au parlement une ancienne star des pistes, Patrick Ortlieb. Et nous, nous les artistes, ces fantoches, à quoi servons-nous donc ici ? À quoi bon avoir mis en garde contre le côté inéluctable de ce mouvement ? Qu’avons-nous atteint, puisque même et surtout à l’étranger on prétend que nous sommes restés inactifs ?
Voici qu’on nous reproche à nous autres artistes et intellectuels d’être en partie responsables de la montée catastrophique de l’extrême droite en Autriche, car nous n’aurions « plus rien » dit contre Haider depuis des années. Or, malgré mon absence de participation à la vie politique - mais ne devrais-je pas plutôt parler de distanciation ? (Robert Walser aurait parlé de non-participation), je n’ai cessé de mettre en garde dans mes écrits, d’autres aussi l’on fait, d’autres encore ont complètement modifié leur palette littéraire, se sont reconvertis dans le noircissement de Haider, c’est pratique, nous n’avons plus besoin des autres couleurs, nous les laissons à la télévision !
À présent, les attaquer n’a plus de sens, et de toute évidence notre combat par le passé fut inutile. Et je crois que l’inutilité présente et passée tient à ce que nous qui parlons, précisément parce que nous sommes gens « de parole », nous ne sommes rien aux yeux de ces jeunes et fringants héros alpins. (Certes les autres parlent aussi, ils n’arrêtent pas, que raconte par exemple le candidat Prinzhorn, le baron du papier, qui a redressé son entreprise aux frais de l’État et se pose à présent en défenseur des « petites gens » - sans doute pour les rembourser un peu - quel discours tient-il donc dans les chroniques mondaines afin qu’on l’applaudisse : il parle du bois si dur lorsqu’on le fend !) Que représentons-nous en effet à côté de la poudreuse, des boîtes de nuit, des grandes illuminations des slaloms nocturnes ? Tout est inondé de lumière et tous s’amusent, ils forment une communauté d’âmes soeurs qui n’est plus un parti mais n’en pas moins partiale et à laquelle n’appartiennent que les autochtones. Cette communauté de gens respectables (presque aussi respectables que les Waffen-SS, encore un petit effort, Autrichiens, et nous serons aussi efficaces qu’ils le furent dans le temps), qui a toujours eu la cote auprès des électeurs, l’a aujourd’hui plus que jamais : elle a gagné le coeur de presqu’un tiers des électeurs ; en effet, qui ne voudrait être comme eux : jeune, élégant, sportif ? Le monde est ouvert à tous et celui qui se taille la part du lion en profite davantage. Logique, non ?
C’est presque partout la même chose, les gens veulent s’amuser, mais pourquoi chez nous plus qu’ailleurs ? Pourquoi voulons-nous chez nous toujours exclure tous les autres du jeu ? Pourquoi chez nous ce qui est réalisé n’a jamais l’air d’avoir été fait par des hommes ? Pourquoi cette impression que les choses ont toujours été là, et nécessairement sous cette forme, pourquoi cette fichue histoire fait-elle aussi partie de ces choses que personne n’a faites ? Serait-ce parce que cette histoire fut telle que nul ne veut en endosser la responsabilité ? Cette longue négation des crimes passés (combien de fois les hommes de bonne volonté se sont-ils entendu dire de tous côtés que c’était une vieille histoire, que l’Autriche était un pays archi-normal, que leurs discours pathétiques étaient ennuyeux et superflus), est-elle à l’origine de l’absence de réalisations actuelles, afin que les méfaits ne soient plus perceptibles dans ce qui se fait actuellement ? Ne sommes-nous donc qu’un prospectus touristique ?
Cette victoire électorale de l’extrême droite - et c’est une victoire - marque non seulement la fin du partenariat social de la deuxième république, elle marque peut-être aussi la fin du politique tout court. Oui, de toute évidence, nous voulons en finir le plus vite possible avec le politique qui, avant tout scrutin, implique une communication entre les hommes : écoute, propositions, discussions. Ce principe du débat contradictoire d’où naissent l’inscription de la vérité dans le réel, la construction de quelque chose à quoi la plupart d’entre nous participons, devons participer - à part les étrangers, eux naturellement ne font rien, sauf se bourrer de nos bonnes hormones de fertilité et empoisonner notre jeunesse avec de la drogue - l’ouverture d’esprit, la possibilité de peser le pour et le contre, de rejeter ou d’accepter, c’est fini !
En avant pour l’image, la jolie, l’innocente image ! Exit la culture et la civilisation. Et cela signifie d’abord la fin du consensus qui a régné pendant des décennies après la grande césure nazie pour dire « plus jamais Ça » - ni en actes ni même en pensées - et surtout pas en Allemagne et en Autriche, mais voyons, cette fin du consensus, Martin Walser l’a déjà évoquée, et plus élégamment, lors de son discours à Francfort, dans la Paulskirche, oui, vous ne vous trompez pas, c’est bien lui, l’heureux homme qui a su éviter de s’enferrer dans le débat autour du fascisme, comme je me réjouis pour lui qu’il puisse aujourd’hui boire en paix son quart de blanc à l’Auberge de la Vigne ou ailleurs, au-dessus de la mêlée, car il ne veut plus être mêlé à Ça. Après tout, c’est une personne privée dont la mémoire et la conscience, rangées en lieu sûr avec de l’antimite chacune dans son casier, n’appartiennent qu’à lui seul. Mais cela signifie aussi, et c’est nouveau, que chez nous en Autriche il n’y avait pas de consensus à dénoncer, vu que ledit consensus n’avait jamais eu la moindre valeur. On nous le disait, et maintenant on nous le montre.
La vérité sortirait-elle d’une controverse entre ce qu’on a voulu nous faire comprendre clairement et ce que nous avons à cacher ? Mais il n’y a rien que nous ayons à cacher ! Quoi ? Je vous le demande ! Il y a eu quelque chose ? Nous pouvons nous montrer ouvertement à la télévision, sur fond de neige, où nous décrochons des médailles. Nos skis sont porteurs, alors que nous, nous n’avons plus aucun poids à porter. Enfin ! Les hommes politiques veulent toujours nous expliquer ce qui nous reste comme fardeau à porter, mais c’est pour mieux nous accabler de nouvelles charges. Nous nous sommes sentis accablés et sommes allés chercher ce jeune führer, afin qu’il nous soulage. Peut-être est-il un Jésus, il est déjà mieux vêtu que lui, mais prendra-t-il tout le poids sur lui ? Oh oui, je le vois, il nous délivre de notre fardeau, votons simplement pour lui, et il le fera. Je vois que le ÖVP a déjà voté pour lui, ils le veulent comme partenaire. Le ÖVP, ce sont des gens qui croient au Christ et aux valeurs chrétiennes, au cas où vous l’ignoreriez.
C’est ainsi que les choses sont arrivées. Nous avons là rendu un fier service à notre führer, et maintenant il peut renvoyer l’ascenseur, nous rendre les services promis : des allocations-enfants en veux-tu en voilà (mais uniquement pour le premier, pour le deuxième les familles ne percevront plus que la moitié, il faudra qu’il se remplisse le ventre ailleurs, ce petit), des retraites augmentées, des loyers diminués, l’électricité pour rien, les étrangers dehors ou morts ! C’est la fin d’une vie politique faite de disputes, de débats, de discussions, et gage d’ouverture sur la réalité, qui permettait de décider de la défaite ou de la victoire, de l’asservissement ou de la domination, de la valeur du travail ou plutôt de la valeur de ceux qui l’exécutent, qu’il s’agisse du baron du papier et de son passe-temps favori, la tronçonneuse, ou des ouvriers et de leur passe-temps favori, l’élection du sportif de l’année mais non voyons, en réalité ils n’y ont même pas droit, c’est du ressort des journalistes sportifs, ça alors c’est un comble ! Qu’on nous donne autre chose ! Notre Jörg veillera à ce que nous l’obtenions !
Nous faisons tous tantôt ceci, tantôt cela, à chacun son dû, à nous en tout cas plus que nous n’avons jamais eu et qu’importe la chose et son origine, on nous l’a promis, qu’on n’aille pas nous le faucher avant qu’on s’en soit emparé ! Maintenant on va se partager tout ce qui est là, espérons que lorsque nous aurons notre part du gâteau nous serons toujours aussi fringants, aussi joyeux et solides que par le passé. Nous ne vivons donc plus à l’ère du débat contradictoire qui permet de décider de la réalité politique, mais à l’ère du « tout est déjà là », d’un coup, et sans que nous ayons eu à nous battre pour l’avoir ; cela nous est échu, ou plutôt nous l’avons pris et à présent nous permettons au führer de tout faire à notre place. C’est le règne du « tout image » (ils sont si télégéniques, ces « libéraux », et si photogéniques, leur führer peut se permettre de poser à moitié nu, il a fière allure ! Il est super à voir ! Il peut se montrer, non ? Comme nous tous à présent, non que nous ayons expié notre faute, mais parce que nous n’avons jamais été coupables, et si tant est, quelle importance aujourd’hui), c’est l’image qui sert de critère Critère démesuré qui rend caduques la nécessité de garder la mesure et la responsabilité de l’individu.
Plus rien n’est sujet à discussion, car le führer décide, il dispose de ses propres gens, de ses proches collaborateurs sauf de ceux qui sont déjà en prison ou limogés (on écarte toujours très vite les mécontents, nous sommes un parti où règne le principe du chef et fiers de notre Jörg), il dispose de nous et nous dira toujours assez tôt ce qu’il a décidé cette fois-ci, il change de résolution comme de chemise, bientôt il n’aura même plus besoin de dire ce qu’il a décidé, il suffit qu’on vote pour lui et qu’il devienne chancelier, et il nous dira ce que nous avons à faire. En mettant une fois pour toutes un terme au débat contradictoire, il rompt fondamentalement la cohésion entre les hommes, car les hommes ne sont jamais aussi unis que lorsqu’ils prennent ensemble une décision, discutent, ou même s’affrontent. Le principe du chef déchire le monde, et là où la vérité, fatiguée, a voulu s’installer sur un petit banc, une déchirure vient d’apparaître. Et la Lega Nord, les néofascistes italiens, ainsi que Monsieur Stoiber de Bavière trouvent cela très bien, entre gens alpins, on est fait pour s’entendre, nous sommes tous des humains, n’est-ce pas, qu’il se lance, ce Haider, et que nos gens marchent avec lui, regardez donc la télé, les voilà, que voulez-vous qui se passe ? Rien du tout ! Qu’ils entrent dans la couche de la fiancée brune et noire comme la noisette, mais en réalité bronzée par les U.V., il a mérité sa chance, le führer, depuis belle lurette. Que voulez-vous qui se passe ? Rien ne se passera. Et demain M. Stoiber de Bavière dira lui aussi une fois de plus le contraire de ce qu’il a affirmé la veille, quand il s’apercevra que trop de gens sont mécontents de ses propos. Les néofascistes italiens ne se sont jamais démentis, nous voilà déjà en bonne compagnie. Mais nous avons aussi nos cameras à infrarouge, avec lesquelles nous nous précipitons à nos frontières où surgissent ceux que l’on appelle « clandestins », qui font de merveilleuses cibles quand ils sortent du brouillard et apparaissent en direct sur les écrans télé. Et nous avons aussi nos vélos d’appartement qui nous permettent de nous surpasser, pour être en forme le jour où on aura besoin de nous. Et là on leur rentrera dedans, puisqu’il n’y aura plus personne pour nous arrêter, et on leur fera subir mille procédés vexatoires. Mais ensuite, c’est nous qui serons vexés, car tout d’un coup à l’étranger on ne nous apprécie plus à notre juste valeur. Et monsieur Stoiber de Bavière qui hier nous aimait encore, aujourd’hui nous tourne le dos. Pourquoi ? Pourquoi pas. Nous sommes vraiment les derniers des derniers, mais peut-être nous retrouverons-nous bientôt les premiers. Quelle importance.
Il est très difficile d’entrer dans la peau de quelqu’un qui est persécuté. Cela n’implique-t-il pas que l’on ne jouit plus de la faveur du monde qui vous entoure, que l’on est expulsé de tout ? Ceux auxquels on aimerait d’urgence dire quelque chose, n’attendent de vous que le silence. Qu’enfin vous vous taisiez , car vos paroles font mal, paraît-il. Mais à qui ?
Au bout du compte, toujours à celui qui est menacé, mais qui lui-même ne menace jamais personne. Il suffit qu’il dise quelque chose, et le voilà menacé. En fait, il est menacé parce qu’il EST. Ceux qui ne veulent pas permettre qu’un écrivain, qu’une écrivaine prennent la parole, le sauvent ou la sauvent, mais le silence auquel ils les condamnent alors n’a rien d’une contemplation silencieuse qui pourrait être bénéfique à leur oeuvre. Ce silence auquel on veut les réduire - dans le pire des cas la mort, le meurtre, la torture - n’est pas un silence qui apaise quelque chose, un besoin, un désir, peut-être. C’est un silence qui fait éclater en morceaux le monde, si celui qui parle tente de faire une distinction entre lui et le monde, s’il désire créer un nouveau rapprochement entre ces deux termes, ou plus exactement les séparer afin de les définir, s’il veut les expliquer, les préciser. Il tente d’exprimer trés précisément quelque chose, et il se peut que cela lui vaille d’être confronté à quelque chose qui se trouve au-delà de ce qui peut s’exprimer. Et la charnière du monde et de ce qu’il y aurait à dire à son propos il y a la douleur. Et tout ceci ne sert qu’à créer un fossé entre celui qui parle et ceux auxquels il veut parler parce qu’il les sent proches. Mais en haut lieu on ne désire pas qu’il leur parle. Les choses toutefois n’échappent jamais au désir d’être définies avec précision, et celui qui voudrait les nommer, jamais ne renonce à son désir de le faire. Cela ne doit pas être. Tout doit être comme toujours et comme il est prescrit d’en haut.L’écrivain introduit des nuances dans ce qui nous est familier, qui alors cesserait soudain de l’être. Et le persécuté, lui, n’a plus personne à qui se fier, plus de familier. Chacun pouvant être un ennemi. Qui parle sa langue mais refuse que l’autre parle la sienne, or chez un écrivain, la langue entre toujours dans les moindres nuances dont aucune ne peut lui être abri, encore moins d’ailleurs quand l’abri, quand la langue lui sont imposés, qu’on fait bonne garde autour de lui, mais pas au sens de ce "Dieu vous garde" par lequel les gens se saluent dans les Alpes ! Ici, le premier dieu venu peut imposer silence quel-qu’un et ce dieu est souvent qualifié de clément, mais ceux qui l’interprètent sont beaucoup moins cléments que celui au nom duquel ils agissent. Pourquoi, en effet, ne pas nous en tenir, lorsque nous offrons aux persécutés abri et protection, cette formule légèrement vieillotte et bien alpestre : "Dieu vous garde !", mais redonnons lui le sens d’une exclamation qui souhaite la bienvenue à l’arrivant, au lieu de le nier, lui, et surtout sa langue.
À une époque où la xénophobie est de bon ton, qu’en plus elle participe au gouvernement, nous devrions nous proposer, offrir nos services et remplacer cette prétendue protection divine par une modeste recommandation de notre part, nous devrions nous proposer nous-mêmes comme hôtes, accueillir pour un an ou deux tout particulièrement des hôtes qui ne paient pas. Et payer pour eux. Je trouve que ce serait une toute petite compensation pour les horreurs que nous répandons actuellement en Europe.
Vienne, 28 janvier 2000.
(Traduit par Yasmin Hoffmann et Maryvonne Litaize.)
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